La Russie sort de l’histoire

Mis en ligne le 26 Avr 2024

La Russie sort de l’histoire

Comment comprendre la politique menée depuis vingt ans par l’Union Européenne à l’égard de la Russie ? L’auteur développe tout au long de ce papier la thèse d’une Europe plus habile et plus inspirée que ce qui est traditionnellement perçu et exprimé. Il propose en effet un renversement de regard, tant vis-à-vis de la relation entre l’Europe et les États-Unis, que vis-à-vis de celle entre l’Europe et la Russie. Il appuie notamment son analyse sur la question énergétique et s’interroge sur la partie à la relation bilatérale in fine la plus dépendante aux énergies fossiles. Au bilan donc pour lui, ne serait-ce pas plutôt la Russie que l’Europe qui serait poussée hors de l’histoire ?

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Sylvain Kahn, « La Russie sort de l’histoire », Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

La controverse entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz sur les modalités du soutien de l’Europe à l’Ukraine mobilise les évocations historiques. Scholz serait Daladier, chantre de l’appeasement, lâchement soulagé par les accords de Munich avec Hitler en 1938. Macron serait Churchill en 1939, ou le Prince Guillaume en 1918, c’est-à-dire – c’est selon – un visionnaire conscient du danger ou un somnambule qui mène tout un continent à la guerre par légèreté ou orgueil.

Les Européens ont fait ce qu’ils ont pu, avec ce qu’ils sont

On propose ici de s’écarter de ces analogies pour une lecture plus terre-à-terre, plus terne, plus floue, plus grise : face à la Russie, tout au long des années 2000 et 2010, les Européens ont fait ce qu’ils ont pu avec ce qu’ils sont, et en ayant beaucoup de chats à fouetter. Et ils ont peut-être été plus habiles ou plus inspirés que ce qu’on ressent.

Que sont les Européens ? Ils sont ces pays qui depuis trois générations ont fait un choix radical : ringardiser la guerre comme mode de relation entre eux et comme politique publique pour atteindre des objectifs ou résoudre des problèmes. L’Académie Nobel a tenu à souligner cette immense bifurcation historique en remettant le prix Nobel de la paix en 2012 à l’Union européenne (UE). Un pays qui souhaite rejoindre l’UE sait qu’il postule à une association d’États qui ont laissé tomber la guerre entre eux. Précisons pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : cette communauté devenue Union n’est ni naïve ni pacifiste. L’article 42.7 du traité de Lisbonne, dernière version du traité européen, stipule qu’en cas d’agression d’un des États membres, les autres lui porteront assistance. L’UE dispose d’une politique de défense, d’un état-major européen et d’un service européen d’action étrangère présent dans le monde entier – et même d’un ministre européen pour les politiques de défense et étrangère, volontairement masqué aux yeux des citoyens sous l’acronyme ésotérique de HRVP (High Representative of the Union for Foreign Affairs and Security Policy/Vice-President of the European Commission) ; il s’agit de Josep Borrell qui achève bientôt son mandat de cinq ans.

Tout au long de la guerre froide, les Européens se sont comportés en judokas agiles : détruits éthiquement et matériellement par la guerre de trente ans 1914-1945, lestés par leur incapacité à renoncer sans faire la guerre à leurs conquêtes coloniales pourtant politiquement et moralement indéfendables, les Européens ont convaincu un État partenaire et puissant, mais éloigné d’eux par un océan et 5000 kilomètres, de prendre en charge l’essentiel de leur sécurité et de leur défense dans une alliance militaire inédite. Vous aurez reconnu les États-Unis et l’Otan. À l’encontre de l’un des stéréotypes préférés de la culture politique française, l’alliance transatlantique a, au minimum, autant bénéficié aux Européens qu’aux Américains, et probablement davantage aux premiers qu’aux seconds. Les Américains y ont bien entendu trouvé leur intérêt. Mais les Européens tout autant, et sans doute plus. Dans un ouvrage devenu classique, The European Rescue of the Nation State, l’historien de l’économie Allan Millward a démontré comment les Européens s’étaient appropriés le plan Marshall au service de la restauration de leurs capacités étatiques respectives[1]. Il a aussi démontré que, sans l’aide Marshall, la reconstruction de l’Europe et le rattrapage de son économie aurait eu lieu dans les mêmes proportions, avec seulement deux ou trois années de décalage. Par la suite, nous le savons tous, l’Amérique du Nord est devenue le plus gros débouché des exportations européennes, et l’interdépendance économique caractérise les relations transatlantiques. Le fait qu’aujourd’hui, et depuis deux générations, les Européens se fassent distancer par les Américains (et demain par les Chinois) en termes d’invention et d’innovation s’explique par des causes endogènes à la société européenne, et très secondairement par les pressions de l’État et des entreprises américaines. Idem pour le fait que depuis 2008 l’écart de richesse et de prospérité se creuse à nouveau – à un rythme soutenu – entre les sociétés américaine et européenne.

