La guerre en Ukraine souligne la dimension stratégique des liens entre la Tchétchénie de Kadirov et Vladimir Poutine. L’auteur présente ces liens et analyse leurs intérêts et leurs limites pour le Kremlin, tant en termes de politique intérieure qu’internationale.
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Les références exactes de ce texte sont : “La Tchétchénie de Kadyrov : utilité et risques pour Poutine” par Jean-Baptiste RONZON, issu du site de la Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
Alors que Vladimir Poutine poursuit sa guerre en Ukraine, Jean-Baptiste Ronzon, consultant en affaires publiques, rappelle les relations fortes entre le président russe et celui de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, et analyse en quoi ces liens constituent un élément important de la stratégie politique intérieure mais aussi internationale du maître du Kremlin.
Le 26 février 2022, le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov a annoncé l’envoi de 10 000 combattants en Ukraine afin d’appuyer l’offensive lancée par Vladimir Poutine contre son voisin. Quatre jours plus tard, ses soldats ont été déployés sur le territoire ukrainien.
Mais qui est Kadyrov et quels sont ses liens avec le dirigeant russe ?
Ramzan Kadyrov : le bras armé de la diplomatie russe
Nul besoin de ce nouvel épisode pour comprendre que l’influence de Ramzan Kadyrov s’étend bien au-delà du Caucase. En effet, celui qui dirige la Tchétchénie depuis 2007 a un impact considérable sur la politique étrangère russe. Ramzan Kadyrov dispose de trois ressources qu’il met abondamment à disposition de Vladimir Poutine [1] en échange d’une immunité politique pour lui et ses proches collaborateurs : ses relations personnelles avec des hommes politiques du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ; ses forces militaires personnelles dont le récent déploiement en a été la confirmation ; et son influence sur les diasporas tchétchènes très nombreuses au sein de l’Union européenne (UE) notamment (ils seraient entre 15 et 20 000 en France).
Majoritairement utilisé par Poutine dans ses relations avec le monde islamique conservateur, Kadyrov a ainsi organisé de nombreux sommets internationaux sur son territoire et accueilli le Kazakhstan (2007), l’Arabie saoudite (2007, 2009 et 2015), la Libye (2010), la Jordanie (2011) et les Émirats arabes unis (2010, 2011, 2013 et 2016). Il a également rencontré des dirigeants du Moyen-Orient lors de leurs visites en Russie : le dictateur libyen Mouammar Kadhafi (2008), le roi Abdallah II de Jordanie (2014 et 2015), le prince héritier d’Abou Dhabi (2015), le vice-président d’Afghanistan, Abdul Rashid Dostum (2015) et l’émir du Qatar (2016).
Ces liens particuliers avec le monde islamique découlent directement des connexions que son père, Akhmad Kadyrov, entretenait avant son assassinat en mai 2004. Son conseiller d’alors en matière de politique étrangère, Ziyad Sabsabi, est aujourd’hui le principal responsable de la politique étrangère de son fils.
Mais Kadyrov ne se contente pas d’aider politiquement le régime de Vladimir Poutine, il prend aussi part directement aux opérations extérieures de la Russie (il faut rappeler que la Tchétchénie fait partie de la Fédération de Russie et qu’il est naturel que les combattants tchétchènes participent à l’effort de guerre de leur pays). Ainsi, en 2006, les forces tchétchènes sont envoyées en Libye, en 2008 elles participent à la guerre en Géorgie [2], en 2014 elles sont (déjà) déployées en Ukraine [3], puis en Syrie et en Irak où elles prendront part à l’offensive russe avant même qu’elle ne commence officiellement en 2015.
Des interventions qui traduisent les liens forts unissant les deux régimes
Outre cet aspect diplomatique, des liens forts unissent Poutine et Kadyrov en matière de politique intérieure. En effet, le régime de Vladimir Poutine a besoin du soutien populaire pour assurer sa légitimité sans recourir à un appareil répressif. Sa popularité étant en déclin dans les principales villes, le régime doit compter sur les « périphéries », c’est-à-dire les régions rurales et les républiques ethniques [4].
