La volonté française de renforcer sa capacité d’anticipation stratégique invite à se pencher sur le rôle du facteur temps dans le cycle du renseignement. D’après Xavier Raufer, la recherche d’efficacité et d’immédiateté réduit notre perception du champ des possibles, diminuant ainsi la capacité de la prévision stratégique à s’affirmer comme un instrument pertinent d’aide à la décision.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM. Les références originales de cet article sont : « Renseignement et temporalité : mauvais ménage, conséquences cruelles » par Xavier Raufer, publié en avril 2020 et disponible sur Conflits. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la revue Conflits.
En 2008, pour la première fois, le Livre Blanc de la défense assignait explicitement un rôle stratégique plein à la fonction “connaissance-anticipation” (chapitre 8 du Livre Blanc, connaître et anticiper) : “Face aux incertitudes qui pèsent sur les quinze ans à venir… le développement de la connaissance et des capacités d’anticipation est notre première ligne de défense. Il doit faire l’objet d’un effort significatif et prioritaire”.
L’idée était alors fort judicieuse car la “société de l’Information”, qui formate toujours plus le monde développé, est celle de l’éphémère, de la mobilité constante et du provisoire permanent. Une société qui toujours plus, assigne à tous le très court terme, voire l’immédiateté, comme sa norme temporelle.
Temporel : voici le grand mot lâché, dont la prise en compte est en effet cruciale pour éviter cette guerre de retard qui obsède tout stratège.
Fonçant vers un avenir obscur, la société humaine aura donc toujours plus besoin de prévision – de vigies. Ainsi, aujourd’hui :
- Tout spécialiste vrai doit forcément devenir prévisionniste,
- Toute stratégie doit obligatoirement intégrer une cruciale “phase amont”,
- L’essentiel est de savoir devancer : l’expert est donc inévitablement un devancier.
Au premier chef bien sûr, cela vaut pour la défense nationale ; la “phase amont” consistant ici à détecter, le plus vite et le mieux possible, tout danger ou menace. Pour cela, il faut et il suffit de :
- Voir clair, en échappant à l’aveuglement, que le grand sociologue allemand Ulrich Beck définit ainsi dans son prescient ouvrage La société du risque “Ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne voulons pas, change le monde de façon toujours plus visible et inquiétante”.
De cette collective infirmité, un exemple. Le 23 août 1996, le quotidien arabe londonien al-Quds al-Arabi, tiré à 50 000 exemplaires et toujours publié aujourd’hui, publie un manifeste de 25 feuillets, au titre sans ambiguïté : “Déclaration de guerre aux Américains occupant la Terre des deux Lieux Saints”. Sous-titre : “Message d’Oussama ben Laden à ses frères en islam du monde entier, d’abord ceux de la péninsule arabique”. Le texte prédit que “les moudjahidines tueront les Américains comme des chiens”. L’esprit aux vacances, Washington ricane – et le paie cher, ensuite, par les pires attaques terroristes de son histoire, sur son propre sol.
À voir tôt, donc à temps – la temporalité, bien sûr.
Mais si le Livre Blanc de 2008 tient à juste titre l’anticipation pour cruciale, il a tort de vouloir confier cette nouvelle fonction à l’appareil français de renseignement – tel qu’il est alors conçu et sans modification profonde.
Résultat : s’agissant du crucial horizon de 24 à 36 mois, hors incantations creuses, l’anticipation, en 2019, reste quasiment au point mort depuis 2008. Pris comme tout un chacun dans la quotidienne bousculade temporelle et inadaptés à cette nouvelle fonction, les services spéciaux français ne savent pas plus efficacement pré-dire aujourd’hui, qu’auparavant.
Voici pourquoi.
Tort initial du Livre Blanc : avoir négligé le facteur temps qui fonde l’anticipation – cela, et immensément plus encore : dès 1927 en effet, avec la parution d’Être et Temps, on apprend – on l’on devrait apprendre – que “Le temps est l’horizon de toute compréhension de l’être” (Martin Heidegger, MH).
Mais pour l’humanité, le temps ne va pas de soi, loin de là. Car si l’espace et le temps structurent également notre univers, l’homme, familier de l’un (l’espace), évite l’autre (le temps), comme la peste. Il s’oriente avec aisance dans l’espace terrestre (fini) dès l’enfance, lit sans problème des cartes ; l’école, lui enseigne la géographie : ici, tout va bien.
