Un an de guerre en Ukraine : où en sont les Russes ?

Mis en ligne le 14 Mar 2023

Un an de guerre en Ukraine : où en sont les Russes ?

L’invasion en Ukraine ne semble pas susciter de véritables résistances internes en Russie, au sein de l’opinion publique. Le papier s’interroge sur cet état de fait, sur ses racines et ressorts, sur ses conséquences, tant internationales que domestiques. La question clef de la Russie de demain conclut l’analyse menée.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Tatiana Kastoueva-Jean, « Un an de guerre en Ukraine : où en sont les Russes ? », IFRI. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI. Plus d’informations sur les abonnements à la revue Politique étrangère : cliquez ici.

« Nous sommes en guerre et le pays est plongé dans une inconscience totale des événements », juge l’écrivain russe Victor Erofeev[1] dans les mois qui suivent l’invasion de l’Ukraine. En effet, après le premier choc, la majorité des Russes ont continué à vivre comme s’il s’agissait bien d’une « opération militaire spéciale » à portée limitée, à l’instar de l’intervention en Syrie en 2015. La souffrance des Ukrainiens les a laissés largement indifférents[2], ce qui a fini par provoquer la colère, voire la haine, de la nation envahie à l’égard de l’ensemble des Russes.

La déclaration de mobilisation partielle, fin septembre 2022, a davantage secoué la population russe, parce qu’elle touchait directement les familles des hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux. Si cette mobilisation a provoqué la fuite immédiate de centaines de milliers d’hommes à l’étranger, elle n’a pourtant pas non plus marqué un tournant décisif susceptible de déclencher des protestations de masse contre la guerre. Adhésion, peur ou fatalisme, les expressions publiques de mécontentement ont pour l’essentiel dénoncé le caractère chaotique voire arbitraire des mobilisations, ou encore l’absence d’équipement et d’entraînement pour les mobilisés envoyés au front.

La proportion des Russes soutenant l’« opération militaire spéciale » est stable depuis février 2022, variant entre 70 et 80 % selon les sondages[3] – sondages qui doivent cependant être considérés avec précaution, comme dans tout régime autoritaire. Interrogé[4] publiquement ou en privé, nombre de Russes se disent convaincus que la décision initiale de Vladimir Poutine était inévitable, provoquée ou nécessaire. Une partie d’entre eux ne souhaitait pas cette guerre mais, une fois déclenchée, ils estiment qu’ils n’ont d’autre choix que de la remporter pour régler une fois pour toutes le problème de l’Ukraine et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), et éviter des conséquences néfastes pour leur pays.

En Russie, cette guerre ne se traduit pas non plus par une prise de conscience de la nature du pouvoir, de la dégradation profonde de l’état de droit et des libertés, ou de la lourdeur des conséquences prévisibles pour le futur du pays et son positionnement international. Bien au contraire, elle est parfois vécue comme une libération d’une retenue imposée par les apparences démocratiques et libérales, un retour à une samobytnost (authenticité) russe se définissant précisément dans l’opposition à un Occident jugé décadent, perfide et hypocrite.

La guerre amène donc à s’interroger sur les facteurs qui ont préparé le terrain et font qu’elle ne rencontre pas de résistance notable en interne, sur la manière dont les Russes vivent une épreuve qui s’installe dans la durée et sur les évolutions possibles de cette situation. L’Occident, dépité de constater le soutien à la guerre, est tenté de sanctionner les Russes collectivement mais il doit aussi penser sa relation avec eux au-delà de Vladimir Poutine.

Les Russes étaient-ils prêts pour la guerre ?

Tout au long des années post-soviétiques, les sondages[5] confirmaient la perception constante, pour au moins la moitié de l’opinion russe, de l’existence d’une menace militaire directe. Les guerres de Tchétchénie, du Tadjikistan, de Transnistrie, du Haut-Karabagh ont fait des centaines de milliers de victimes – constat qui s’inscrit à l’encontre de l’idée que la chute de l’URSS se serait faite de manière pacifique. Les pics de popularité de Poutine ont coïncidé avec les guerres de Tchétchénie et de Géorgie, l’annexion de la Crimée et l’opération en Syrie. À ses débuts, le régime de Poutine a mis l’accent sur la sécurité, le retour à la stabilité et l’éloignement du risque de désintégration du pays après le chaos des années 1990. À compter de l’annexion de la Crimée en 2014, le retour de la grande puissance russe sur la scène internationale devient le thème dominant.

