Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre

Mis en ligne le 26 Juin 2024

Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre

Les récents mouvements à la tête du ministère de la défense russe soulignent l’importance clef accordée par le Kremlin à l’industrie d’armement. Le présent papier s’applique à éclairer une situation complexe et à évaluer l’état réel de cette industrie d’armement russe, alors que la guerre en Ukraine fait rage depuis plus de deux années et sollicite de façon accrue le complexe militaro-industriel. Le papier expose notamment comment cette industrie se relie aux circuits mondiaux, quels sont les impacts et quelles sont les perspectives de développement induits pour l’économie russe.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Isabelle FACON, « Quel état de l’industrie d’armement russe ? : le brouillard de la guerre », FRS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la FRS.

Avant 2022, le complexe industriel de défense russe (oboronno-promychlennyï kompleks, OPK) se trouvait sur une trajectoire mitigée. Désigné par le président Poutine comme un vecteur essentiel de la modernisation industrielle et technologique du pays, il peinait à produire de nouveaux systèmes non issus de l’héritage technologique soviétique, toujours fortement dépendant des composants et machinesoutils occidentaux, mais aussi en mal de compétitivité et en mauvaise santé financière. En même temps, chargé de remplir de multiples objectifs – équiper les forces armées, augmenter la production de biens civils dans une perspective de substitution aux importations, restreintes par les sanctions internationales, tenir le rang de la Russie sur le marché mondial de l’armement –, il a aussi surpris par une forme de résilience et de capacité de rebond.

Les effets de la mobilisation de l’OPK, lancée à l’automne 2022 par le Kremlin pour compenser les lourdes pertes en matériels subies en Ukraine et alimenter la guerre d’attrition menée à l’encontre de cette dernière, sont également ambivalents. En Russie comme en Occident, les analyses à ce sujet sont passées du scepticisme à l’optimisme pour les uns, l’inquiétude pour les autres, et l’on perçoit une difficulté de l’observateur extérieur à placer le curseur au bon endroit pour évaluer l’état réel de l’industrie d’armement russe.

L’OPK mobilisé : tâtonnements, pressions et adaptations

En septembre 2022, en même temps qu’il décide d’une mobilisation partielle de 300 000 hommes, le président russe exige de l’industrie d’armement qu’elle se consacre pleinement à servir les besoins des forces armées sur le front ukrainien.

Dans un premier temps, les choses sont chaotiques au sein d’une industrie dont la situation financière est chroniquement précaire et minée par des coûts de fonctionnement élevés, qui manque de personnels qualifiés et dont l’organisation en grands groupes à partir du milieu des années 2000, loin d’en avoir amélioré l’efficacité, y a plutôt encouragé la corruption et le népotisme. Les rythmes de production apparaissent insuffisants – c’est d’ailleurs l’époque où sont négociés les achats massifs de drones iraniens de différentes catégories et où s’engagent les pourparlers avec la Corée du Nord sur la fourniture de munitions. La pression gouvernementale s’accentue. Les entreprises sont menacées de se voir imposer une tutelle extérieure en cas de problèmes dans la réalisation des contrats avec le ministère de la Défense. Le ministre Choïgou se rend sur le site des entreprises et s’y plaint parfois ouvertement des défaillances des industriels… Dans l’urgence sont rachetées à certains clients des pièces de rechange livrées au titre de contrats déjà exécutés. Cela a été le cas de pièces de chars et de missiles qu’avaient reçues l’Inde et le Myanmar au titre de commandes passées. En décembre 2022, Ouralvagonzavod aurait racheté pour 24 millions USD de télescopes de visée (6 000) et environ 200 caméras pour moderniser ses chars T-72 en stock[1]. Un an plus tard, à l’automne 2023, le pouvoir russe franchit un autre cap en termes de mobilisation de la BITD, probablement pour intégrer d’une part le fait que la guerre s’inscrit dans un temps long, d’autre part les implications de ses décisions, fin 2022, sur le renforcement de ses forces armées, en perspective du bras de fer stratégique qui se durcit avec l’OTAN. Il autorise les entreprises à utiliser les capacités de mobilisation qu’elles ont l’obligation d’entretenir depuis la fin de la Guerre froide, notamment pour accroître la production de systèmes et munitions d’artillerie (artillerie à canon, lance-roquettes multiples, munitions guidées[2]). L’effort financier s’intensifie avec un budget de défense porté à 6,7 % du PIB en 2024 contre 3,9 % en 2023 – une augmentation qui bénéficie en grande partie à l’OPK. Les entreprises, dont un certain nombre sont passées en 3/8, recrutent. En février 2024, Vladimir Poutine a évoqué la création de 520 000 emplois dans l’OPK sur les dix-huit derniers mois[3]. Les salaires sont revalorisés. Si, à l’échelle nationale, la différence n’est pas très élevée (le salaire moyen dans l’OPK est d’environ 80 000 roubles vs un salaire national moyen de 73 700[4]), dans certaines régions redynamisées par l’accélération de la production d’armement, cela exerce une forte pression sur le marché du travail. Pourtant, des directeurs d’entreprises se plaignent de ne pas parvenir à recruter suffisamment, notamment sur certaines spécialités d’ouvriers qualifiés. Les autorités russes reconnaissent un manque de personnels au sein de l’industrie d’armement, qu’elles évaluent à quelque 160 000 personnes[5]. Les nouveaux recrutés ont dû, pour partie d’entre eux, être formés avant d’être postés sur les chaînes de production[6].