Le temps (infini) est à l’inverse peu accessible à l’esprit humain ; car celui qui y songe en a bien une, de fin – et cette désagréable réflexion le renvoie à ce qu’il rejette d’instinct toute sa vie : l’idée de sa propre mort.
De cet oubli initial, découle l’occultation de la cruciale phase amont, celle de l’émergent, du “pré” : pré-voir, pré-parer, pré-venir. Phase qui forcément, concerne le futur, donc le temps. Ce que la phénoménologie, nomme “précompréhension”, ou “champ préalable d’inspection”[1].
Là-dessus, les grands textes stratégiques comme le Libre Blanc glissent sans insister, tiennent ce facteur temps pour acquis, le négligent ou l’oublient – pour se ruer sur un sujet bien plus exaltant, celui des restructurations bureaucratiques, domaine d’excellence du haut fonctionnaire.
Cette difficulté à anticiper, ici, de complexes mouvements stratégiques internationaux, est-elle définitive ? Non : cette prévision stratégique reste possible, à condition de partir de concepts et principes bien choisis.
- PRINCIPE N°1 – savoir ce qu’on recherche. Clairement, l’anticipation stratégique doit rechercher ce qui est redoutable et imminent ; le danger prochain : bientôt, nous serons frappés, un drame adviendra. La langue philosophique dit : “ce qui n’est pas dans une proximité dominable, mais fait approche” ; on dit aussi : le domaine de l’inquiétant. Or ce non-familier (das un-geheure), la phénoménologie le définit fort précisément en quelques lignes à méditer pleinement, car chaque mot y pèse lourd : c’est “le simple, l’inapparent, qui ne donne nulle prise à la volonté et se dérobe à tous les artifices du calcul, déborde tout plan… ne se laisse pas expliquer par le familier… et diffère absolument de ce qui est simplement inhabituel” (MH, Parménide, Gallimard, 2011).
- PRINCIPE N°2 – surtout, éviter l’hypnotisme du seul calculable, des ordinateurs et algorithmes ; car mobiliser (si même, cela se peut) tout ce que l’on peut compter et mesurer sur terre, ne permet nullement d’anticiper ce qui – justement – concerne la matière stratégique : l’inconnu-inconnu ; ce qu’à l’instant T., le stratège ignore même qu’il ne sait pas ; ce qu’il n’imagine pas, ce dont il ne se méfie pas – et qui provoquera ensuite un vrai choc stratégique.
Partant ce ces principes : précompréhension… domaine de l’inquiétant… la prévision stratégique peut projeter la pensée vers l’avant, réduire l’incertitude et devenir ainsi un utile instrument d’aide à la décision.
Plus le renseignement s’obnubile sur le seul calculable, plus il peine à anticiper, à pré-voir. Exemple ; le renseignement des États-Unis, malgré son budget (officiel) de 80 milliards de dollars par an[2]. Motif : paresse intellectuelle engendrée par la fascination numérique ; on se borne à prolonger les courbes ; ce qui valait hier, vaudra aussi demain. Selon une commission spéciale du Congrès et plusieurs études officielles, voici les “loupés” de l’intelligence community américaine, ce qu’elle a omis de pré-voir depuis la décennie 1950 :
Décennie 1950
- (Juin 1950) : invasion de la Corée du sud par Pyongyang,
- (Novembre 1950) : intervention de la R. P. de Chine dans la guerre de Corée.
Décennie 1960
- (1962-1963) : rupture sino-soviétique,
- (Août 1968) : invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS,
- (Septembre 1969) : putsch de Kadhafi en Libye.
Décennie 1970
- (Octobre 1973) : attaque arabe contre Israël,
- (1978-79) : révolution islamique en Iran,
- (Décembre 1979) : invasion de l’Afghanistan par l’URSS.
Décennie 1980
- (1989-90) : effondrement de l’URSS.
Décennie 1990
- (Août 1990) : Invasion du Koweït par l’Irak,
- (Avril-juillet 1994) : génocide au Rwanda,
- (Mai 1998) : essais nucléaires de l’Inde.
Décennie 2000
- (11 septembre 2001) : attaques aériennes, New York et Washington.
Décennie 2010
- (Décembre 2011) : mort de Kim Jong-Il (Corée du nord),
- (Décembre 2011-février 2011) : “printemps arabe”,
- (Juillet 2013) : putsch du général égyptien al-Sissi,
- (Été 2015) : migration immense vers l’Europe, depuis la Turquie,
- (Fin 2015) : massive intervention russe en Syrie.
References
Par : Xavier RAUFER
Source : Conflits