Les élites politiques russes – vieillissantes et enfermées dans des schémas mentaux façonnés à la fois par la guerre froide et par l’appartenance aux services de sécurit[6] – ont orchestré un verrouillage politique particulièrement flagrant depuis les protestations sociales de 2011-2012. À la différence des Ukrainiens – qui, en dépit des défauts de leur système politique (corruption, oligarchie…), ont connu à l’époque post-soviétique plusieurs changements de pouvoir par voie électorale, le pluralisme politique, la diversité des médias et l’affirmation du poids des régions[7] –, les Russes ont vécu une centralisation à outrance et l’écrasement par l’exécutif de tout autre pôle de pouvoir, ce qui éliminait toute alternative plausible. L’approbation de la réforme constitutionnelle de l’été 2020, dont la mesure phare permet à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu’à 2036, a marqué un point de non-retour dans la soumission des Russes à l’exécutif. Sans nul doute, cette évolution répressive en interne a préparé le terrain à la guerre en Ukraine, en éliminant tout garde-fou.

Le cadre idéologique a été façonné par la sacralisation de la « grande guerre patriotique » au cœur de l’édifice mémoriel russe[8], qui a érigé Staline en personnage historique le plus populaire en Russie. Alors que les répressions staliniennes demeurent peu connues, l’association Mémorial a été fermée par le régime et les questionnements sur l’action de l’État soviétique (comme le pacte Molotov-Ribbentrop) ou de ses agences (comme le KGB) sont prohibés. La situation internationale, surtout depuis l’annexion de la Crimée, a été instrumentalisée par les autorités dans un sens anti- occidental. La propagande a ainsi largement amplifié le ressentiment, pour avoir été injustement traité depuis la fin de la guerre froide, et le désir de revanche – dont témoigne le slogan, devenu populaire, « Nous pouvons le refaire ! », allusion aux troupes russes à Berlin en 1945.

La dénonciation des fragilités démocratiques et de la dégradation morale de l’Occident (mariage homosexuel, enseignement de la « théorie du genre », etc.) constitue le fil rouge de nombreux discours du président russe. Le modèle de Poutine est présenté comme supérieur et devant être défendu contre une influence occidentale destructrice – la défense des valeurs traditionnelles figure explicitement dans la Stratégie de sécurité nationale de juillet 2021. L’idée de la supériorité des Russes sur les plans spirituel, culturel et social est diffusée par la propagande du Kremlin. Le régime affiche de plus en plus des caractéristiques fascisantes[9], tout en prétendant s’ériger en rempart contre les fascismes en Europe. Beaucoup de journalistes, blogueurs et hommes politiques reconnaissent[10] aujourd’hui avoir sous-estimé les effets d’une propagande qui paraissait grossière, ridicule et peu crédible : systématique et durable, elle a pourtant été extrêmement efficace pour « zombifier[11] » profondément une grande partie de la population.

Au-delà de ces tendances visibles et connues, d’autres sont plus diffuses, difficiles à saisir, et certaines ont d’ailleurs une portée qui dépasse la seule Russie, tout en étant particulièrement frappantes dans son cas. Comment l’ancienne société soviétique, athée et glorifiant la science, qui pouvait se prévaloir d’avoir lancé le premier vol habité dans l’espace, a-t-elle pu sombrer dans l’obscurantisme ? L’ouverture d’une chaire de théologie au prestigieux Institut de physique nucléaire, la popularité de la théorie de la Terre plate ou des émissions de voyance à la télévision, la montée des attitudes anti-vaccins, la bénédiction par des prêtres de missiles en partance vers les théâtres de guerre constituent différentes facettes de cette involution. Loin d’être anecdotique, ce mouvement de fond a contribué à imposer le relativisme, à insuffler l’idée qu’il n’est pas de fait avéré ou de vérité absolue – il n’y a que des interprétations différentes – et que les manipulations sont monnaie courante. Ce qui permet aujourd’hui d’affirmer sans sourciller que les exactions de Boutcha ne sont qu’une mise en scène des Ukrainiens et des Occidentaux pour diaboliser les Russes, et que Marioupol a été détruite par des nazis ukrainiens. L’accumulation par les autorités de justifications de leurs actes (« génocide » au Donbass, laboratoires biologiques, avancée de l’OTAN, « nazis » et « drogués » au pouvoir à Kiev…) peut sembler incohérente aux Occidentaux, mais elle permet à chaque Russe d’y piocher « son » argument imparable qui lui permet de rejoindre la majorité conformiste.