 

Certains groupes ont investi dans de nouvelles capacités de production. Il en va ainsi d’Almaz-Anteï ou de groupes qui se sont lancés dans la production de drones. Rostekh a ouvert une chaîne pour la production de 35 000 quadricoptères[7]. Kalachnikov a ouvert deux nouveaux sites pour réaliser son engagement à plus que doubler la production de missiles anti-chars Vikhr et de munitions à guidage laser Kitolov. Une extension du site industriel de la corporation Missiles tactiques à Doubna (KB Radouga, principal fabriquant de missiles de croisière aériens) a été observée[8]. L’investissement dans la production militaire compte aujourd’hui au nombre des facteurs de la croissance de l’économie russe, les secteurs travaillant de près ou de loin avec l’industrie d’armement enregistrant une nette augmentation de leur activité (production d’acier, informatique et électronique, instruments de navigation, équipement électrique…).

Les sources ne sont pas convergentes quant à l’évaluation des effets de cette mobilisation, et les chiffres des industriels évoquant des multiplications par deux, trois ou cinq de leur production sont évidemment sujets à caution. Au niveau global, la progression de la production était bien là en 2023 par rapport à 2022[9], et l’effort budgétaire accru en 2024 devrait confirmer, voire accentuer, la tendance. Cependant, les fruits sont probablement inégaux d’un segment à l’autre. Il convient également de noter que les chiffres de production de l’OPK intègrent des matériels qui sont en fait des équipements issus des stocks de l’armée – chars, pièces d’artillerie, blindés de transport de troupes – réparés, modernisés et rétrofités. La production de drones de différentes catégories s’est fortement accrue, de même que celle de munitions d’artillerie de différents calibres. La production de missiles Iskander ou Kalibr continue, mais les experts ne s’accordent pas sur la question de savoir si la production est plus ou moins importante qu’avantguerre, tout en supposant inférieurs les niveaux de qualité des productions des missiliers, du fait des sanctions. Sur les matériels peu sophistiqués, la Russie peut produire en grands volumes sans problème majeur, voire, selon certains économistes, « sans limites dans le temps du tout »[10]. Cependant, pour les productions plus complexes, les obstacles apparaissent plus nombreux (sanctions, faiblesse de l’électronique nationale…).

La nouvelle situation affecte les relations, chroniquement difficiles, entre l’industrie et le ministère de la Défense. Ce dernier est réputé avoir simplifié la procédure de passation des contrats, accepté une réduction du temps consacré au test des produits et abaissé le niveau d’exigence dans la sélection des composants utilisés dans les matériels dès lors que cela n’affecte pas la qualité des productions[11]. Le ministre a effectué de nombreuses visites sur des sites industriels, distribuant les bons ou mauvais points quant aux performances des entreprises, en même temps qu’il leur fixait des objectifs en termes de réparation, modernisation et production d’équipements[12]. Le chef de file des industriels d’armement, Sergueï Tchemezov, PDG de la tentaculaire corporation Rostekh[13], qui affirme couvrir 80 % des besoins des forces russes sur le front ukrainien, déplore que le ministère de la Défense ne paie pas suffisamment pour les productions de l’OPK, et considère que cela ne motive en rien les industriels à chercher à améliorer leur productivité et leurs marges, puisque selon lui le ministère de la Défense mettrait cela en avant pour baisser son prix d’achat[14].

