Alors que l’Europe décroche de son statut de « géant » sur les plans économique, scientifique, et reste un « nain » sur le plan stratégique, l’heure du sursaut sonne de façon de plus en plus stridente. Le papier souligne les axes qui doivent désormais guider l’action de l’Union pour espérer encore compter sur la scène internationale et restaurer la confiance intérieure. L’auteur s’intéresse en particulier à la double question du comment lutter contre les défiances publiques et (re)devenir un carrefour scientifique et diplomatique.
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Les références originales de cet article sont : Paul Boucher, « Réinventer l’Europe : science, démocratie et stratégie pour relever les défis de long terme », Synopia, note °29, novembre 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Synopia.
À l’heure où les BRICS et les États-Unis renforcent leur influence mondiale, la France et l’Europe sont confrontées à une série de crises économiques, géopolitiques et sociales, mettant en lumière une stagnation politique préoccupante et une érosion progressive de leur capacité d’action. Les stratégies européennes souffrent d’un court-termisme exacerbé, ainsi que de divisions internes qui entravent l’adoption de politiques cohérentes à long terme.
Certains pays européens ont tenté de développer des visions stratégiques durables, mais ces initiatives se heurtent souvent aux divergences idéologiques et à des oppositions internes au sein de l’Union européenne. Cette fragmentation affaiblit la capacité collective de l’UE à adopter des politiques cohérentes et pérennes. Ces efforts, bien qu’ambitieux, restent limités et sont souvent compromis par des revers internes ou des échecs dans leur mise en œuvre à long terme.
L’Europe de l’Est, par exemple, s’est structurée autour du groupe de Visegrad et de l’initiative des Trois Mers, cherchant à accroître son influence tout en adoptant des positions distinctes de l’Europe occidentale. L’Allemagne, sous Angela Merkel, a incarné la stabilité économique et politique, mais ce modèle s’est parfois imposé au détriment des autres membres de l’UE, notamment par le recours à un dumping social étendu. L’Espagne a consolidé ses relations géopolitiques avec le Maroc, renforçant ainsi sa position internationale mais en défiant directement certains intérêts français. Le Portugal, pour sa part, a opté pour une approche plus autonome en misant sur son réseau lusophone pour affirmer ses priorités géopolitiques au grand large.
Ces exemples soulignent une tendance où les États privilégient leurs intérêts nationaux au détriment d’une véritable cohésion européenne. Comme le suggère l’adage, un État n’a pas d’amis, a parfois des alliés et uniquement des intérêts. Si l’Europe devenait un État unifié, alors certains analystes tels qu’Ali Laïdi[1], pourraient décrire la situation comme celle d’une véritable guerre civile économique.
Dans ce contexte, des régimes autocratiques comme la Chine, la Russie ou certaines monarchies telles que le Maroc semblent tirer profit d’un avantage stratégique notable. En l’absence de pressions populaires et de changements fréquents de gouvernements, ces États peuvent engager des réformes structurelles ambitieuses avec une continuité qui consolide leurs choix politiques sur le long terme. Cependant, l’enjeu ne réside pas uniquement dans la nature du régime politique.
Des démocraties telles que les États-Unis, l’Inde ou le Brésil, malgré leurs défis internes, démontrent également une capacité à mettre en œuvre des stratégies de long terme dans des domaines clés comme la défense ou l’énergie. Cette résilience peut être attribuée à l’existence d’un “État profond”, un socle institutionnel durable qui, couplé à une conscience patriotique globale, transcende les clivages politiques et garantit la poursuite de l’intérêt national au-delà des fluctuations partisanes.
Ainsi, la problématique n’est pas tant le type de régime que la capacité des démocraties à instaurer des mécanismes institutionnels qui assurent stabilité et continuité des politiques publiques indépendamment des changements électoraux.
Au sein du cadre européen, Mario Draghi dresse dans son récent rapport un constat alarmant, soulignant le faible dynamisme industriel, l’innovation limitée, les investissements insuffisants et la fragmentation du marché unique. Cette situation, accentuée par une dépendance excessive aux ressources extérieures, met en péril la compétitivité de l’Union européenne et le bien-être de ses habitants, dans un environnement global de plus en plus instable. Pour y remédier, Draghi préconise une politique de relance économique fondée sur des investissements publics ciblés, notamment dans les secteurs de l’énergie[2] et du numérique, via un dirigisme européen renforcé.
Cependant, les politiques d’harmonisation européennes — qu’elles concernent les domaines juridiques, fiscaux, énergétiques ou migratoires — sont fréquemment perçues comme arbitraires, alimentant ainsi un scepticisme croissant parmi les citoyens à l’égard des institutions de l’Union. Ces décisions, souvent prises en dehors des processus démocratiques transparents, érodent la confiance du public. C’est là le cœur du paradoxe européen : l’Union, dépourvue de statut clair, fait face à des États membres qui ressentent davantage de pertes que de bénéfices à son intégration. Dès lors, la situation paraît de plus en plus inextricable.
