Vers une militarisation de la sécurité publique au Mexique ?

Mis en ligne le 19 Déc 2024

Vers une militarisation de la sécurité publique au Mexique ?

Le Mexique est profondément et douloureusement affecté par la puissance croissante des organisations criminelles liées au trafic de stupéfiants. L’ampleur et l’acuité de la menace confronte ce pays et son état à des choix majeurs sinon fondamentaux pour y faire face. En s’appuyant sur la description de la situation sécuritaire du pays, le papier, sous forme d’entretien, s’intéresse au rôle désormais confié aux forces armées mexicaines en matière de sécurité intérieure, et s’interroge sur la notion de militarisation de cette sécurité publique.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Celina Camarena Romero, ” Vers une militarisation de la sécurité publique au Mexique ? »“, Les Jeunes IHEDN, entretien avec Celina Camarena Romero. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site des Jeunes IHEDN.

Entretien avec Celina Camarena Romero, chercheuse et enseignante en sécurité

Les Jeunes IHEDN (LJI) : D’un point de vue international, le Mexique est un pays qui est globalement connu pour ses graves problèmes en matière de sécurité, notamment en lien avec les cartels de la drogue. Pour débuter, pourriez-vous nous décrire brièvement la situation sécuritaire actuelle dans le pays ?

Celina Camarena Romero (CCR) : La première chose qu’il faut affirmer est que le Mexique est un pays dangereux, pas vraiment pour les touristes, mais plutôt pour les Mexicains dans leur vie quotidienne. En effet, le crime organisé est, en réalité, soucieux de préserver cette sécurité dans les zones touristiques qui représentent des opportunités de blanchiment d’argent. Ainsi, cela explique pourquoi les taux de criminalité dans lesdites zones sont très bas. Cependant, d’autres endroits du pays, comme les zones frontalières au nord et au sud, sont extrêmement dangereux. La dangerosité qui règne dans le pays est évidemment liée au crime organisé, aux cartels de la drogue. Le Mexique est donc effectivement perçu, au niveau international, comme un pays ayant de profonds problèmes sécuritaires. D’après l’Institut LISA, les cartels de la drogue mexicains font partie des 6 organisations criminelles les plus violentes et dangereuses au monde. Le Conseil citoyen pour la Sécurité publique et la Justice pénale a établi un classement des 50 villes les plus violentes au monde, parmi lesquelles 38 se trouvent dans le continent américain et 16 sur le territoire mexicain. Or, ces 16 villes mexicaines ne sont pas concentrées dans une seule zone mais sont bien réparties à travers le pays entier dans différents lieux stratégiques pour les diverses activités illicites réalisées par le crime organisé (commerce de la distribution de la drogue ou trafic de personnes, par exemple).

Pour comprendre dans quelle mesure le Mexique est un pays dangereux, il est utile de mentionner certains chiffres officiels, notamment relatifs aux indices de criminalité depuis l’année 2000. Il faut absolument distinguer entre les différents délits commis et ceux qui font l’objet d’une enquête judiciaire. À cet égard, le Secrétariat exécutif du Système national de Sécurité publique est une source intéressante car il recueille le nombre de plaintes que tous les parquets reçoivent. Par conséquent, les chiffres communiqués par cet organisme sont alarmants mais officiels. Entre 2000 et 2024, 473 299 homicides volontaires ont été comptabilisés. Seulement durant le sexennat du président Andrés Manuel López Obrador (2018-2024), le nombre d’homicides volontaires s’élève à 157 517, ce qui donne une moyenne de 72 homicides volontaires par jour sous cette administration. De 2019 à 2024, une moyenne de 2 féminicides par jour ont été commis. Entre 2000 et 2024, 104 357 personnes disparues ont été comptabilisées au Mexique. J’ai souhaité effectuer un comparatif du nombre de personnes disparues sous chaque administration. Ainsi, sous la présidence de Vicente Fox (2000-2006), 928 personnes ont été portées disparues. Sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), ce chiffre s’élève à 17 112. Sous la présidence d’Enrique Peña Nieto (2012-2018), ce sont 32 735 personnes qui ont disparu. Mais sous la présidence d’Andrés Manuel López Obrador, ce chiffre est réellement colossal : 53 515 personnes disparues, ce qui signifie que, en moyenne, 24 personnes disparaissaient chaque jour au Mexique. Par conséquent, la politique sécuritaire était déjà véritablement un échec au Mexique car elle était incapable de garantir les droits à la vie et à l’intégrité physique qui constituent pourtant le noyau dur des droits de l’homme. Toutefois, la politique sécuritaire mise en œuvre par le président López Obrador, qui a tant promis, était bien pire ; à tel point que je dirais même qu’il n’y a pas eu de politique de sécurité publique au Mexique.