Tandis que les services de sécurité intérieure se font apparemment plus présents auprès des sites industriels, leurs collègues du renseignement extérieur sont mis à contribution dans la reconstitution des chaînes d’approvisionnement de l’OPK, perturbées par les sanctions occidentales, et dans la formation des réseaux de contournement des restrictions sur les exportations de biens technologiques vers la Russie, matière sur laquelle ils avaient déjà accumulé quelque expérience depuis 2014.

L’industrie russe toujours dépendante mais bien reliée aux circuits mondiaux

Avant la guerre, le Kremlin se félicitait volontiers de la capacité de l’industrie nationale à fournir l’armée russe sur toute la gamme des équipements et des armements sans avoir à recourir à des achats à l’étranger. Cette image était trompeuse dans la mesure où l’industrie russe ne pouvait en réalité pas fonctionner sans importer largement composants électroniques, semi-conducteurs et machines-outils de pointe. Cela s’est constaté avec les premières sanctions prises à l’encontre de la BITD russe après l’annexion de la Crimée. Le gouvernement russe avait alors dû mettre sur pied des programmes dédiés à la substitution aux importations de centaines de composants et pièces occidentaux et ukrainiens – programmes qui rencontreront d’ailleurs des succès très variables. L’invasion de l’Ukraine en 2022 a montré que la situation n’avait guère évolué, le dépeçage des matériels russes récupérés sur le champ de bataille attestant de la présence massive de composants étrangers[15].

Certaines de ces technologies sont de fabrication non-occidentale. La Chine occupe une place de choix parmi les fournisseurs alternatifs, y compris pour les machines-outils utilisées[16]. Mais une autre partie comporte des technologies produites dans des pays européens ou aux Etats-Unis, et acheminées vers la Russie par des pays qui, ne se sentant pas tenus par les sanctions occidentales, réexportent ces biens[17].

Ceux-ci sont généralement des produits civils ou à double usage, l’accès aux composants de qualité militaire faisant naturellement l’objet de contrôles plus durs. Les experts occidentaux estiment que cela ne peut qu’avoir un effet négatif sur la qualité des armements produits. Néanmoins, bien qu’elles soient associées à des coûts plus élevés, des délais supplémentaires et, parfois, des problèmes de qualité, ces supply chains permettent à la BITD russe de continuer à se procurer des articles classés « haute priorité » par les pays occidentaux, selon certaines sources quasiment autant qu’avant février 2022, et avantagent considérablement la Russie dans sa guerre d’attrition contre l’Ukraine.

La nouvelle donne liée à la guerre en Ukraine modifie les relations extérieures de la BITD russe. Tandis que sa présence sur le marché mondial de l’armement s’amenuise notablement (voir infra), les experts russes du secteur soulignent l’intérêt pour la Russie de se pencher sur l’expérience de l’Iran ou de la Corée du Nord, qui parviennent à produire des armements malgré les sévères sanctions internationales auxquelles ils font face de longue date. La Russie produit désormais sous licence des drones iraniens. Les responsables de la centrale d’exportation d’armement Rosoboronexport anticipent une montée en puissance des projets en partenariat technologique pour la conception de matériels militaires. De tels partenariats pourraient selon eux couvrir jusqu’à 40 % du marché global de l’armement d’ici à 2030. L’industrie russe pourrait explorer plus avant cette voie – l’idée étant apparemment de partager des technologies et des compétences pour de la production d’armement à l’étranger, les pays partenaires pouvant en retirer les sources d’un développement de leur base industrielle, tandis que les entreprises d’armement russes pourraient rester concentrées sur la production pour les forces armées nationales[18]; le tout permettant d’espérer consolider les liens de coopération militaro-technique avec les partenaires dans une perspective de plus long terme[19]. Ces approches traduisent à la fois les fortes contraintes que la guerre fait peser sur l’export d’armement russe, mais aussi la détermination des autorités russes à restaurer à terme les positions de l’OPK sur le marché mondial de l’armement.

