Le papier propose une plongée au cœur des abysses du crime et de la violence. Face au constat d’une récente recrudescence de la violence, interrompant le cycle de pacification, de civilisation des mœurs, l’auteur s’interroge sur les racines anthropologiques de la criminalité. Il aborde en particulier la question du meurtre, et de son interdiction, en s’appuyant notamment sur les écrits philosophiques et religieux. En explorant et en éclairant ainsi le rapport contradictoire entre civilisation et violence, le papier constitue in fine une entreprise de réflexion plus générale sur la sécurité, part constitutive cardinale du contrat social.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Traduction de courtoisie en langue française. Les références originales de cet article sont : Alain Bauer, « Thou Shalt Not Kill: A Journey into the Depths of Inhumanity », International Journal on Criminology, volume 11, number 2 summer/fall 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IJC.
Longtemps, le fait divers exceptionnel a alimenté les conversations en raison d’une certaine absence de proximité. Aujourd’hui, il est devenu l’expression la plus visible des crimes et délits, des souffrances du quotidien.
Mon précédent ouvrage[1] traitait de la place de la guerre dans la condition humaine, de son grand et éternel retour parmi les passions humaines qui, pour de mauvaises et même de pires raisons, poussent les hommes à la destruction.
Bien sûr, il y a des périodes de paix entre deux guerres. Mais ces espaces, ces armistices, sont-ils tranquilles ? Comment est-il possible de produire en même temps Weimar et sa culture débridée d’une part, et l’ordre nazi d’autre part ?
La violence, la criminalité et la délinquance s’arrêtent-elles jamais ? En dehors du cadre de leur légitimité supposée mais toujours affirmée, à savoir la défense nationale ou la protection des « espaces vitaux », les violences « ordinaires » peuplent le quotidien, plus ou moins discrètement, du moins jusqu’à ce que des éruptions majeures mobilisent l’opinion et obligent à une réaction rapide des gouvernements.
La violence est à la fois fondatrice et destructrice. Elle donne naissance et enterre.
Elle vit dans des cycles et des concomitances, depuis le tout premier conflit pour la nourriture, une grotte ou une caverne, une arme, le feu, un compagnon ou une compagne.
Le crime est sa contrepartie naturelle – la répression, la réponse habituelle. Que la police soit religieuse ou non, le blasphème, le complot politique, l’adultère, l’homicide, le vol, ou tout autre délit que l’inventivité pénale aurait pu créer avant de le faire évoluer, au nom de Dieu, du roi ou de la loi, ont été réprimés. Mais année après année, de guerres en paix successives, le niveau de violence général a diminué et la sensibilité à l’agression a augmenté[2]. Depuis près de vingt ans, Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard, tente, sans grand succès, de démontrer que la violence dans le monde est en déclin. Il pointe le décalage entre ressenti et réalité et explique que l’idée de « décivilisation » a tout du symptôme du contraire : le seuil de tolérance à la violence continuerait à s’abaisser au fur et à mesure que la violence recule.
Cependant, sur un cycle court, depuis les années 2000, le processus de civilisation des mœurs a atteint un palier, voire s’est inversé dans certains cas, nous ramenant à la violence criminelle ordinaire de la vie quotidienne, et non plus seulement à la violence extraordinaire des événements (terrorisme, guerre). Le cumul de ces « petits » crimes et délits, cette « délinquance de masse », dépasse désormais les pics exceptionnels.
Face à une criminalité qui réapparaît dans des territoires que l’on imaginait pacifiés, touchant des populations qui se croyaient préservées et protégées, face à des Etats défaillants ou en déliquescence, face à des crises multiples et cumulatives qui n’en finissent pas, l’attente de sécurité s’est souvent transformée en pulsion de règlement de comptes immédiat.
Emile Durkheim, fondateur de la science criminologique, le rappelait : « Le crime s’observe non seulement dans la plupart des sociétés de telle ou telle espèce, mais dans toutes les sociétés de tous les types. Il n’y a pas de société où le crime n’existe pas. Il change de forme, les actes ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu des hommes qui se sont conduits de manière à attirer sur eux la répression pénale. […] Depuis le début du siècle, les statistiques nous fournissent le moyen de suivre les progrès de la criminalité ; or, elle s’est accrue partout. […] En premier lieu, le crime est normal parce qu’une société qui en est exempte est tout à fait impossible. […] De ce point de vue, les données fondamentales de la criminologie se présentent à nous sous un aspect entièrement nouveau. Contrairement aux idées courantes, le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d’élément parasite, un corps étranger et inassimilable, introduit dans le sein de la société ; il est un agent régulier de la vie sociale »[3].
