Stocks stratégiques : mobiliser et immobiliser ?

Mis en ligne le 06 Juin 2023

Stocks stratégiques : mobiliser et immobiliser ?

Le retour de la guerre de haute et de longue intensité en Europe transforme l’équation géopolitique. La question des stocks stratégiques se pose sous un nouveau jour, et invite à définir la nature de ces stocks, leur usage, la façon de les générer comme de les gérer. La problématique plus large de la résilience, militaire sinon nationale, s’inscrit en filigrane de cette analyse, à la fois large et approfondie, proposée par la présente note.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : «Stocks stratégiques : mobiliser et immobiliser ? », par Guillaume Lasconjarias, IHEDN. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site IHEDN.

Novembre 1906 : le moment où les Britanniques lancent le premier cuirassé de l’histoire navale, le HMS Dreadnought, signe le lent remplacement d’une source combustible et le passage à une autre[1]. Le passage du charbon au pétrole porte en soi une révolution autant économique que géopolitique : si la houille était largement présente et exploitée dans les pays européens, il n’en va pas de même pour l’or noir, dont les centres de production ne sont pas les lieux d’exploitation. Derrière les atouts de posséder une marine de guerre au fioul (vitesse, praticité, réduction des personnels), se développent des problématiques en termes de disponibilité de la ressource, de son ravitaillement, des prix et bien évidemment des stocks[2]. Dès lors, il convient de trouver les moyens de sécuriser les approvisionnements : le gouvernement britannique agit sur tous les plans, passant des contrats avec des compagnies privées en leur garantissant une politique d’achat minimum tout en s’assurant d’une participation de l’État dans ces mêmes entreprises par la nomination d’administrateurs. Croisant les intérêts du secteur privé et de la puissance publique, la compétition pour le contrôle des sources d’approvisionnement devient dans ce début du XXe siècle une nécessité autant économique que militaire[3]. La Première Guerre mondiale le démontre avec plus d’acuité encore encore avec la motorisation des armées : en France, les besoins en essence passent de 188 210 tonnes en 1914 à 473 600 en 1918, soit une augmentation de 250 %[4]).

Un siècle plus tard, les nécessités d’organiser un secteur, de garantir la disponibilité d’une ressource, de pouvoir l’employer ou la libérer selon les exigences n’ont pas varié. Penser les stocks interroge le rôle d’une panoplie d’acteurs, étatiques, paraétatiques ou privés, qui selon leur position, cherchent soit à maintenir une forme de paix sociale en limitant les pénuries de biens de consommation essentiels, soit à garantir un dynamisme économique ou une supériorité technologique en ayant à disposition les matières premières. Toutefois, dans un monde globalisé, où les interdépendances se sont multipliées, où la rapidité et les flux de biens et de personnes sont devenus la norme, où l’immobilisation de capital est perçue comme une anomalie, le moindre ralenti a des conséquences lourdes. Le blocage du canal de Suez par le porte-conteneurs Ever Given pendant 6 jours, en mars 2021, aurait coûté pas moins de 54 milliards de dollars au commerce mondial, révélant aussi les fragilités des artères commerciales[5]. Enfin, la pandémie de Covid- 19 a souligné à la fois le besoin pour la puissance publique d’agir sans attendre, et pour cela, de disposer des moyens nécessaires, des protections disponibles et des instruments capables de répondre aux exigences des citoyens.

Dans chaque cas, la réponse traditionnelle pousse à se doter de suffisamment de ressources pour que celles-ci ne fassent pas (ou plus) défaut le moment venu. Qu’il s’agisse de réserves, de la diversification des sources d’approvisionnement, ou de la recherche de produits de substitution, le principe tient à la réduction des dépendances de nos sociétés tout en maintenant leur fonctionnement habituel. Comme l’écrivait déjà un auteur lors du premier choc pétrolier de 1973, entre en jeu la « sensibilité conjuguée de l’économique, du social et du politique ». Il faut à la fois éviter des changements brusques ou les minorer, prendre la juste mesure des implications et des coûts, et s’interroger sur l’acceptabilité des mesures proposées : « Le prix dont un pays est prêt à payer [la défense économique] est en fait celui de son indépendance : une société d’abondance n’en a malheureusement pas suffisamment conscience dans une période de détente »[6].