Restaurer cette confiance nécessite des réformes de gouvernance ambitieuses, visant à rendre les processus décisionnels non seulement plus transparents et horizontaux, mais également mieux alignés avec les aspirations des citoyens tout en répondant efficacement aux enjeux géopolitiques et économiques du XXIe siècle.
Science, politique et citoyenneté : comment lutter contre les défiances européennes ?
Corrélation ne vaut certes pas causalité, mais le constat reste frappant : l’Europe traverse une période de fragilité démocratique, marquée par une érosion progressive de la confiance dans les institutions scientifiques et politiques. Cette tendance varie fortement d’un pays à l’autre, souvent en raison des controverses sur la gestion de la pandémie et des politiques environnementales. En Allemagne, la confiance dans la science est restée élevée, atteignant environ 70 % en 2020, notamment parmi les classes socioprofessionnelles supérieures. Toutefois, ce soutien a fortement diminué parmi les partisans de l’AfD, qui, nourris par un sentiment de déclassement, s’opposent en grande partie aux mesures sanitaires. La confiance dans les institutions politiques en Europe oscille entre 40 et 50 %, enregistrant une baisse régulière au fil du temps. En Italie, elle a chuté de 5 à 7 points depuis la pandémie, tandis qu’en Pologne et en Hongrie, la méfiance à l’égard de la science est alimentée par la désinformation et les tensions politiques. Au Royaume-Uni, après le Brexit et une série de scandales, la confiance dans les institutions politiques a atteint des niveaux historiquement bas. En Espagne et au Portugal, bien que la confiance dans la science reste relativement élevée, des tensions internes et une gestion controversée de la crise sanitaire ont exacerbé la méfiance envers les autorités politiques. En revanche, la Suisse et les pays scandinaves, comme le Danemark et la Finlande, affichent des niveaux de confiance supérieurs à 70 %, grâce à une gestion des crises perçue comme efficace et une politique publique transparente.
En France, la confiance dans la science est passée de 70 % à 62 % entre 2020 et 2023, avec une chute plus marquée concernant les institutions politiques, notamment depuis les Gilets Jaunes et la gestion controversée de la pandémie. Une enquête du Cevipof révèle que près de 60 % des Français jugent les politiques publiques insuffisamment transparentes et efficaces. Plus de la moitié des Français estiment qu’un pouvoir fort est nécessaire pour résoudre les problèmes actuels, et un quart d’entre eux doute de l’efficacité de la démocratie.
L’instabilité politique actuelle en France, à l’instar de celles en Allemagne et au Royaume-Uni, soulève une question cruciale : la démocratie européenne est-elle en train de devenir un épiphénomène ? Héritée de l’après-guerre, elle s’appuyait sur un équilibre subtil entre abondance énergétique et diffusion du savoir, favorisant une citoyenneté éclairée. Cependant, cet équilibre a été rompu par des crises énergétiques, économiques et sociales, provoquant défiance et polarisation. Comme l’ont souligné des penseurs comme Condorcet et Tocqueville autrefois, ou Piketty et Todd plus récemment, la démocratie repose sur l’éducation et la participation active des citoyens. À cela s’ajoute l’analyse de Timothy Mitchell, qui considère la prospérité énergétique comme une condition essentielle à la démocratie, tandis que Véra Nikolski met en garde contre la régression des droits fondamentaux face à la raréfaction des ressources.
La montée de la post-vérité accentue cette érosion démocratique, en particulier en France, où la fragmentation sociale et la perte de confiance dans les institutions sont exacerbées par des médias polarisants. Bien que certains régimes autoritaires semblent plus enclins à planifier sur le long terme, leur incompatibilité avec les valeurs de liberté et de justice demeure évidente. Ce penchant pour l’arbitraire touche en réalité toutes les strates de la société européenne : de nombreux mouvements populistes se revendiquent comme anti-élites, mais paradoxalement, des élites se déclarent également et régulièrement contre l’avis du peuple sous prétexte de défendre le bien commun. L’idée qu’un peuple « vote mal » ou serait insuffisamment éduqué pour prendre des décisions éclairées ouvre la voie à des dérives autocratiques[3]. Ainsi, la défiance devient bilatérale. La question qui se pose alors est de savoir comment réconcilier les tensions démocratiques avec la nécessité de décisions éclairées et durables.