De même, si l’Europe de la défense est l’Otan, c’est parce que les Européens l’ont voulu depuis 1949 – objectivement, c’est un succès d’avoir convaincu les Américains de rester en Europe pour la défendre contre l’impérialisme soviétique après leur victoire sur le nazisme. Il y eut bien sûr des contreparties à cette réussite, mais bien modestes comparées aux bénéfices pour les Européens de cette alliance. Et si les Européens réalisent aujourd’hui avec inquiétude à quel point leur industrie de défense est fragmentée, leur préférence collective pour l’Otan a eu entre autres fonctions de pérenniser le plus possible leur exceptionnelle diversité d’industries de défense nationales, industries sur le développement duquel les appareils d’États nationaux, les élites nationales et les classes politiques nationales d’Europe veillent jalousement depuis plusieurs siècles. Rendez-vous compte : sur les vingt-cinq premiers exportateurs d’armes mondiaux, dix sont européens ! C’est le signe d’une vitalité et d’un ancrage inouïs. La Belgique est le deuxième exportateur mondial de munitions légères. La Suède, pays neutre durant deux siècles jusqu’en 2024, exporte ses avions de chasse, les Gripen de Saab, dans le monde entier.

Les paris des Européens

Face à la Russie, les Européens ont fait des choix – plus encore : ils ont fait des paris. En politique publique, tous les paris ne sont pas gagnants ; mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont naïfs, lâches ou stupides. Le pari russe des Européens a été le suivant. L’approvisionnement énergétique d’une partie des Européens en énergies fossiles russes était considéré par eux comme une interdépendance : l’État russe ayant autant besoin de ces exportations que plusieurs États membres de l’UE de ces importations, la Russie ne prendrait pas le risque de mener une politique à laquelle s’opposeraient frontalement les Européens. Ses élites finiraient par revenir à une politique moins néo-impériale et plus partenariale, comme sous Eltsine et le premier mandat de Poutine, car c’était, objectivement, leur intérêt. Le gaz bon marché permettait aux Européens d’une part de minimiser les efforts à fournir pour maintenir la compétitivité de leur industrie et, d’autre part, de donner corps à leur grand objectif de transition énergétique et de diminution volontariste de leurs émissions de gaz à effet de serre. Le gaz naturel abondant et bon marché permettait la transition en douceur, première étape de la transition énergétique vers une économie décarbonée.

Aussi les Européens n’ont-ils pas en 2014 modifié leur choix de s’approvisionner fortement en gaz russe, bien au contraire. La politique russe des Européens dans leur ensemble visait à contenir l’ingérence et l’influence de l’État russe dans les pays ayant appartenu à l’URSS, à limiter les tentatives de l’État russe de fausser la vie politique démocratique des États de l’UE par la corruption, la manipulation de l’information et des données et aussi la convergence idéologique, et à accroître l’interdépendance économique entre l’Europe et la Russie. C’est le sens non seulement des achats de gaz, de pétrole et même de charbon russes, mais aussi des accords d’association passés entre l’UE et l’Ukraine en dépit de l’immense pression exercée par la Russie pour les faire capoter, au point, à partir de 2014, d’annexer la Crimée et d’envahir le Donbass en y fomentant des sécessions territoriales comme en Géorgie dans les années 2000. Peu après 2014, c’est dans cet esprit que l’UE s’était impliquée dans une médiation – le processus de Minsk[2] – entre les États ukrainien et russe. Face aux « conflits gelés » dans l’espace dit post-soviétique, les Européens déployaient leur « politique de voisinage » dans le but de contrebalancer la politique russe de déstabilisation des institutions démocratiques non seulement en Ukraine, mais en Géorgie, en Moldavie, en Arménie, et de proposer aux sociétés de ces pays une alternative au projet russe de mettre leur État sous influence.