À l’heure de la guerre d’Ukraine, du renchérissement des ressources énergétiques jusqu’au chantage alimentaire, et sous le spectre d’une compétition globale pour des approvisionnements stratégiques, étudier

la question des stocks stratégiques revient finalement à définir la nature de ces stocks, leur usage, la façon de les gé[né]rer. Dans le domaine militaire, le constat s’élargit avec des armées européennes conscientes de leur faible épaisseur logistique, avec un débat autour des stocks de munitions par exemple et l’incapacité à tenir dans la durée un engagement majeur[7]. De façon générale, le besoin de stocks interroge en filigrane la problématique plus large de la résilience globale d’un pays.

Définition : de l’usage des stocks

Un stock correspond à une quantité de matières (premières ou semi- transformées) et/ou de produits (finis ou en cours de fabrication) qui appartiennent à un acteur public ou privé, à une date donnée et qui sont entreposés dans l’attente de leur utilisation ou de leur vente[8]. Il y a donc l’idée de volumes constitués, régulièrement inventoriés, qui évoluent au fil de leur consommation ou d’un nécessaire réapprovisionnement quand il s’agit d’une ressource périssable. Ce stock devient stratégique quand la nature du produit est telle que son absence, sa limitation ou son insuffisance entraîne des conséquences sur le bon fonctionnement de l’État, de la société, d’un domaine d’activité ou d’une entreprise jugés comme essentiels. La constitution de stocks ayant un triple coût d’immobilisation (capital, gestion, entrepôt), tout n’est donc pas destiné à être stocké.

Les économistes débattent encore sur le rôle que prennent ces stocks dans une économie libérale[9]. Au-delà des strictes raisons de disponibilité, les stocks peuvent s’inscrire dans une stratégie politique autant qu’économique, pour amortir les fluctuations concernant certaines ressources. À l’échelle nationale, ils pondéreraient les effets des crises de sur- comme de sous-production, et d’autre part, permettraient de corriger les prix. On peut donc les concevoir comme des mécanismes d’absorption, parfois sous contrôle étatique ou répondant à la demande d’opérateurs privés qui les constituent pour eux-mêmes.

Si le stock permet de pondérer les effets d’une crise, d’anticiper des renversements de tendances, sa constitution dépend de facteurs multiples, du comportement des marchés à la question de la durée du stockage, des besoins estimés, sans parler des coûts[10]. S’agissant de matières labellisées « stratégiques », on souligne le choix à se concentrer sur ces ressources plutôt que sur d’autres. Choix éminemment politique, comme le souligne un rapport parlementaire de 2016 : « Peut-on ou non se passer de certaines matières premières critiques si elles sont stratégiques ? Est-on prêt à payer le prix fort en cas de pénurie s’il subsiste une offre disponible ? La réponse dépend des circonstances : envisage-t-on une situation de conflit majeur, où l’approvisionnement est brutalement suspendu ? Ou doit-on faire face à des difficultés éventuellement très aiguës sur un marché où l’offre est très inférieure à la demande ? La question est alors de prévoir quelles matières premières sont absolument indispensables à la survie de la Nation »[11].

Cas d’école : les stocks alimentaires, un passé qui redevient présent

Historiquement, les premiers stocks stratégiques sont alimentaires. La sédentarisation des populations, liée à l’agriculture, entraîne la production de récipients de stockage non transportables, la mise en œuvre de techniques de transformation des céréales, la construction d’entrepôts… sans toutefois que cela évite les crises à l’instar de la parabole de Joseph, intendant de Pharaon, et la famine en Égypte[12]. Plus largement, dans des sociétés qui tendent à s’urbaniser, ces stocks sont la condition par laquelle on peut « apporter une stabilité dans la Cité que des ventres vides pourraient compromettre »[13]. Urbanisation et sécurité alimentaire vont donc de pair, s’appuyant sur l’essor des échanges, avec d’une part la constitution de chaînes logistiques toujours plus lointaines et redondantes, et d’autre part le contrôle et la sécurisation de ces mêmes lignes d’approvisionnement – notamment avec des marines marchandes et de guerre. L’interaction entre politique extérieure et intérêts économiques définit dès l’Antiquité, la thalassocratie athénienne comme l’extension de la puissance romaine. Dans le cas romain, en lien avec le contrôle des grains, se met en place une administration dédiée, qui non seulement planifie, achète, vend et distribue, mais prévoit une échelle de peines contre la prévarication et l’augmentation artificielle des prix[14].