Quant à l’Ukraine, elle a, depuis la révolution de Maïdan, occupé une place démesurée sur les chaînes de la télévision fédérale, supplantant même les sujets de politique intérieure. Le pays voisin était constamment dépeint comme dysfonctionnel et instrumentalisé par l’Occident et l’OTAN contre la Russie. La présentation de la révolution de Maïdan de 2014 comme un « coup d’État fasciste » a été le premier pavé du chemin menant à l’opération de février 2022, qui visait la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine. Les politiques de décommunisation, la reconnaissance de l’extermination par la faim (Holodomor) ou encore la réhabilitation de la figure nationaliste de Stepan Bandera ont alimenté la perception de l’Ukraine en tant qu’État dangereux et à la dérive. Le refus des Ukrainiens d’appliquer les accords de Minsk selon l’interprétation russe et l’impossible apaisement dans le Donbass ont confirmé aux yeux des Russes qu’Ukrainiens et Occidentaux ne cherchaient pas vraiment la paix, mais visaient à affaiblir la Russie. Conscient de l’abîme qui se creusait peu à peu, l’Occident n’a réussi ni à rassurer, ni à dissuader le Kremlin. Paradoxalement, l’invasion du 24 février 2022 a constitué pour les Russes à la fois un choc et l’aboutisse- ment logique de cette montée du ressentiment et du revanchisme, accompagnée de la militarisation jusque dans les écoles[12].

Être Russe en temps de guerre

La polarisation, la radicalité des réactions et la variété des stratégies individuelles d’adaptation ou d’évitement dans un contexte de guerre rendent difficiles la généralisation, la quantification des groupes et l’interprétation ferme des sondages. Même à l’intérieur d’un cercle déterminé, par exemple le monde culturel et artistique, les clivages sont flagrants. Si certains artistes ont dénoncé la guerre ou quitté le pays, d’autres se sont mis au service du Kremlin, les deux groupes s’accusant mutuellement de trahir les intérêts nationaux. De manière surprenante, des Russes ayant les mêmes parcours professionnels et issus du même milieu social se sont retrouvés de côtés opposés des barricades politiques. La principale tendance des sondages[13] montre que le soutien à l’« opération militaire spéciale » est moindre parmi les jeunes (59 % parmi les 18-24 ans en décembre 2022) que chez leurs aînés (79 % au même moment), ce qui cause une rupture générationnelle parfois douloureusement vécue dans les familles[14]. Même si les exceptions ne sont pas rares, l’adhésion la moins forte est aussi observée chez les Russes les plus éduqués, vivant en milieu urbain et plutôt aisés, qui utilisent internet comme principale source d’information. C’est aussi parmi eux que la ten- dance à l’émigration est la plus élevée.

On constate néanmoins que le soutien global, tous groupes confondus, est élevé et stable depuis le début de l’opération. Les micros-trottoirs font ressortir une violence insoupçonnée chez des gens ordinaires qui assimilent les éléments de la propagande télévisée. Ils rejettent en bloc les allégations d’atrocités commises par l’armée du « pays vainqueur du fascisme » et croient fermement en l’inéluctable victoire russe. Si des centaines de milliers d’hommes ont fui la mobilisation, d’autres partent au front tout en connaissant les conditions déplorables et les risques qu’ils encourent, parfois même en s’équipant à leurs frais. Certains d’entre eux estiment que c’est là leur devoir d’homme, la pression sociale allant fortement dans ce sens. Pour d’autres, la guerre est un « ascenseur social ». Même avant la guerre, l’armée russe recrutait majoritairement dans les régions périphériques et pauvres. Aujourd’hui, les vidéos publicitaires les ciblent particulièrement en suggérant que la signature de contrats avec l’armée constitue un bon moyen d’améliorer rapidement son niveau de vie et celui de sa famille.

Le Kremlin a donc réussi un tour de force : la guerre est largement acceptée comme un fait auquel il faut s’adapter, et la mobilisation n’est pas devenue un facteur de rupture du contrat social pour la majorité de la population. Il a aussi cherché à renforcer les loyautés en augmentant les salaires des siloviki et en indexant sur l’inflation les retraites et salaires des structures publiques dont dépendent des millions des personnes.