LJI : Le Mexique n’est impliqué dans aucun conflit armé international et ne participe pas non plus à des opérations militaires au niveau international, hormis ponctuellement dans le cadre d’opérations de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies en envoyant des Casques bleus. Par conséquent, les besoins en matière de défense stricte sont faibles. Cependant, les effectifs des forces armées mexicaines sont importants et le pays dispose d’un bon matériel militaire. Par ailleurs, il est important de mentionner que les forces armées dépendent de deux ministères distincts : l’armée de Terre et l’armée de l’Air relèvent du ministère de la Défense Nationale, tandis que la Marine dépend du ministère de la Marine.

Pourriez-vous donc nous expliquer quelles sont les principales missions que réalisent au quotidien les forces armées mexicaines ? 

CCR : En réalité, le cadre juridique qui prévoit les fonctions des forces armées n’est malheureusement pas strictement défini ou catégorisé au Mexique. Ainsi, les forces armées mexicaines sont utilisées selon la volonté de l’exécutif. La loi dispose, bien sûr, que les forces armées doivent préserver l’ordre, la sécurité et la défense extérieure. Toutefois, certaines dispositions juridiques assez imprécises permettent une certaine liberté dans la définition des fonctions des forces armées. À cet égard, l’article 1er de la loi organique sur l’armée de Terre et l’armée de l’Air mexicaines prévoit que ces institutions ont pour missions générales de garantir l’intégrité, l’indépendance et la souveraineté du pays, mais aussi de préserver la sécurité intérieure. Nous reparlerons de cette notion de sécurité intérieure qui veut tout et rien dire. Une autre disposition de ladite loi organique indique que les forces armées doivent porter secours à la population en cas de nécessités publiques résultant, par exemple, de catastrophes naturelles ou de conflits internes qui peuvent déstabiliser la sécurité et la défense nationale. Par ailleurs, d’autres articles de cette loi organique disposent que les forces armées peuvent être utilisées pour réaliser des actions civiques et travaux sociaux, selon la volonté du président, comme distribuer des denrées alimentaires. Ainsi, la loi prévoit évidemment que les forces armées soient là pour préserver la sécurité nationale et la défense extérieure mais, en outre, certaines dispositions juridiques prévoient qu’elles puissent être utilisées en fonction des volontés de l’exécutif fédéral. Cela concerne également la Marine mexicaine, pas seulement les armées de Terre et de l’Air.

LJI : Les principales missions confiées aux forces armées mexicaines sont donc davantage liées à la sécurité publique qu’à la défense. Néanmoins, la sécurité publique n’est traditionnellement pas le métier des militaires qui ne sont pas formés pour ce type de missions, ce qui peut les conduire à commettre des fautes graves. Quel est le cadre juridique de l’intervention des militaires dans des missions de sécurité publique ? Ce cadre légal a-t-il été adapté ?

CCR : Le cadre légal qui régule les fonctions de sécurité publique des forces armées est prévu par la Constitution politique des États-Unis du Mexique. Cependant, depuis la réforme constitutionnelle promulguée le 30 septembre dernier, l’article 21 de ladite Constitution ne parle plus des « forces armées » mais de la « Garde Nationale ». La nouvelle rédaction de cet article 21 donne à la Garde Nationale la faculté de mener des enquêtes judiciaires. Ces fonctions d’investigation étaient, avant cette réforme, exclusives au ministère public et aux polices. De plus, la réforme constitutionnelle a expressément inscrit dans la Constitution politique du pays la coresponsabilité et la coordination entre les polices et le ministère public des trois ordres de gouvernement avec la Garde Nationale. Néanmoins, il convient de relever une contradiction juridique importante dans ce même article de la Constitution dans la mesure où il est indiqué que les institutions de sécurité publique sont disciplinées, professionnelles et à caractère civil. Or, ce même article, dans un autre alinéa, dispose que la Garde Nationale est une institution dépendante du ministère de la Défense Nationale dont le personnel est militaire et reçoit une formation policière. Ainsi, la Constitution se contredit car la Garde Nationale n’est pas entièrement une institution à caractère civil.