Les Européens n’étaient pas satisfaits de la situation. Mais ils faisaient avec. Et ils n’imaginaient pas que Poutine lancerait l’armée russe dans l’invasion et la conquête de l’Ukraine.

C’était un pari sur le temps long. Un pari qui s’expliquait aussi par le fait que les relations avec la Russie et les politiques de l’État russe étaient l’un des problèmes parmi plusieurs autres de grande importance et tout aussi compliqués sur lesquels devaient agir au même moment les Européens : la crise économique et la crise de la zone euro induites par la crise des dettes souveraines ; l’attraction migratoire ; les attentats islamistes à l’intérieur, et l’expansion de Daesh à l’extérieur ; le Brexit ; la pandémie de Covid-19. Ce pari était aussi le point d’équilibre entre une pluralité de représentations sur la Russie : le pacifisme du SPD allemand, l’hyperlucidité du PiS polonais et des Premières ministres estoniennes et finlandaises Kallas et Marin, l’archidépendance aux hydrocarbures russes de la Hongrie et de la Bulgarie, l’addiction de l’industrie allemande à ceux-ci entre autres par le choix allemand de renoncer à l’énergie nucléaire et le choix européen de renoncer au charbon, le choix de l’UE de compter sur l’armée russe d’une part et sur les combattants kurdes d’autre part pour vaincre Daesh en Syrie ; etc. Il fallait aussi compter avec les idiots utiles du poutinisme en Europe qui, pour être minoritaires, n’étaient pas marginaux dans les parlements des États membres au point, parfois, d’appartenir à des coalitions gouvernementales.

Le but de cette politique russe de l’UE était de circonscrire dans les limites qui lui paraissaient tolérables le pouvoir de nuisance russe. Ces limites, c’était l’enclave de Kaliningrad située sur la Baltique dans l’UE entre la Pologne et la Lituanie, où la Russie entretient une importante force nucléaire et une flotte de sous-marins ; la violation récurrente par la Russie des espaces maritime, aérien et cyber des États membres de l’UE du nord-est de la mer Baltique ; la diffusion, au nom du pluralisme et de la liberté d’opinion dans l’UE, de chaînes de télévision dédiées au point de vue de l’État russe dans plusieurs pays d’Europe : RT et Spoutnik.

La place de plus en plus importante prise par les fossiles russes dans le mix énergétique européen tout au long des années 2000 et 2010 a-t-elle empêché les Européens de voir que l’impérialisme et le colonialisme russe se reconstituaient ? Cette addiction a-t-elle été perçue à tort par les Européens comme une interdépendance réciproque qui allait en retour rendre déraisonnable l’impérialisme russe, le faire apparaître bien plus coûteux que cette diplomatie du gaz, et donc le ramollir, voire l’anesthésier ? Peut-être… Toujours est-il que, depuis 2014, il s’agissait d’arrimer l’Ukraine à l’UE tout en maintenant sur la Russie une pression (par des sanctions ciblées et mesurées) dans l’attente et l’espoir de sa démocratisation et d’un renoncement à sa politique du fait accompli.

Et si la dépendance aux énergies fossiles était d’abord un problème pour les Russes ?

La tentative d’invasion de la totalité de l’Ukraine en février 2022 frappe-t-elle cette politique de nullité ? Si l’on prend en compte tous ces paramètres et l’ensemble du tableau européen, ce pari était loin d’être déconnecté de la réalité. Car la politique souverainiste et de puissance de la Russie ne masquait pas que la Russie est devenue un pays rentier, à la merci de ses exportations d’énergies fossiles dont il est très dépendant, dont le poids économique ne dépasse plus celui de l’Espagne, qui perd des habitants chaque année, et dont le régime politique a une structure de plus en plus mafieuse et une base sociale de plus en plus friable.