Plus généreux avec les uns, le régime se fait encore plus répressif avec les autres, au point d’afficher de plus en plus de traits totalitaires. Depuis février 2022, environ 20 000 personnes ont été arrêtées pour des actions contre la guerre[15] – des actions qui n’ont pas été assez massives pour menacer le pouvoir. Elles se sont taries après l’adoption de lois prévoyant des peines allant jusqu’à 15 ans de prison pour la propagation de fake news et de propos discréditant l’armée russe. Le simple fait de parler de « guerre » et non d’« opération militaire spéciale » est devenu un acte répréhensible. Les condamnations pour des positions et actes anti-guerre d’opposants connus (Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine…) ainsi que les départs à l’étranger de leaders susceptibles de mobiliser ne serait-ce qu’une partie de la société[16] ont privé les mouvements de protestation de leurs éléments les plus actifs.

Les autorités étendent et durcissent constamment la législation répressive. Toutes les semaines, de nouvelles personnalités (artistes, politologues, activistes, universitaires, historiens, défenseurs des droits de l’homme…) découvrent leurs noms sur les listes d’« agents de l’étranger » publiées par le ministère de la Justice. Début décembre 2022, une loi sur le contrôle des personnes « sous influence étrangère » a été adoptée, sans que cette catégorie soit précisément définie. Les autorités ne se satisfont pas de passivité et d’absence de protestations, elles exigent une démonstration publique de soutien. Ainsi, les recteurs d’universités et des artistes ont été « invités » à signer des contre-pétitions en faveur de l’« opération militaire spéciale ». La délation prospère : on se méfie et parle peu de la guerre hors du cercle intime. Les sondages traduisent un niveau d’angoisse élevé depuis le 24 février, tandis que le taux de consommation de calmants et d’alcool a fortement augmenté en 2022. Beaucoup de Russes se replient sur leur sphère privée et professionnelle – une forme d’« émigration intérieure » bien connue de l’ère soviétique.

Ce qui restait des médias indépendants a été fermé et poussé à se relocaliser à l’étranger. Facebook, Twitter et Instagram ont été déclarés « extrémistes » et bloqués. Les Russes ont pourtant encore accès à des sources alternatives d’information : les VPN permettent de contourner les blocages ; de nouveaux petits médias apparaissent sur des chaînes Telegram ; YouTube, qui héberge plusieurs chaînes de journalistes d’opposition (Dojd, Echo Moskvy…), continue pour l’heure de fonctionner ; et cinq médias d’investigation se sont réunis pour créer l’application SamIzdat. Cependant, les sources de l’opposition prêchent souvent les convertis, peinant à calibrer les messages et à trouver le ton juste pour élargir leurs audiences, et une grande partie des Russes se satisfont du contenu des médias officiels par conformisme et refus d’aller à contre-courant.

Sous la chape de plomb subsistent pourtant des foyers de résistance et d’activisme[17]. Les actions les plus visibles sont des sabotages, tels que les incendies de bureaux d’enrôlement, sans que l’on sache s’il s’agit d’actes isolés ou organisés, ne serait-ce que partiellement, comme le soutiennent[18] de sulfureux opposants à l’étranger. Quelques actes de courage isolés ont frappé les esprits comme les pétitions contre la guerre signées par des conseils municipaux à Moscou et Saint-Pétersbourg, réclamant le départ de Poutine. Certains champs d’action restent tolérés ou passent sous le radar des autorités : des avocats consacrent du temps à la défense de personnes qui fuient la mobilisation, des associations s’organisent pour aider les réfugiés ukrainiens ou les nouveaux émigrés russes à l’étranger, des mouvements féministes s’activent… Les conditions sont néanmoins difficiles. L’émigration des activistes, la désertion des volontaires, la peur de diffuser des informations labellisées « agents de l’étranger » et les difficultés de financement (y compris à cause de l’exclusion des banques russes du système SWIFT) réduisent fortement les capacités.

Des réseaux s’organisent de manière clandestine, avec par exemple des expositions anti-guerre dans des appartements privés. Les livres sur la guerre (Vie et Destin de Vassili Grossman), sur le totalitarisme (1984 de George Orwell) ou sur l’histoire du IIIe Reich et la vie en Allemagne nazie semblent connaître un succès particulier[19]. Les théâtres indépendants jouent des pièces ouvertement ou subtilement anti-guerre à guichets fermés dans les grandes villes[20]. En dépit du risque d’arrestation, plu- sieurs personnes ont déposé des fleurs autour de monuments en rapport avec l’Ukraine après les bombardements à Dnipro. « À l’heure actuelle, les noms moins connus, les connexions horizontales et les initiatives privées jouent un rôle plus important que les organisations non gouverne- mentales classiques ou les leaders politiques », constate un rapport[21] sur la partie de la société russe en résistance. Une telle activité en réseau, non institutionnalisée et à un niveau très local, est en effet plus difficile à mettre au jour et à bloquer. Même si elle a peu de résultats concrets, elle a un double mérite : maintenir des liens rendant supportable cette période d’impuissance pour les personnes socialement actives et engagées, tout en préservant une capacité d’action collective pour l’avenir, si la société civile devait un jour renaître sous un régime politique différent.