Par ailleurs, les fonctions de l’armée de Terre, de l’armée de l’Air et de la Marine mexicaine sont régulées par des lois organiques. Or, dans ces lois organiques, il y a à nouveau des dispositions qui permettent, de manière subjective, à ces forces armées d’intervenir dans des matières qui relèvent de la sécurité intérieure. Mais qu’est-ce-que la sécurité intérieure ? La loi sur la sécurité intérieure, dans son article 2, prévoit quelque chose de très subjectif en affirmant que la sécurité intérieure est la condition assurée par l’État mexicain qui permet de sauvegarder la permanence et la continuité de ses ordres de gouvernement et institutions, ainsi que le développement national à travers le maintien de l’ordre constitutionnel. En d’autres termes, la sécurité intérieure est, en réalité, ce que l’exécutif et le législatif veulent ; c’est tout et rien à la fois. Par conséquent, la loi elle-même permet de déployer les forces armées pour préserver la sécurité intérieure qui est une notion floue. Par exemple, ce même article dispose que les forces armées peuvent porter assistance et protection aux entités fédérées et municipalités en cas de risques et de menaces que ces dernières considèrent comme relevant de la sécurité nationale. Il y a donc une très forte part de subjectivité et pas de liste concrète de ce qui relève de la sécurité intérieure. L’article 27 de ladite loi souligne que les forces armées, lorsqu’elles prennent connaissance de la commission d’un délit sur la voie publique, peuvent interpeller l’individu pour le mettre à la disposition des autorités civiles. Cependant, l’emploi du terme « autorités civiles » est trompeur. En effet, ce terme inclut le ministère public, les polices mais aussi la Garde Nationale désormais. Cela signifierait donc que les militaires pourraient interpeller un individu pour le remettre à d’autres militaires, ce qui est délicat du point de vue des droits de l’homme.

LJI : Les forces armées mexicaines sont-elles réellement efficaces dans leurs missions de protection civile et de lutte contre la criminalité organisée ? Quelle opinion ont les citoyens mexicains concernant, d’une part, les forces armées et, d’autre part, les forces de l’ordre à caractère civil ?

CCR : Cette seconde question est intéressante car, en réalité, d’après une enquête nationale qui est publiée tous les ans sur la perception de l’insécurité et la victimation, les autorités qui obtiennent la plus forte approbation des citoyens sont l’armée de Terre, la Marine mexicaine et la Garde Nationale. Cependant, en étant tout à fait objective, je pense que les Mexicains évaluent positivement ces institutions parce qu’ils ne savent pas comment elles fonctionnent de l’intérieur. En outre, ils ont une mauvaise perception des policiers fédéraux, étatiques ou municipaux parce que c’est avec eux qu’ils ont la plus grande proximité. Je pense aussi que cet important niveau d’approbation des forces armées de la part des citoyens peut s’expliquer par le fait que les polices fédérales, étatiques et municipales n’ont pas été capables de résoudre les problèmes de sécurité publique qui touchent au plus près les Mexicains. Ainsi, les forces armées deviennent, en quelque sorte, ce messie qu’ils attendaient pour résoudre les problèmes liés au crime organisé. Néanmoins, comme le montrent les différents chiffres susmentionnés et malgré tout ce discours politique qui prétend qu’elles peuvent résoudre ce type de problèmes, les forces armées et la Garde Nationale ne sont pas non plus efficaces dans ces missions de sécurité intérieure. Il ne faut pas non plus oublier que, historiquement, lorsque les forces armées ont été déployées dans les rues, cela a eu beaucoup de répercussions sur les droits de l’homme.

Par ailleurs, pour revenir sur la question concernant les missions de protection civile des forces armées, c’est précisément ce qui leur permet d’être mis en avant aux yeux des citoyens. À cet égard, le Plan DN-III-E est le cadre juridique qui régit l’intervention des forces armées en cas de catastrophes naturelles comme les ouragans et séismes. Or, c’est précisément dans ce type de situations que les citoyens, totalement désemparés, sont confrontés aux forces armées qui leur viennent en aide, les aident à se déplacer et leur distribuent des denrées alimentaires. Ces missions humanitaires jouent, par conséquent, un rôle important dans la perception positive qu’ont les Mexicains de leurs forces armées alors même que, en matière de sécurité publique, elles ne sont pas efficaces.

 LJI : Pourriez-vous nous expliquer ce qu’implique la récente réforme constitutionnelle concernant la Garde Nationale, essentiellement du point de vue de la question de la militarisation de la sécurité publique au Mexique ?