Nous considérons souvent le sixième commandement comme le premier. Il est dans nos esprits bien plus que dans les textes[4]. « Tu ne tueras point » apparaît dans les deux versions du Décalogue : Exode 20:13 et Deutéronome 5:17.
Après les cinq premiers commandements, qui traitent de la relation verticale entre l’homme et Dieu, le « Tu ne tueras point » ouvre une deuxième série destinée à régir la relation horizontale entre les hommes. Déjà Adam, le premier homme, aurait été enjoint dans le jardin d’Eden d’observer six « lois », dont la troisième interdisait le meurtre (Shefirut Damim) et la sixième l’obligeait à se doter de lois (al Hadinim) et à établir des juges (Dayanim).
L’interdiction du meurtre répond ainsi à l’affirmation de la toute-puissance de Dieu, comme si l’obéissance au divin devait aussi donner naissance à la civilisation humaine. « Tu ne tueras point » figure au frontispice de nos vies civilisées comme une injonction, un vœu et une promesse. Ce commandement ne cesse d’étendre son empire, jusqu’à s’appliquer à l’État lui-même, en temps de paix avec l’abolition de la peine de mort, et en temps de guerre avec les conventions internationales. Il s’étend même au règne animal, que les adeptes de l’antispécisme voudraient soustraire aux lois de la nature pour bénéficier des progrès, souvent pleins de remords, de nos sociétés carnivores.
Malgré ses airs d’absolu, « Tu ne tueras point » n’est pourtant ni le premier ni le dernier mot des législations humaines, qui savent bien que la sécurité est l’art des valeurs relatives. Là où la vie divine est adorable, la vie humaine est respectable, et c’est pourquoi le meurtre est proscrit, comme il l’était aussi dans les sept lois noahides qui préfigurent les dix commandements.
Dans le Premier Testament, cependant, tuer n’est pas totalement proscrit. Selon Frédéric Rognon[5], il serait préférable de traduire l’expression hébraïque « lo tirtsah » par : « Tu n’assassineras pas ». La guerre, la légitime défense et l’exécution judiciaire ne sont pas interdites. Parfois, même le fait de renoncer à tuer constitue un crime grave, comme nous l’apprend l’histoire de Saül, condamné à perdre sa royauté pour avoir imparfaitement exécuté l’ordre d’exterminer Alamek. Le « Tu ne tueras point » est alors compris comme « Tu ne tueras point sans raison », qui se transforme en « Tu n’épargneras point sans raison celui que tu dois tuer », nous plaçant au cœur de cette conditionnalité qui est le ferment de toute législation humaine.
Autre est le saut dans l’absolu annoncé par Jésus, le futur Christ qui, dans le Sermon sur la Montagne, donnera toute son ampleur au commandement : Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis » (Matthieu 5, 43-44). Il tend l’autre joue plutôt que le poing. Il n’offre pas la sécurité, mais l’aventure d’une nouvelle alliance et d’un nouveau testament, réunissant les dernières volontés et prenant tout un peuple à témoin.
Mais ce refus de l’homicide, du meurtre, de l’assassinat, comme de l’adultère, du vol, du faux témoignage et, sur un sujet plus moral, de la convoitise, est sous-tendu par l’affirmation d’une position morale et passe par l’affirmation de l’ordre. Dans le même sermon, Jésus de Nazareth nous rappelle : « Ne croyez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. En vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre disparaissent, pas une seule lettre ou un seul trait de lettre ne disparaîtra de la loi, jusqu’à ce que tout soit arrivé ».
La promesse d’absolu n’est donc pas soustraite à l’édifice plus relatif, progressif et mouvant de l’ordre, inhérent au monde et fondé sur le droit et ses évolutions ; de même que la Nouvelle Alliance, si l’on prend soin de lire les textes, ne nie pas l’ancienne mais s’efforce de la réaliser, l’architecture de sécurité d’une société assurant à chaque époque la continuité entre un ordre et un autre, un régime et un autre, un paradigme et un autre. Elle fait partie de ces « latences » profondes qui permettent à des changements souvent superficiels de combler l’aspiration de l’homme à la nouveauté sans menacer sa survie.