Quelles perspectives à l’export ?

Un autre effet notable de la guerre, pour la BITD russe, a été le net ralentissement de son activité à l’export, dont le montant a chuté de moitié en 2022 (8 milliards USD vs 15 milliards annuels en moyenne depuis plusieurs années), chute qui s’est poursuivie en 2023. La priorisation de la couverture des besoins des forces armées au détriment du service des clients étrangers est d’ailleurs assumée par le Kremlin. Lors du salon Dubai Airshow 2023, où les industriels russes ont exposé 250 pièces d’équipement et matériels, Aleksandr Mikheev, le directeur général de Rosoboronexport, a confirmé que la Russie, compte tenu du conflit en Ukraine, ne cherchait pas à accroître ses ventes d’armes à l’étranger, mais il a également indiqué que Rosoboronexport travaillait à engranger des commandes potentielles pour les entreprises d’armement en vue de l’après-guerre[20].

En 2024, on affiche, côté russe, un plus grand optimisme qu’en 2022 quant à la perspective d’un retour, à terme, sur les marchés de l’armement. De fait, la situation de l’armée russe sur le terrain est moins critique, ce que les experts russes, avec plus ou moins de bonne foi, portent au crédit de la mobilisation de l’OPK ; la bonne tenue présumée des matériels russes face aux équipements de pointe occidentaux utilisés par les forces ukrainiennes est d’ores et déjà mise en avant dans un discours confiant sur la capacité de l’OPK à recouvrer les positions perdues une fois la guerre achevée. Les chiffres du SIPRI sont relativisés par les Russes, qui soulignent que l’institut de Stockholm ne travaille que sur les sources ouvertes et, ne prenant pas en compte les livraisons de pièces détachées ou les services de réparation et d’après-vente, n’a pas accès aux contrats qui seraient malgré le conflit signés avec des clients étrangers – en toute confidentialité pour éviter les sanctions secondaires américaines. Dans cette même perspective de discrétion, et en raison des menaces de sanctions occidentales pesant sur les institutions bancaires, de nouveaux schémas de paiement sont utilisés ou à l’étude – paiements en monnaies nationales (hors dollar et euro), troc (un quart des transactions de Rostekh[21]), cryptomonnaie… Il reste difficile, dans le contexte informationnel cadenassé qui règne en Russie, a fortiori sur les questions liées de près ou de loin à la défense et à la sécurité, de valider les avis de spécialistes russes de la BITD selon lesquels celle-ci aurait beaucoup de contrats étrangers (parfois avec un calendrier de réalisation reporté à un horizon post-guerre) et un carnet de commandes qui demeurerait stable – à hauteur de 50-55 milliards USD.