Poussées à l’émigration, les différentes factions de l’opposition russe tentent de s’organiser en surmontant de multiples dissensions internes. Ainsi, les équipes d’Alexey Navalny (emprisonné depuis début 2021), de Garry Kasparov et de Dmitri Goudkov se sont-elles accordées sur une plateforme commune incluant le retrait des troupes russes d’Ukraine, la restitution de tous les territoires annexés dont la Crimée, le paiement de réparations et la libération de tous les prisonniers politiques. Elles tentent par ailleurs d’ouvrir un « secrétariat des Russes européens » à Bruxelles pour alerter et développer en Europe le soutien à la société civile russe. Ces leaders sont pourtant conscients que leur influence en Russie s’érode avec l’émigration.

À l’autre bout du spectre, les forces nationalistes critiquent les chefs militaires pour la mollesse de leur action, l’insuffisance des moyens mobilisés, la corruption et les carences du leadership. Outre des personnalités médiatisées très visibles comme Evguéni Prigojine, patron de la milice Wagner, les blogueurs militaires se sont imposés en tant qu’influente nébuleuse[22]. À quelques exceptions de prêtres rebelles peu audibles, l’Église orthodoxe et le patriarche Cyrille ont approuvé cette guerre[23].

Dans les milieux ultra-patriotes, la parole est libérée de toute contrainte : la chaîne Telegram de l’ancien président Dmitri Medvedev en est un exemple particulièrement frappant par sa brutalité et sa vulgarité. L’ennemi ukrainien ainsi que les Occidentaux y sont déshumanisés, leur destruction étant encouragée dans des diatribes télévisées.

On retrouve dans cette guerre l’arbitraire et la violence multiforme qui ont infusé à tous les niveaux de la société russe, un processus bien décrit dans les rapports des défenseurs des droits de l’homme, mais aussi dans de multiples œuvres contemporaines russes. Cette violence s’exprime envers les Ukrainiens mais aussi au sein même de l’armée russe24, sans parler des milices privées. Non seulement ces propos et actes sont impunis, mais ils sont souvent récompensés. Ainsi, les unités accusées par les Ukrainiens et l’Occident d’avoir commis des atrocités à Boutcha ont-elles été décorées par Vladimir Poutine. Evguéni Prigojine réclame des primes et l’effacement des casiers judiciaires pour ses combattants de Wagner, mais aussi des entrées gratuites et sans concours dans les universités les plus prestigieuses de Moscou. De plus, les anciens participants à l’« opération militaire spéciale » sont attendus comme candidats éligibles aux élections régionales de 2023.

Parmi les élites, aucune personnalité connue n’a démissionné, ni même dénoncé publiquement cette guerre. Certains sont partis discrètement à l’étranger, par exemple Anatoli Tchoubaïs, et quelques oligarques, comme Oleg Deripaska, se sont exprimés contre la guerre, sans pourtant mettre en cause directement Vladimir Poutine. Les démissions publiques et médiatisées comme celle du diplomate Boris Boldyrev se comptent sur les doigts d’une main. « La lâcheté, la loyauté et l’impossibilité d’envisager une autre vie hors de la pyramide néo-féodale russe, faite de corruption, d’allégeance et de punitions[24] » expliquent sans doute cet immobilisme, même si la réflexion sur l’avenir de la Russie est déjà engagée chez des élites qui ont en tête les élections présidentielles de 2024.

Quelle Russie pour demain ?