Les républiques musulmanes (dont la Tchétchénie fait partie avec l’Ingouchie, le Daghestan, la Kabardino-Balkarie, le Tatarstan et le Bachkortostan) jouent un rôle clé dans la stabilité électorale du régime [5]. Ainsi, si l’on étudie les résultats des cinq dernières élections présidentielles (entre 2000 et 2018), ainsi que ceux des quatre dernières élections législatives (entre 2003 et 2016), on se rend compte que ces républiques musulmanes votent en moyenne à 84% en faveur de Vladimir Poutine (Dmitri Medvedev en 2008) et de son parti Russie unie [6], et diffèrent ainsi de manière radicale avec le reste du pays. En effet, lors des quatre dernières élections présidentielles, Vladimir Poutine a obtenu en moyenne 88,5% des suffrages exprimés dans ces républiques, contre 67% à l’échelle nationale. Pour les élections législatives, Russie unie y a récolté en moyenne 79,5% des voix, contre 55,86% à l’échelle nationale [7].
Ce soutien, loin d’être démocratique, s’explique par les stratégies mises en œuvre par les dirigeants de ces républiques : fraudes massives lors des élections, pression sur les populations afin qu’elles se déplacent et votent en faveur du régime, etc [8].
Mais leur rôle ne s’arrête pas là. Elles ont également une place stratégique, la Tchétchénie en tête, dans l’institutionnalisation progressive des valeurs conservatrices mises en œuvre par le régime [9]. Comme détaillé par plusieurs articles de l’IFRI [10] op. cit., 2021., l’idéologie de Kadyrov mêle, d’une part, un patriotisme militant faisant l’apologie du président Poutine et des références classiques à la Russie en tant que pays orthodoxe et ethniquement slave et, d’autre part, un islam ultraconservateur inspiré par le puritanisme islamique et un fort anti-occidentalisme. D’une manière générale, l’islam de Russie soutient activement le tournant conservateur du régime : les musulmans du Caucase du nord sont plus nombreux que le reste de la population à s’opposer au financement étranger des ONG nationales qui supervisent les élections ou travaillent sur les questions environnementales, ainsi qu’à exprimer leur antipathie à l’égard des homosexuels [11].
Quels risques pour Vladimir Poutine et la Russie ?
Après deux guerres d’une extrême violence (1994-1996 et 1999-2009)[12], Moscou a progressivement doté la Tchétchénie d’une très large autonomie au point que certains qualifient la république d’« État dans l’État » ou d’« étranger de l’intérieur » [13]. De 2004 à 2015, Kadyrov a progressivement subordonné l’ensemble des groupes armés à son pouvoir personnel, rendant difficile aujourd’hui de savoir si ces forces sont à son service ou bien à celui de l’État russe. Cette ambivalence s’explique par la stratégie mise en place par Moscou en 2004 pour pacifier la république à la fin du deuxième conflit. Kadyrov est alors chargé d’enrôler le plus grand nombre possible « d’hommes en armes »[14](aussi bien des anciens combattants séparatistes que les forces loyales à Moscou) jusqu’à la constitution d’un appareil de sécurité estimé en 2016 à 20 ou 30 000 hommes [15]. La réforme initiée par Vladimir Poutine au début de l’année 2016 afin de regrouper sous tutelle fédérale l’ensemble des forces militarisées du ministère de l’Intérieur est loin de lui avoir permis de reprendre le contrôle total de ces forces, et on ignore actuellement comment elles se comporteraient si Moscou souhaitait se débarrasser de Ramzan Kadyrov ou si des changements devaient intervenir au sein des autorités russes. Il est clair aujourd’hui que l’hyperpersonnalisation de ce système de pouvoir, qui repose sur les très bonnes relations qu’entretiennent Poutine et Kadyrov, fait peser un risque sur le Kremlin ; certains observateurs avançant que le dirigeant tchétchène ne survivrait pas au départ de son mentor et qu’une nouvelle période de violences pourrait alors s’ouvrir.
Cette large autonomie est également politique et institutionnelle. En effet, les violences perpétrées par les kadyrovsty [16] et leurs violations des droits fondamentaux, au regard du droit russe ou international, restent largement impunies. C’est le cas des enlèvements, séquestrations, actes de torture, disparitions et exécutions extrajudiciaires, violences contre les homosexuels[17] (l’homosexualité n’existe pas en Tchétchénie selon Kadyrov[18]), alors que ces actes sont parfois menés sans l’aval de Moscou et servent le chef de la République tchétchène dans ses opérations de répression contre des critiques du régime. Le système judiciaire local ou fédéral adopte, la plupart du temps, une position conciliante avec le régime, rallongeant la durée des procédures et ne prononçant que très rarement des condamnations contre les auteurs de ces faits.