Vue sous cet angle, la sécurité n’est pas le monopole des forces « réactionnaires » ou conservatrices, au service desquelles elle s’emploierait à figer la société. Elle n’est pas non plus le monopole des forces révolutionnaires ou progressistes, qui lui confient volontiers le rôle rêvé de policer l’utopie. Elle est, plus humblement et plus profondément, le cadre de la continuité historique, pas totalement immobile comme le rêvent les réactionnaires, ni totalement malléable comme l’imaginent les révolutionnaires, mais oscillant, comme la vie elle-même, d’époque en époque, entre le plus petit et le plus grand dénominateur commun, ne tenant au fond qu’à sa pérennité dans le temps.
Cioran l’a parfaitement montré dans ses réflexions sur l’utopie[6] : l’âge d’or n’existe pas plus dans le passé des réactionnaires que dans le futur des utopistes, car tous deux s’efforcent de sortir du temps. La sécurité est à proprement parler cette descente dans le temps d’un ordre non plus transcendant, mais immanent, dont l’homme s’efforcerait de devenir à la fois l’auteur et le sujet. En ce sens, elle est une œuvre, sinon la grande œuvre de la civilisation.
La promesse du sermon est donc porteuse de stabilité, donc de sécurité. Mais aussi d’une rupture, que les millénaristes verront, vivront dans le désastre et le rebondissement de chaque époque comme la promesse d’un retour au paradis perdu. Ou comme l’émergence progressive d’une civilisation des mœurs, le long cheminement vers l’humanisation des sociétés archaïques. En effet, dans la civilisation des mœurs, il y a la dimension d’une lente révolution, à l’ombre d’apparentes continuités, et dont les progrès seraient mesurés très précisément à l’aune de la sécurité, qu’elle relève d’un environnement général ou d’un sentiment particulier. Dans ces conditions, il est possible de considérer la sécurité, bien au-delà des questions de prévention et de répression, comme une socialisation au travers de laquelle l’espèce humaine affirmerait sa domination singulière sur la planète.
Cette approche intègre dans une même vision les dimensions conservatrice et révolutionnaire inhérentes à toute stratégie de sécurité, cherchant à maintenir les bons équilibres pour tenter d’extraire la société du chaos. Elle permet également de réfléchir aux cycles qui semblent régir les sociétés humaines, les portant tantôt du chaos à la sécurité dans un mouvement de civilisation, tantôt de la sécurité au chaos dans un mouvement d’abolition des normes du moment, jugées trop conservatrices.
Dans ce perpétuel mouvement de balancier, la question de la sécurité des personnes et des biens joue sur les régimes politiques pour s’imposer comme l’une des rares constantes du discours du pouvoir actuel ou futur : garantir l’ordre.
Quel que soit le cycle historique, civilisation et sécurité sont inextricablement liées, qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ou que l’effritement de l’une entraîne l’effondrement de l’autre. Il n’est donc pas étonnant que la sécurité soit louée ou condamnée dans les mêmes termes que la civilisation : il y a, chez ceux qui méprisent l’« ordre policier », une critique latente de la civilisation, à la préservation de laquelle elle contribue de manière décisive ; et il y a bien, chez les dénonciateurs obsessionnels de l’insécurité, l’angoisse profonde de voir s’effondrer leur civilisation, dont la sécurité forme le squelette.
Il faut donc accepter, au seuil de toute réflexion sur la sécurité, que le point à partir duquel se découvre la voie de la clarification des débats se situe précisément dans le rapport contradictoire entre violence et civilisation, contradiction qu’il faut comprendre pour sortir du chaos ou subir pour y plonger.
Si l’on entreprend de saisir, au travers de cette contradiction, « comme avec une pince », disait Simone Weil, la réalité mouvante et incertaine de la sécurité, alors on pourra discerner les forces psychologiques, sociales, économiques, culturelles et politiques qu’elle met en mouvement et qui la mettent en mouvement. Dans L’Enracinement, son dernier ouvrage[7], la philosophe affirme que « la sécurité est un besoin essentiel de l’âme. La sécurité signifie que l’âme n’est pas sous le poids de la peur ou de la terreur, sauf par l’effet d’un concours de circonstances accidentelles et pour des moments rares et brefs. La peur ou la terreur, en tant qu’états durables de l’âme, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d’un conquérant étranger, ou l’attente d’une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines ».