Dans des sociétés soumises aux aléas de la disponibilité de l’aliment essentiel, le prix « politique » du pain a longtemps opposé les partisans de l’intervention publique et les défenseurs de la libre entreprise, entre dirigistes et libéraux. Les grands traités d’économie politique aux XVIIe et XVIIIe siècles tournent d’ailleurs autour de la question des grains ; la France prérévolutionnaire traverse ainsi plusieurs épisodes entre mauvaises récoltes, crises de « soudure » – entre la fin de l’hiver et les premières récoltes à la fin du printemps – et les tentatives du pouvoir royal de mettre en place une libéralisation des prix qui ne fonctionne pas, le tout participant des ébullitions conduisant à 1789[15]. Comme par résonance, ailleurs et dans des périodes plus récentes, la stabilité politique passe par la stabilité du prix du pain ; en Égypte, championne du monde de la consommation de pain, nul n’a oublié les « émeutes du pain » de 1977 qui conduisent l’armée à intervenir, ni les slogans scandés par les manifestants qui renversent le régime d’Hosni Moubarak en 2011, au cri de « Pain, liberté, justice sociale ». Doit-on alors s’étonner que l’une des premières réformes mises en place par le général Al-Sissi vise justement à procurer du pain à prix modique à 80 % de la population, au travers un système de carte à puces[16] ?

On pourrait penser qu’en Europe, ces mêmes dispositions aient été démantelées ; si cela reste largement le cas, quelques pays ont conservé une politique de sécurisation de leurs approvisionnements alimentaires. C’est le cas de la Suisse – dépendante par son enclavement d’importations dans ce domaine – qui exige la constitution de stocks privés et prévoit à l’extrême des possibilités de rationnement ou d’optimisation de la production agricole. L’Allemagne a adopté en 2017 une « loi sur la fourniture de denrées alimentaires de base en cas de crise d’approvisionnement et mesures de préparation à une crise de l’approvisionnement », avec un ministère qui suit la gestion des stocks[17].

Un regain d’intérêt plus largement concentré sur le contrôle des grains, leur stock et la gestion de la distribution a accompagné la pandémie de Covid-19 en 2020. Dans une économie mondialisée comme celle des céréales, il n’existe pas de pénurie, mais les lieux de production ne sont pas les lieux de consommation. Les stocks servent alors à une forme de spéculation – les prix à la tonne peuvent varier légèrement.Marché mondial du blé et des céréales, 3 mars 2023(18) Marché mondial du blé et des céréales, 3 mars 2023[18]

Certains pays se lancent à nouveau dans la constitution de réserves – et au premier plan la Chine qui possède 55 % des stocks mondiaux : selon un rapport de l’eurodéputé Éric Andrieu : « La Chine possède 9 mois d’autonomie céréalière après la fin de la campagne, là où l’Europe n’a que 43 jours »[19].

Plus récemment, la guerre d’Ukraine a ravivé le sujet. Les exportations réalisées par la Russie et l’Ukraine – respectivement 1er et 4e exportateurs mondiaux de blé – ayant souffert de la guerre, la hausse des cours aggrave le risque de pénuries, essentiellement dans les pays africains[20]. Arme diplomatique entre les mains de Vladimir Poutine, le chantage à la sécurité alimentaire participe des arguments qui pourraient justifier la levée des sanctions économiques imposées à la Russie quand bien même celles-ci ne concernent pas le secteur agricole[21]. Toutefois, face à ce risque, de nouvelles stratégies se mettent en œuvre, essentiellement dans des pays où la dimension agricole revêt une dimension de sécurité et de stabilité sociale. Fin 2022, en Algérie, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a ainsi lancé un projet de numérisation de la gestion des stocks de céréales en garantissant une visibilité précise et globale sur les quantités à la fois stockées et disponibles sur le marché[22].