CCR : Il existe une controverse intellectuelle sur cette question de la militarisation au Mexique. Le Gouvernement fédéral soutient évidemment qu’il ne s’agit pas d’un processus de militarisation car cela supposerait que les forces armées aient pris le pouvoir public. Or, il faut être objectif : le pouvoir public n’est pas entre les mains des forces armées et reste civil. Néanmoins, il y a effectivement une ligne très fine et la question qu’il faut se poser est : jusqu’à quel point va-t-on permettre que les forces armées interviennent dans les matières de sécurité et, plus largement, dans la vie publique du Mexique ? C’est important de nuancer en observant d’autres gouvernements ayant établi historiquement des dictatures (les cas chilien, vénézuélien, cubain) et dans lesquels les militaires ont effectivement pris le pouvoir. En réalité, le Mexique ne connaît pas un réel processus de militarisation mais il y a bien, en revanche, des nuances de militarisation de la sécurité publique en ce sens où des pouvoirs toujours plus forts sont concédés aux forces armées, à travers un contrôle territorial plus important ou encore la gestion des ports et de la douane. Cette réforme constitutionnelle permet juridiquement aux forces armées, à travers la Garde Nationale, d’intervenir en matière de sécurité publique. L’argument qui a été donné pour justifier cette réforme est que ce ne seront pas les militaires eux-mêmes mais bien la Garde Nationale qui remplirait ces missions liées à la sécurité publique. Cependant, environ 85 % du personnel de la Garde Nationale est militaire. Par conséquent, avec cette réforme, une base juridique a effectivement été donnée aux forces armées pour qu’elles puissent légalement participer au maintien de la sécurité dans le pays.

LJI : La première femme élue présidente du Mexique, Claudia Sheinbaum, est entrée en fonction le 1er octobre dernier. Candidate du parti politique Morena créé par Andrés Manuel López Obrador, son prédécesseur, beaucoup estiment qu’il s’agira d’une continuité politique. D’après vous, que va-t-il se passer concernant la sécurité intérieure du pays ?

CCR : Il s’agit effectivement d’une continuité, tout d’abord, parce que le pays reste gouverné par le même parti. Le président López Obrador a beaucoup soutenu Claudia Sheinbaum et l’a même, en quelque sorte, choisie parce qu’il a estimé qu’elle était la candidate qui lui garantissait une fidèle continuité dans les politiques publiques qu’il a mis en œuvre. À cet égard, du point de vue de la sécurité, Claudia Sheinbaum a affirmé que le Gouvernement ne mènerait pas une guerre contre le narcotrafic mais qu’il prolongerait la politique – qui s’est révélée être un échec – définie par le président López Obrador. Or, cette politique menée durant le dernier sexennat est celle des « abrazos y no balazos » (des câlins, pas des balles) qui n’est rien d’autre que la déclaration de la part de l’État mexicain de l’existence d’un pacte avec le crime organisé : l’État laisse les organisations criminelles réaliser impunément leurs activités illicites en fixant une répartition territoriale et reçoit des contreparties financières. Au Mexique, seulement 7 délits sur 100 sont dénoncés parce que les citoyens n’ont pas confiance dans les institutions, et l’impunité est estimée à 99%. Cette politique de collusion entre l’État mexicain et le crime organisé est réellement coûteuse pour le pays car le crime organisé devient de plus en plus puissant et acquiert davantage de contrôle territorial. Les chiffres de la criminalité ne vont assurément pas diminuer avec cette politique sécuritaire et, si jamais une réduction est observable, ce sera le résultat d’une manipulation des chiffres. La situation criminelle au Mexique ne va donc pas s’améliorer dans la mesure où il n’y a pas la mise en place d’une politique sécuritaire qui cherche véritablement à neutraliser le crime organisé. Le ministre de la Sécurité publique, Omar García Harfuch, a, en effet, indiqué que sa politique viserait les causes qui sont à l’origine de la délinquance, par exemple en allouant des ressources financières afin que les enfants aillent à l’école. Néanmoins, rien n’est fait pour empêcher la criminalité organisée d’attendre ces enfants à la sortie de l’école pour les embrigader et s’en servir pour cultiver la marijuana ou, dans le cas des jeunes filles, pour la prostitution et le trafic d’êtres humains. Cette politique est donc vouée à l’échec et ne permettra pas de réduire les chiffres de la délinquance dans le pays car toutes les conditions sont réunies pour que le crime organisé continue à opérer de la manière qu’il le souhaite, comme il l’a fait jusqu’à présent.


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