Il faudra identifier, dans le contrat social, la part de la sécurité, ce à quoi on renonce et ce qu’on gagne en échange de ce renoncement ; comprendre, dans ce qu’on pourrait appeler une politique ou une stratégie de sécurité, ce qui tient à l’injonction du « tu feras » et ce qui tient à l’interdiction du « tu ne feras pas » ; ce qui relève du positif, du négatif et du dépassement dans la dialectique historique ; ce qui relève de la réaction et ce qui relève de la révolution, au sens mécanique comme au sens politique du terme.
C’est en refusant d’abandonner la contradiction dans l’espoir d’un hypothétique et stérile juste milieu que nous pourrons répondre à la question décisive : la sécurité est-elle la civilisation de la violence ou l’éradication de la violence par la civilisation ? En d’autres termes, le besoin de sécurité est-il d’éradiquer, d’intégrer, ou de faire les deux, en désintégrant le pire mais en intégrant le meilleur de cette part de désir inassouvi qui conduit les humains à la violence au risque de la mort ?
Il existerait ainsi une sécurité propre à la civilisation de la violence et une sécurité propre à la civilisation contre la violence ; ou encore, sans que cette opposition recouvre exactement la précédente, une sécurité collective reposant sur une combinaison de justice et de police dont les modalités seraient construites dans le cadre d’un contrat social, et une sécurité individuelle mystérieusement dépendante de l’arbitraire d’une justice imminente.
Et, face à ces quatre ramifications de la sécurité que l’on peut représenter par les quatre fleuves qui partent du jardin d’Eden vers l’extérieur et le monde incertain, il y aurait une insécurité nomade, sans domicile fixe, héritière de la rencontre conflictuelle entre la transhumance humaine et animale d’une part, et l’enceinte protectrice matérialisant les aspirations à la sédentarité d’autre part.
C’est l’esprit humain, confronté à l’instabilité du monde, qui opérera, en se projetant dans l’avenir ou l’ailleurs, une forme de retour à l’unité par la sécurité. Ce serait d’ailleurs le caractère commun de toutes les utopies (qu’elles soient libertaires ou égalitaires). Dans la société parfaite que les rêveurs imaginent, il va de soi que la sécurité règne et qu’une forme d’ordre, qu’il soit immanent dans la société des égaux ou transcendant dans les sociétés plus « construites » de type Fourier, s’impose. En même temps, l’insécurité devient le symptôme le plus évident de la maladie sociale, conséquence de l’inégalité, de la désintégration du pacte social, du dérèglement de la représentation politique.
A une sécurité habitée par le positif mais condamnée à une forme d’invisibilité formelle (sauf quand elle deviendrait « oppressive ») qui rend son existence douteuse répond une insécurité fondamentalement négative mais parfaitement visible et, pour cette raison, évidente. Et cette contradiction est la source d’un « droit à la sécurité » dont l’objet même serait de rendre la sécurité plus tangible que l’insécurité, tout en la rendant insupportable dès lors que l’équilibre entre l’acceptable et le nécessaire est rompu.
Ajoutons immédiatement qu’un tel droit aurait tout d’un devoir et exigerait des citoyens concernés qu’ils s’emparent des conditions de leur sécurité, tant en termes de définition que d’exécution et de contrôle, pour ne plus en être seulement les objets. Nous proposons ici aux lecteurs de s’emparer de ce que nous avons délégué ; de revitaliser l’Etat, qui ne devrait être que la lettre de ce dont nous sommes l’esprit ; de poursuivre inlassablement l’humanisation des humains en toute sécurité ; de redécouvrir la possibilité d’une véritable sécurité, qui doit renaître des cendres mêlées de l’ancienne utopie d’un monde sans coercition et du cauchemar éveillé d’une coercition sans monde.
Vous pouvez retrouver ce texte en anglais et télécharger l’ensemble de l’International Journal on Criminology, volume 11, number 2 summer/fall 2024 en suivant le lien ci-dessous.
References
Par : Alain BAUER
Source : International Journal on Criminology