Le débat sur la sécurité et l’autonomie alimentaires est donc redevenu une actualité, et l’objet de choix éminemment politiques. Certains en profitent pour faire le jugement de l’ordre économique libéral : « Après la pandémie, la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine confirme ce que nous disions depuis longtemps : le marché qui s’autorégule, cela n’existe pas, et confier la sécurité alimentaire aux marchés est irresponsable. Nous avons besoin d’ouvrir le débat sur les stocks stratégiques alimentaires à l’instar de ce qu’il existe déjà en Europe pour le pétrole ou le gaz. Pour cela, l’UE doit changer sa position à l’OMC pour entamer une révision de règles absurdes qui interdisent de constituer des stocks »[23]. Plus largement, le sujet soulève suffisamment de débats pour que la Cour des comptes ait jugé digne de s’y intéresser : dans son rapport annuel de 2022, elle pointe qu’il n’existe pas en France « de stratégie nationale formalisée de sécurisation des approvisionnements alimentaires, ni de service consacré à cette fonction », en rappelant à la fois l’inadaptation (parfois) entre les demandes des consommateurs et les productions nationales, ainsi que le déséquilibre entre espaces géographiques, les territoires ultramarins étant plus vulnérables[24]. S’en suivent des propositions sur la nécessaire réduction des dépendances et le besoin de cartographier (plus que de constituer) des réserves stratégiques d’aliments et d’intrants.

La politique des matières premières : pétrole et minerais

Ces pistes s’inspirent du seul cadre existant de stockage stratégique : les réserves énergétiques, et plus spécifiquement le pétrole. En France, l’histoire de ces stocks procède d’un tâtonnement. Jusqu’à la fin encore du Premier conflit mondial, le pays s’appuie sur un mélange entre importations et réquisitions, sans anticipation et avec de tels besoins militaires qu’il paraît impossible de créer des réserves. Deux lois dans l’entre-deux-guerres, en 1925 et 1928, obligent les entrepreneurs du domaine à constituer et conserver à tout moment un stock de réserve[25], ce que la loi portant organisation de la Nation en temps de guerre, en 1938, reprécise. Il faut attendre 1944 pour que le sujet redevienne d’actualité, avec la volonté en outre de garantir l’indépendance nationale : l’Institut français du pétrole (IFP) est créé pour développer l’industrie pétrolière avec l’exploration de gisements qui permettent de diminuer les importations. Néanmoins les stocks restent faibles, à la fois du fait d’infrastructures anciennes et d’une augmentation rapide de la consommation.

Une succession de crises géopolitiques pousse les pays à durcir les politiques de stockage. C’est d’abord la crise de Suez en 1956-1957 qui prive les Européens des 2/3 de leurs approvisionnements : il n’est pas étonnant que peu après, en 1959, la notion de « stockage stratégique pétrolier » entre dans le Code de la défense nationale avec une fixation de ses réserves équivalent à 90 jours de consommation. La Communauté européenne embraye sur ce même modèle : elle fixe, en 1968, un régime obligatoire de stocks de pétrole de sécurité afin que les États membres puissent répondre à la demande en cas de crise d’approvisionnement. Enfin, le premier choc pétrolier, en 1973, provoque une réaction des grands pays importateurs qui se réunissent en une Agence internationale de l’énergie (AIE) dont l’une des actions vise justement à se doter de stocks minimums et à se concerter sur une répartition des approvisionnements. Il a cependant fallu attendre 2009 pour que s’opère un rapprochement du système communautaire de celui de l’AIE, en permettant aux États de satisfaire aux obligations européennes sur la base du calcul recommandé par l’AIE pour le niveau de stockage minimum (90 jours d’importation nette), mettant ainsi fin à une double série d’obligations en raison de leur appartenance à l’Union européenne et à l’AIE[26].