Enfin, la question religieuse est également centrale. Kadyrov a su élaborer une idéologie qui repose sur un islam ultraconservateur, différent de l’islam traditionnel de Russie par ses influences (il serait inspiré à la fois du folklore tchétchène et de la tradition soufie[19]), et son interprétation stricte des normes religieuses et de la charia. Au sein du régime de Grozny, la consommation d’alcool est encadrée, le port du voile est quasiment obligatoire en public pour les femmes, les jeux d’argents sont interdits, la diffusion de musique occidentale est contrôlée et Kadyrov a pris plusieurs fois position pour que les crimes d’honneur[20] ou la polygamie[21] soient autorisés. La radicalisation de certains individus au sein de la population est également prise au sérieux par Moscou, qui s’est servi du conflit irako-syrien pour encourager le départ des djihadistes dès la fin de l’année 2013[22] et dont le retour constitue un défi aussi bien pour Vladimir Poutine que Ramzan Kadyrov.
Qu’attendre de leur coopération en Ukraine ?
Cette coopération entre Moscou et Grozny est de nouveau palpable en Ukraine après l’envoi de troupes par Kadyrov dès le début de l’offensive. Toutefois, on peut s’interroger sur l’efficacité réelle de cette opération. En effet, les kadyrovsty jouissent d’une image qui semble avant tout destinée à alimenter la propagande russe et soutenir la guerre psychologique que mène la Russie à l’Ukraine[23]. Cette image a été construite par les organes de propagande du Kremlin, RT en tête, qui ont exploité les précédents crimes de guerre de ces troupes pour embellir leur létalité et férocité.
Dans la réalité, on peut douter de leur efficacité opérationnelle[24]. Ces troupes semblent mal préparées (de nombreux observateurs ont souligné le manque de praticité évident des uniformes et de l’équipement des kadyrovsty, le noir de leur camouflage n’étant pas adapté au terrain ukrainien) et mal entraînées en raison de leurs fréquentes réorganisations et fragmentations[25] «[26]»[27]. Par ailleurs, elles sont avant tout habituées à lutter contre des cellules d’insurgés tchétchènes et non contre une armée régulière, entraînée et bien équipée. De plus, alors qu’elles auraient été envoyées avec une liste de cibles à viser, des rapports confirmés par le gouvernement ukrainien font état de trois tentatives d’assassinat ratées sur Volodymyr Zelensky[28] ; dans un cas, les forces spéciales tchétchènes seraient à l’origine de la tentative mais auraient été « neutralisées »[29].
Cette guerre de propagande est dangereuse pour les forces tchétchènes elles-mêmes et risque de venir aggraver ses limites opérationnelles. Les premières conséquences d’une telle stratégie sont déjà perceptibles. Ainsi, les photographies diffusées par les forces tchétchènes ont pu servir de renseignement aux forces ukrainiennes. Cela les a notamment aidés à préparer l’embuscade près de Hostomel au cours de laquelle le général tchétchène Tushayev a été tué le 26 février dernier[30].
Conclusion
L’envoi de troupes tchétchènes dès le début de l’offensive russe en Ukraine n’était pas une surprise. Vladimir Poutine a utilisé Ramzan Kadyrov et ses hommes à plusieurs reprises comme bras armé de sa politique étrangère. Leur présence dans le Donbass dès 2014 rendait également cette intervention davantage probable.
Elle met en lumière les liens forts qui unissent les deux régimes mais illustre également la fragilité de cette entente. En effet, l’hyperpersonnalisation de ce système de pouvoir vient seulement gommer les tensions qui existent encore au sein de la société tchétchène. La large autonomie accordée à Kadyrov permet encore de les faire taire, mais pour combien de temps encore ?
Alors que la Syrie avait déjà été le théâtre de règlement de comptes intra-tchétchène, l’Ukraine pourrait aussi le devenir. On estime ainsi que 200 à 300 combattants tchétchènes indépendantistes[31] auraient rejoint les rangs ukrainiens, illustrant de facto le croisement des rhétoriques anticoloniale et islamiste et rappelant que la menace pour la sécurité russe persiste encore aujourd’hui.
References
Par : Jean-Baptiste RONZON
Source : Fondation Jean Jaurès