À cette aune, les Européens ont peut-être mis à profit bien plus qu’on ne le croit leur importante consommation de fossiles russes. L’État russe comptait sur cette addiction pour diviser les Européens en les subjuguant par des relations de dépendance bilatérales qui anesthésiraient leur velléité d’un marché européen de l’énergie intégré et autonome. C’est pourtant le contraire qui s’est passé. Gilles Lepesant montre comment, « en privilégiant la mise en place d’un marché transparent et fondé sur la libre concurrence dans les États membres et dans les pays du voisinage oriental, et une intégration croissante entre les marchés nationaux grâce à la multiplication des interconnections, l’Union européenne contrecarre depuis les années 1990 les efforts de la Russie pour jouer des divisions entre États membres et pour s’assurer le contrôle des infrastructures »[3].

Pendant ce temps, la Russie ne s’est jamais donné les moyens de diversifier significativement ses marchés et de se passer des Européens. On le voit bien aujourd’hui : la Russie n’est pas du tout en mesure de compenser par des exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) le gaz qu’elle ne vend plus par pipeline aux Européens ; or elle n’a pas mis à profit les vingt années écoulées pour diversifier sérieusement son réseau de gazoducs. Quant à son pétrole, la Russie a substitué à ses clients européens d’autres pays, mais à des prix significativement plus bas, en raison notamment du plafonnement imposé par les pays du G7 et l’UE.

La réaction à la fois très ferme et très véloce des Européens dès février 2022 – soutenir l’Ukraine agressée ; sanctionner l’État russe agresseur ; se sevrer des fossiles russes – le démontre par l’absurde : dans les faits, les Européens n’étaient pas dépendants à l’énergie russe ; ils ont utilisé cette énergie relativement bon marché comme une opportunité pour faciliter la mise en œuvre de plusieurs de leur priorités – dont la transition – et comme point d’équilibre entre des situations et des traditions nationales très diverses, et ce dans un moment compliqué de problèmes à résoudre tous azimuts sur des registres très variés. Dans ce contexte, la politique de voisinage était plutôt un succès, tandis que les Européens parvenaient lentement mais sûrement à construire une politique énergétique européenne par le marché. Projetons-nous : si on prolonge ces deux tendances d’avant février 2022 sur quinze ans, l’Europe, en pleine transition énergétique, forte d’un espace européen de l’énergie à la fois intégré et connecté à un nombre incroyablement diversifié de pays producteurs d’énergie de tout format et de tout type, polarise et arrime toujours plus les pays du continent que rebute le projet géopolitique russe fondé sur la violence, la domination, l’absence de pluralisme et de liberté de choisir.

Si on suit cette hypothèse, la politique russe de l’Europe d’avant 2022 n’a été ni naïve ni aveugle. Certes sans panache et d’aspect désordonné, comme toujours polyphonique et sans stentor pour la porter, cette politique de l’UE, en l’occurrence cette politique russe de l’UE, érodait la situation de la Russie. Face à l’Europe, la Russie n’engrangeait pas de gains à moyen terme ni à long terme. Pire, la vision politique et géopolitique du régime de Poutine risquait de plus en plus de se dévoiler pour ce qu’elle est : vieillie, incapable de comprendre le monde actuel et d’inventer une nouvelle grammaire géopolitique adaptée aux réalités et susceptible de rendre la Russie attractive et polarisante. On dit que la Russie s’est crue autorisée à envahir l’Ukraine car ses dirigeants percevaient l’Europe comme dépendante, molle, faible, désunie et à courte vue. Demandons-nous plutôt si, de Wagner en Centrafrique à Marioupol et Boutcha, le militarisme prédateur russe ne serait pas une fuite en avant viriliste ; si l’impérialisme russe actuel ne serait pas surtout une politique d’agression et de violence, dans une réaction sans imagination et vouée à l’échec au constat que, depuis un quart de siècle, l’influence de l’État russe ne cesse de reculer en Europe et que, en persistant ainsi dans le rapport de force, la dévotion aux matières premières et la paranoïa et la violence d’État, c’est la Russie qui pourrait bien sortir de l’Histoire. Pas les Européens, ni les Ukrainiens.

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