Dernière itération, liée à la transformation économique et sociale : la multiplication des distributeurs non liés aux groupes pétroliers historiques, à commencer par les grandes et moyennes surfaces. Ces dernières investissent la vente de carburant, mais sans disposer des moyens de stockage nécessaires… que la loi leur impose pourtant. Se met alors en place à la fin des années 1980 un système encore actuel : l’ensemble des acteurs du monde pétrolier cotisent à la Société anonyme de gestion des stocks de sécurité (SAGESS), contrôlé par le Comité professionnel des stocks stratégiques pétroliers (CPSSP) – un organisme qui dépend de la Direction générale de l’énergie du ministère de la Transition écologique. Le système repose donc sur un triple pilier : sur les opérateurs pour la constitution et la conservation, sur les pouvoirs publics pour le contrôle du système et la possible mise en circulation des stocks, sur un juste maillage du territoire enfin avec 89 sites – dont 8 à proximité des raffineries – pour que ces réserves soient proches des zones de consommation. La libération de ces stocks peut intervenir dans un cadre très précis défini soit par l’AIE, soit par les autorités nationales, en cas de dysfonctionnement exceptionnel des circuits d’approvisionnement pouvant entraîner une pénurie ou un risque de pénurie de produits pétroliers.

Un cas original : la Strategic Petroleum Reserve (SPR)
La pandémie a remis au goût du jour l’intérêt pour des stocks sanitaires, après les scandales ayant émaillé l’actualité internationale sur l’incapacité des États à fournir les équipements de protection individuelle et collective. Le cas des États-Unis paraît encore une fois illustratif avec l’existence du Strategic National Stockpile (SNS) qui dérive de la mise en place, en 1999, du National Pharmaceutical Stockpile. Conçu comme un stock d’urgence de médicaments et de vaccins destinés à faire face à une attaque terroriste ou à une crise sanitaire et placé sous le contrôle du département de la Santé (Department of Health and Human Services), l’ensemble est à la fois réparti sur l’ensemble du territoire fédéral, et stocké sous forme de palettes d’urgence pouvant être expédiées d’un bout à l’autre du pays en moins de 12 heures. Toutefois, et bien qu’elles aient été employées de nombreuses fois depuis 2001, ces ressources ne répondaient pas directement à la typologie de celles attendues pour gérer le Covid, créant une forme d’interrogation sur la gestion de ces stocks et notamment leur reconstitution après chaque crise.
Du côté européen, un texte a été voté par le Parlement en octobre 2022 qui tire les leçons de la pandémie. Intitulé « l’Union de la santé », il augmente le rôle du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC). Il élargit aussi la décision prise en avril 2022 qui mettait en place RescEU, pensée comme une réserve de décontamination collective et une plateforme de stockage des produits de santé essentiels pour lutter contre les crises (masques, respirateurs, produits de réanimation, antiviraux, capsules d’iode, etc.). Cette réserve met en œuvre un principe de solidarité entre pays européens, notamment les plus nécessiteux mais demande dans le même temps à chacun des membres de constituer des stocks nationaux et ces stocks seront vérifiés ensuite par des tests de résistance. Cette communautarisation et ce pilotage directement par la Commission garantissent en théorie une plus grande efficacité et la garantie de pouvoir faire plus et mieux collectivement.

Les mêmes constats ayant conduit à l’élaboration de stocks pétroliers se sont doublés de la mise en place de stocks de matériaux critiques. Le meilleur exemple est états-unien, avec la loi sur la constitution de stocks de matériaux stratégiques et critiques de 1939. Il s’agit alors de poursuivre une réflexion initiale sur les ressources nécessaires à la construction et au développement des armements[27] et cela perdure jusqu’à aujourd’hui. Certes, ces stocks ont largement fondu : si en 1989, la valeur de ces stocks atteignait 9,6 milliards de dollars – plus de 21 milliards en valeur actuelle – les dividendes de la paix ont conduit à une diminution radicale de ces stocks – valorisé à 888 millions de dollars en 2021[28].

