Ce papier s’interroge sur la politique étrangère d’un nouveau gouvernement « Modi », une politique étrangère qui semble s’inscrire dans une vision trans-partisane d’une Inde plus influente sur la scène mondiale. L’auteur souligne et développe les deux axes qui devraient continuer à structurer l’action diplomatique indienne, la défense des intérêts nationaux via le concept du multi-alignement » et une vision « révisionniste » de la nouvelle gouvernance mondiale, partagée à des degrés nuancés au sein des « BRICS plus ».
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Philippe Humbert, « Quelle Diplomatie pour le nouveau gouvernement de l’Inde ? », Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
Le temps est loin où l’Inde voyait sa diplomatie internationaliste et idéaliste fidèle à l’esprit du non-alignement de Bandung fracassée par l’attaque chinoise de 1962 et était contrainte de se replier sur une politique régionale de bon voisinage et sous la couverture d’un accord avec l’URSS signé en 1971. Il a fallu attendre les essais nucléaires de 1998 et la montée en puissance progressive de l’économie indienne pour que l’Inde sorte de l’angle mort des relations internationales et s’affirme dans la géopolitique mondiale. Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014, a donné à cette ambition un éclat particulier jusqu’à en faire un élément majeur de sa rhétorique électorale en vue des élections de 2024, associée à l’image de la cinquième puissance mondiale en termes de PNB, du pays le plus peuplé de la planète et doté de l’arme nucléaire.
À l’heure où les élections générales en Inde marquent un net recul de la majorité NDA sortante (Alliance démocratique nationale), les options diplomatiques du nouveau gouvernement vont-elles évoluer ?
Il faut remarquer que la vision d’une Inde plus influente dans le monde est dans l’ensemble transpartisane et partagée par les partis d’opposition réunis dans la coalition INDIA. De plus, si le programme électoral du BJP (Bharatiya Janata Party, parti de Narendra Modi) a un volet international, ce n’est pas le cas des partis régionaux qui font partie de NDA. Il en va de même pour la plupart des membres de INDIA à l’exception du Congrès, parti de gouvernement fort d’une expérience internationale, dont le manifeste électoral précise des priorités : fermeté vis-à-vis de la Chine, budget militaire, antiterrorisme, bon voisinage régional. Mais tous sont muets sur l’Ukraine et, dans l’ensemble, les élections se sont jouées essentiellement sur des enjeux nationaux.
De ce fait, les deux faces de la diplomatie indienne – la défense des intérêts nationaux théorisée dans le concept de « multi-alignement » et la vision « révisionniste » de la promotion collective d’une nouvelle gouvernance mondiale aux côtés des BRICS – ne devraient pas changer, sauf événement international majeur.
Protéger avec force ses intérêts nationaux tous azimuts, au risque de ne pas être qualifié pour jouer un rôle de médiateur
Les intérêts nationaux évoqués à de multiples reprises par le ministre des Affaires étrangères de l’Inde, Subrahmanyan Jaishankar, relèvent de priorités stratégiques non discutées : l’intégrité territoriale du pays ; la lutte contre le terrorisme ; la sécurité maritime en mer de Chine, dans l’océan Indien, en mer Rouge ; l’accès aux technologies, aux fournitures d’armements et aux investissements étrangers ; la sécurité énergétique (pétrole, gaz) et la non-prolifération nucléaire.
La sauvegarde de ces intérêts vitaux qui mettent en jeu les relations avec de nombreux pays (Chine, États-Unis, Israël, Japon, pays du Golfe, Russie, Union européenne, etc.) conduit l’Inde à faire partie d’une manière pragmatique de multiples partenariats dont les chefs de file peuvent être antagonistes, par exemple le QUAD, dialogue quadrilatéral pour la sécurité avec le Japon, l’Australie et les États-Unis, et en même temps l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) pilotée par la Chine.
Le nouveau gouvernement de Narendra Modi, sous la pression des partis d’opposition, sera comptable de la défense de ces intérêts vitaux pour la sécurité du pays, qui présupposent la stabilité internationale et le maintien du statu quo.
Mais en contrepartie, la recherche simultanée de tous ces objectifs empêche l’Inde d’aller loin dans le chemin de la médiation dans les conflits actuels. C’est le cas de la guerre en Ukraine où l’Inde a toutes les raisons d’être hostile à l’agression russe, mais est contrainte par l’opportunisme de sa position vis-à-vis de la Russie, même s’il est prévu qu’elle participe au sommet pour la paix organisé par la Suisse le 15 juin prochain. De même, l’Inde est partagée entre ses relations étroites avec Israël (armement, technologie, commerce) et son soutien historique à la solution de deux États. Un conflit à Taïwan serait aussi un dilemme très difficile à traiter.
Membre actif du « Sud global », au risque d’une subordination à la Chine
Dans le même temps, la diplomatie indienne « révisionniste » a inspiré la déclaration finale du G20 réuni à Delhi en décembre 2023, et fait de l’Inde le porte-parole autoproclamé du « Sud global », promoteur d’un « nouvel ordre international » aux côtés des BRICS.
On retrouve dans la déclaration du G20 beaucoup des sujets favoris de Narendra Modi : la lutte contre la crise sanitaire, les vaccins (« Inde, le laboratoire du monde »), le changement climatique et l’appel au financement par les pays développés de l’adaptation et des pertes et dommages, la promotion des énergies renouvelables, notamment de l’énergie solaire (Delhi est le siège de l’Alliance internationale solaire), l’élargissement du FMI et de la BIRD, ou la réforme du multilatéralisme.
Tous ces thèmes qui relèvent du soft power indien sont soutenus avec force par l’Inde. Mais celle-ci est moins allante s’agissant de la dédollarisation des échanges et des réserves des banques mondiales, ne souhaitant pas troquer la domination du dollar contre celle du yuan.
Plus largement, la mise à risque de l’Inde par la Chine sur ses frontières terrestres (Cachemire, Arunachal Pradesh) et maritimes (les bases chinoises depuis la Birmanie jusqu’à Djibouti) peut conduire l’Inde à prendre ses distances par rapport à l’agressivité tant militaire de la Russie sous influence chinoise qu’économique et technologique de la Chine (au PNB cinq fois supérieur à celui de l’Inde), sans compter la menace de prolifération nucléaire de l’Iran qui vient de rejoindre les BRICS.
Le subtil « balancing act » de l’Inde dans la géopolitique mondiale n’est pas terminé.
Par : Philippe HUMBERT
Source : Fondation Jean Jaurès