Nul ne sait quand, ni comment, la guerre se terminera, mais elle entache d’ores et déjà l’histoire de la Russie, pèse lourdement sur son présent et hypothèque son avenir. Les pertes démographiques ne sont pas faciles à chiffrer : les jeunes hommes morts au front, dont le nombre est sous- estimé par les autorités, ou ceux qui ont émigré à l’annonce de la mobilisation seront difficilement remplacés par la naturalisation, accélérée en 2022, des ressortissants centrasiatiques ou par l’annexion inachevée des quatre régions ukrainiennes. Plusieurs secteurs économiques ressentent déjà le manque de cadres qualifiés[25]. Les autorités semblent hésiter sur la politique à tenir à l’égard de ceux qui sont partis : certains se réjouissent du départ des éléments les moins fiables politiquement et proposent de punir les « traîtres » par la confiscation de leurs biens en Russie ; d’autres semblent tentés de favoriser les retours en proposant de surseoir aux obligations militaires, mais il n’est pas certain qu’une initiative dans ce sens puisse fonctionner. La logique de l’évolution du régime en temps de guerre devrait rendre le climat politique encore plus irrespirable. La militarisation rampante est en cours dans plusieurs domaines. On entend déjà des appels à renforcer le rôle de l’État non seulement dans l’économie, mais aussi dans la société, à commencer par l’école et l’université[26] – l’endoctrinement (cours de patriotisme) y progresse depuis le début de la guerre avec un succès pour l’heure mitigé.

Le retour à la vie civile des milliers de combattants russes risque de poser des problèmes semblables à ceux qu’a déjà connus la Russie après les guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie. Indicateur inquiétant : pendant les dix premiers mois de 2022, la criminalité avec usage d’armes à feu a augmenté de 30 %, surtout dans les régions frontalières de l’Ukraine[27]. Les sanctions occidentales, qui n’ont pour l’instant qu’un impact limité sur le quotidien du plus grand nombre, ne font que les convaincre de l’hostilité et de la russophobie de l’Occident. L’avenir est plus incertain à moyen terme, avec les conséquences à venir de l’embargo européen sur le pétrole et les produits pétroliers. À plus long terme, la Russie sera plus dépendante technologiquement et financièrement de la Chine, dont le marché énergé- tique n’offre pas les mêmes conditions que les pays européens. Un nouveau « temps des troubles » pourrait se profiler pour la Russie. Des scénarios de désintégration aux conséquences imprévisibles sont de plus en plus évoqués sans pourtant être crédibles, à l’exception de la déstabilisation potentielle d’une région comme la Tchétchénie.

À court terme, rien ne laisse imaginer que la rue pourrait provoquer un changement de pouvoir à Moscou. En revanche, des clivages entre élites et une « révolution de palais » ne peuvent être totalement exclus. Il est possible que le prochain leader russe souhaite arrêter la guerre, tant son coût pour le pays est élevé. Mais il n’est pas certain qu’il ait la volonté d’un « retour à l’Europe », ni le courage de s’atteler aux chantiers titanesques qui préviendraient de nouvelles dérives autoritaires, comme un travail sur la mémoire historique ou la reconstruction d’institutions démocratiques. Des résistances fortes et des mouvements de balancier sont possibles. L’héritage des années Poutine risque d’être vanté par les nostalgiques d’une stabilité et d’une grandeur fantasmées, mais les velléités de construire une autre Russie existent aussi. On les découvrira probablement au moment de l’affaiblissement du régime – et plus nombreuses qu’escompté.

En 2014, les sanctions ont été soigneusement calibrées pour ne pas frapper la population russe. Huit ans plus tard, la Russie a été exclue de plusieurs organisations internationales (Conseil de l’Europe, Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Conseil de l’Arctique, Conseil des États de la mer Baltique, Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale). Certains États européens ont accompagné leur soutien à l’Ukraine d’une posture très hostile vis-à-vis de tous les Russes, fermant leurs frontières à ceux qui fuient la mobilisation et refusant les visas touristiques. Les sanctions contre les sportifs et les artistes russes, l’annulation de manifestations culturelles, la rupture des liens éducatifs et académiques construits pendant les trente dernières années n’ont pas toujours été le fait des États, mais elles ont été vécues par une partie des Russes plus douloureusement que les sanctions économiques, et la propagande les exploite pour confirmer l’hostilité et le désir d’humiliation de la Russie par l’Occident.

Les couches les plus libérales et globalisées de la population russe sont prises en étau : « traîtres nationaux » en Russie et stigmatisées par les Ukrainiens, elles sont aussi les plus touchées par les sanctions occidentales. Si difficile que cela soit politiquement, l’Europe devrait renforcer les actions de soutien aux activistes et aux émigrés, mieux calibrer ses messages à l’attention de la population et avoir une approche plus fine des élites : certains fonctionnaires, technocrates et oligarques ne partagent pas la vision de Vladimir Poutine29. Il s’agit là d’un travail épineux dans l’immédiat, mais potentiellement plus utile que d’isoler l’ensemble des Russes. Il ne faudrait pas que ces derniers ratent le prochain tournant de leur histoire.

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