La constitution de ces stocks ressort en effet d’une compréhension de son environnement international, et de la réponse qu’on souhaite y apporter. Aux États-Unis, dès le début, un lien est fait avec la sécurité nationale, ce qui explique pourquoi ce National Defense Stockpile (NDS) dépend du ministère de la Défense (DoD)[29]. Au Japon, où le Japan Oil, Gas and Metals National Corporation (JOGMEC) pilote ces stocks, l’idée est d’abord « de rassurer les industriels sur les risques de rupture momentanée des approvisionnements… Les produits stockés sont déterminés en fonction du degré de nécessité pour les industriels et de la présence des risques (éventuellement liés au changement climatique). Le Japon ne raisonne pas en termes de défense nationale, contrairement aux États-Unis, mais la constitution de stocks est un message pour l’extérieur »[30].

Il s’agit d’un triple choix : géopolitique d’abord, par la nécessaire prise en compte de l’environnement international voire du retour de la compétition entre grandes puissances ; stratégique ensuite par la sélection de telle ou telle ressource ; économique enfin par un calcul sur la disponibilité des matériaux, leur consommation par l’industrie, et leur répartition afin de couvrir les besoins militaires et civils. Ce choix conduit le département de la Défense à publier une liste de 50 matériaux quand le Japon n’en retient que 34. Toutefois, de nombreuses incertitudes planent quant à l’utilité et la justification même de ces stocks. Un rapport s’interroge sur la politique du NDS qui se trouve alignée sur les priorités du DoD plus que de l’industrie : cela renvoie aux façons d’anticiper quels matériaux seraient utiles dans le futur pour réaliser à la fois les futurs systèmes d’armes comme les biens de production nationale[31].

Des stocks pour la population ? Le cas des stocks sanitaires
La pandémie a remis au goût du jour l’intérêt pour des stocks sanitaires, après les scandales ayant émaillé l’actualité internationale sur l’incapacité des États à fournir les équipements de protection individuelle et collective. Le cas des États-Unis paraît encore une fois illustratif avec l’existence du Strategic National Stockpile (SNS) qui dérive de la mise en place, en 1999, du National Pharmaceutical Stockpile. Conçu comme un stock d’urgence de médicaments et de vaccins destinés à faire face à une attaque terroriste ou à une crise sanitaire et placé sous le contrôle du département de la Santé (Department of Health and Human Services), l’ensemble est à la fois réparti sur l’ensemble du territoire fédéral, et stocké sous forme de palettes d’urgence pouvant être expédiées d’un bout à l’autre du pays en moins de 12 heures. Toutefois, et bien qu’elles aient été employées de nombreuses fois depuis 2001, ces ressources ne répondaient pas directement à la typologie de celles attendues pour gérer le Covid, créant une forme d’interrogation sur la gestion de ces stocks et notamment leur reconstitution après chaque crise.
Du côté européen, un texte a été voté par le Parlement en octobre 2022 qui tire les leçons de la pandémie. Intitulé « l’Union de la santé », il augmente le rôle du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC). Il élargit aussi la décision prise en avril 2022 qui mettait en place RescEU, pensée comme une réserve de décontamination collective et une plateforme de stockage des produits de santé essentiels pour lutter contre les crises (masques, respirateurs, produits de réanimation, antiviraux, capsules d’iode, etc.). Cette réserve met en œuvre un principe de solidarité entre pays européens, notamment les plus nécessiteux mais demande dans le même temps à chacun des membres de constituer des stocks nationaux et ces stocks seront vérifiés ensuite par des tests de résistance. Cette communautarisation et ce pilotage directement par la Commission garantissent en théorie une plus grande efficacité et la garantie de pouvoir faire plus et mieux collectivement.

Flux, disponibilité, coût : la trilogie des stocks

En aucun cas les stocks ne sont la seule réponse à une crise des ressources, pas plus qu’à une interruption des chaînes d’approvisionnement. La question des volumes entre en ligne de compte, comme d’une façon générale, la nécessité de penser au réapprovisionnement dudit stock – ou à défaut, l’identification d’alternatives, soit sur la nature de la ressource, soit sur sa disponibilité. Autant que la stratégie qui constitue à élaborer des réserves, il s’agit de réfléchir aux coûts induits : achat initial, immobilisation et gestion du stock, règles de libération, tout en songeant à l’efficacité de la stratégie de reconstitution. De fait, l’importance de données fiables, de connaissance de la chaîne de valeur – pour des produits semi-transformés ou transformés – et la prise en compte de la rapidité à pouvoir acheminer telle ou telle ressource deviennent autant d’éléments essentiels à considérer.