Des pays comme les Pays-Bas ou la Suède ont démontré que la communication transparente est essentielle pour restaurer la confiance publique. Toutefois, le véritable défi consiste à concilier les impératifs électoraux à court terme avec les stratégies à long terme. Cela nécessite de renforcer les liens entre la science, la politique et les citoyens, afin de redonner à la démocratie un caractère collectif et durable. Albert Einstein soulignait déjà l’importance d’intégrer les savoirs dans l’action politique, un principe d’autant plus pertinent face aux crises mondiales redéfinissant nos priorités. Dans Comment je vois le monde, il analysait les risques de l’ère industrielle pour le développement individuel et estimait que l’avenir de la politique réaliste dépendait de l’implication accrue des intellectuels dans la sphère publique, tant au niveau national qu’international.
Cette vision d’Einstein souligne l’importance de l’intégration des savoirs intellectuels à l’action politique. Pour y parvenir, il est crucial de renforcer l’éducation, de promouvoir la vulgarisation scientifique, de créer des institutions indépendantes pour des politiques à long terme, et de favoriser une participation citoyenne accrue. De telles démarches permettraient de bâtir une démocratie plus résiliente face aux crises. La science et la technologie, souvent mal comprises et manipulées à des fins politiques, sont pourtant essentielles à l’élaboration de politiques éclairées.
Des leaders comme Angela Merkel et Claudia Sheinbaum, dotées d’une formation scientifique, ont montré que l’intégration des connaissances scientifiques dans les décisions politiques est indispensable pour gérer des crises complexes comme la pandémie ou le changement climatique4.
L’Union européenne doit repenser sa souveraineté, notamment dans les domaines alimentaire, militaire et énergétique, en adoptant une vision stratégique cohérente où la science et la citoyenneté jouent un rôle central. Ainsi, l’Europe pourrait retrouver son indépendance et son rôle clé sur la scène mondiale. Comme le disait Paul Valéry, l’Amérique était autrefois la projection de l’Europe ; aujourd’hui, cette dernière peine à affirmer son autonomie face aux États-Unis. Un modèle inspirant se trouve dans la conférence très européenne de Solvay de 1927, où des esprits scientifiques de l’époque ont démontré que, malgré des divergences profondes, la confrontation d’idées pouvait mener à des avancées majeures. À l’instar des débats entre Einstein et Bohr, l’Europe doit adopter une approche rationnelle et scientifique pour relever les défis contemporains. En intégrant la science dans ses politiques, notamment en matière d’écologie et d’innovation, elle pourra élaborer des solutions éclairées, guidées par l’esprit de collaboration intellectuelle de Solvay, tout en affirmant sa souveraineté face aux crises globales.
L’Europe et la France comme carrefour scientifique et diplomatique : un enjeu de civilisation
La démocratie européenne se trouve aujourd’hui dans une période charnière. En réconciliant science, politique et citoyenneté, elle pourrait non seulement surmonter ses divisions internes, mais aussi devenir un modèle de résilience face aux régimes autoritaires. Cela nécessitera une action collective, fondée sur une transparence accrue et un retour aux principes fondamentaux de la démocratie : un projet commun et durable s’inscrivant dans l’intérêt général. Bien que l’Europe manque de vastes ressources naturelles, elle dispose de deux atouts géopolitiques majeurs. D’abord, sa position stratégique entre l’Atlantique, la Russie et la Méditerranée. Ensuite, son domaine ultramarin, qui renforce sa dimension géopolitique et doit être intégré dans une approche respectueuse des populations locales. Grâce à la France, véritable État-archipel présent sur tous les continents, l’Europe dispose d’un levier diplomatique considérable. Sa présence mondiale lui permet de jouer un rôle central dans les grandes discussions internationales, et son réseau d’influence est un atout majeur pour la stabilité géopolitique de l’Union. Le second avantage réside dans la diversité linguistique et culturelle de l’Union européenne. Cette richesse constitue un atout diplomatique unique, permettant à l’Europe de se positionner comme un interlocuteur légitime dans un monde de plus en plus multipolaire. Cette diversité peut être la base d’une action diplomatique cohérente, permettant à l’Europe de promouvoir des solutions collectives face aux crises globales.
La France, grâce à sa position géopolitique unique, pourrait jouer un rôle de leader diplomatique en Europe. En s’appuyant sur son histoire de médiateur international et ses relations étendues à travers ses territoires d’outre-mer, elle a la légitimité nécessaire pour diriger l’Union européenne. Son engagement en faveur des droits humains, de la transition écologique, et de la coopération scientifique, via des initiatives comme la COP et l’Agence spatiale européenne, lui permet de proposer des solutions globales et constructives. En réaffirmant son leadership dans la gouvernance mondiale, la France pourrait renforcer la position diplomatique de l’UE tout en préservant ses valeurs démocratiques.
References
Par : Paul BOUCHER
Source : Synopia