Au-delà des ressources stockées se situe la problématique de la gestion : le stock est par essence dynamique, avec l’obligation de penser la nature de ce qui est entreposé. À la différence d’une entreprise, un État qui décide de constituer des stocks envoie un signalement stratégique en direction de sa population, de ses alliés et partenaires, ou de ses compétiteurs. S’agissant souvent d’une réaction plutôt que d’une anticipation, l’achat se fait à des prix plus élevés, tandis que la revente l’est à des prix faibles : « Le coût du stockage est donc un élément essentiel et son financement ne peut relever que d’une décision stratégique en acceptant d’éventuelles pertes financières. »[32] L’exemple de nos voisins offre une piste en lien avec les stocks alimentaires ; le financement de ces stocks est assuré soit par le contribuable (Allemagne, pour un coût estimé à 16 M€ par an) soit par le consommateur (Suisse, avec un coût annuel de 12 francs suisse par consommateur)[33].

En France, le poids repose dans certains cas sur les industriels comme on a pu le voir dans les débats liés à la reconstitution de stocks de médicaments[34] : au-delà de la mobilisation accélérée des laboratoires pharmaceutiques après l’épisode de la Covid-19, il s’est agi à la fois d’obliger le secteur privé à « prévenir et gérer les ruptures de stock des médicaments et des vaccins qu’ils commercialisent et […] prendre toute mesure utile pour prévenir et pallier toute difficulté d’approvisionnement », tout en garantissant que les pouvoirs publics mettent un plan de gestion des pénuries pour chaque médicament d’intérêt thérapeutique majeur. C’est ce partenariat, ou plutôt cette complémentarité qui parait visée, en associant le privé et le public dans une même capacité à remonter en puissance ou du moins à ne pas se retrouver en situation d’urgence.

En conclusion, les stocks stratégiques ne sont ni une nouveauté, ni une panacée. Ils garantissent la possibilité d’amortir une crise, de reconstituer ou reconstruire une capacité (industrielle par exemple) mais ils s’élargissent au-delà de la simple disposition de ressources comptées. Ils forment une double réponse : aux dépendances vis-à-vis de compétiteurs ou de marchés, et dans la recherche de la résilience nationale. Néanmoins, la nécessité de ces stocks, leur volume et les coûts doivent être considérés, comme doit être prise en compte l’impossibilité de tout pouvoir stocker. La qualification même de stratégique mérite qu’on s’y attarde dans l’approche holistique du stockage d’une ressource : l’exemple du gaz, en lien avec la guerre d’Ukraine, offre un exemple frappant. À la suite de l’agression russe, les Européens ont cherché à réorienter rapidement et de façon inédite leurs chaînes d’approvisionnement en gaz. L’UE a alors imposé une obligation légale d’atteindre un taux de stockage minimal[35]. Mais cette décision a fragilisé certains pays (Allemagne, Autriche, République tchèque) qui se sont rendus compte, à cette occasion, qu’ils avaient confié la gestion complète d’une filière (approvisionnement et stockage) aux opérateurs devenus désormais persona non grata[36]. Par répercussion, la défense ou la protection de ces stocks face à des menaces hybrides n’en paraît que plus nécessaire. Parfois, une stratégie de veille et de juste suivi des ressources suffit ; l’UE le met en pratique dans le domaine agricole, en considérant que le continent, excédentaire et exportateur, contribue mieux à la sécurité alimentaire mondiale en n’ayant pas de stocks agricoles spécifiques[37]. Enfin, que penser des formes de « stock immatériel », qui toucheraient moins des réalités physiques ou financières que des compétences, et des savoir-faire dont certains deviennent tout aussi critiques que des matériaux. S’il n’y a de richesse que d’hommes, le capital à préserver est aussi ou avant tout humain ; à l’heure où l’on évoque l’économie de guerre, il n’est pas moins nécessaire de repenser les facteurs de préservation des formations et des filières professionnelles, qui garantissent, dans certains cas, l’autonomie stratégique de l’État.

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