Les industriels, qui continuent à visiter les salons internationaux, certes moins qu’avant 2022, et les responsables de l’export (Rosoboronexport, Service fédéral pour la coopération militaro-technique) insistent sur l’acquisition d’expérience qu’a permise la guerre, présentée comme un aiguillon pour l’innovation et l’élaboration de nouvelles solutions techniques améliorant les performances des matériels militaires russes. De fait, comme cela s’était pratiqué dans le cadre des opérations russes en Syrie ou d’exercices, des équipements ont été testés sur le champ de bataille ukrainien et modifiés en fonction du retour d’expérience. Dès un an après le début de la guerre, la presse russe mettait en avant, parmi les moyens ayant fait l’objet d’améliorations au terme de leur emploi « en conditions réelles » et suscitant, selon les Russes, l’intérêt d’armées étrangères : drones, munitions Lancet et Kub (Kalachnikov), équipements anti-drones, missiles aériens (dont missiles anti-radar), hélicoptères Ka-52 et Mi-28N (et leurs moyens anti-chars utilisables à distance du champ de bataille – missile Vikhr’, ainsi que les systèmes de protection contre les MANPADs), véhicules de soutien du char Terminator, véhicules de combat d’infanterie, systèmes anti-aériens[22], fusils d’assaut AK-12, décrits par Kalachnikov comme « sensiblement différents du matériel entré en service dans les forces en 2018 », systèmes Tor déclarés adaptés à l’usage contre les munitions des HIMARS, toute la gamme des moyens d’artillerie, jusqu’à l’Iskander… Plus récemment, Sergueï Tchemezov complétait cette liste : Su-35, lance-roquettes multiples Tornado et Smertch, canon d’artillerie automoteur Msta-S[23]… Cela donne un aperçu de ce que les industriels russes pourraient vouloir pousser à l’export dans un contexte moins dominé par la commande nationale. Dans ce cadre, ils devraient bénéficier d’un appui des autorités, qui semblent vouloir reprendre la main sur le dossier export : en mai 2024, le Service fédéral pour la coopération militaro-technique (FSVTS) passait sous le contrôle direct de la présidence, via la supervision du nouveau secrétaire du Conseil de sécurité, Sergueï Choïgou, ancien ministre de la Défense[24]. Il faut dire que cet enjeu a toujours été un objet d’intérêt pour les autorités russes, comme source de financement de l’industrie d’armement (notamment pour la R&D) ; selon certaines évaluations, les commandes étrangères représentaient, entre 2011 et 2020, jusqu’à un tiers de la production d’armement en Russie[25].

Cependant, le maintien des sanctions internationales pèsera sur les perspectives de la Russie à l’export tant que les rapports russo-occidentaux ne se détendront pas quelque peu. Les sanctions secondaires américaines[26] type CAATSA ont déjà amené plusieurs pays à renoncer à des contrats d’armement avec la Russie (achats de Su-35 annulés par l’Indonésie et l’Égypte, par exemple[27]). Si beaucoup de pays du « Sud global » n’ont pas suivi les pays occidentaux dans leur politique de sanctions à l’encontre de la Russie, il peut y avoir une prudence de la part de certains d’entre eux, alimentée par l’éventuel coût politique que peuvent revêtir des achats d’armes à un pays qui s’est rendu coupable d’une guerre d’agression territoriale ou une défiance quant à la fiabilité éventuelle des matériels russes produits au sein d’un OPK accaparé par la commande nationale et dont les supply chains sont perturbées.

Conclusion

La Russie est entrée dans la troisième année de sa guerre en Ukraine plus confiante. Tandis que la contre-offensive ukrainienne avait globalement échoué et que les livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine se raréfiaient, elle commençait à engranger les premiers fruits de son investissement massif dans la production d’armements, lui offrant une capacité de régénération, au niveau des équipements, supérieure à celle de la partie adverse. A la fin du premier semestre 2024, cependant, les perspectives apparaissent moins déséquilibrées en défaveur de l’Ukraine, dont les appuis occidentaux semblent se remobiliser. Pour la Russie, cela impose de poursuivre l’effort industriel, dont il n’est pas certain qu’il permette de compenser pleinement les pertes en matériels sur tous les segments. La question se pose donc de la durabilité de cet effort sur fond d’adaptation constante des sanctions occidentales et de questionnements sur les risques d’une concentration excessive de l’économie russe sur les besoins de l’armée. Les stocks de matériels anciens que l’industrie russe rénove et rétrofite à prix raisonnables, qui ont contribué à l’avantage russe vis-à-vis de l’Ukraine, ne sont pas infinis. La réponse à la question de savoir si la Russie pourra produire en séries suffisantes des équipements neufs n’a rien d’évident.

A ce sujet, les économistes sont peut-être les plus « neutres » dans les évaluations et supposent que la Russie peut poursuivre sur sa lancée actuelle sur les deux prochaines années, peut-être trois[28]. Les dirigeants russes ont probablement ce calendrier en tête quand ils optent en mai 2024 pour une nouvelle organisation gouvernementale cherchant à assurer que l’argent déversé dans l’industrie d’armement sera bien utilisé et à mieux articuler l’effort de l’économie au service de la défense : nomination, à la tête du ministère de la Défense, d’Andreï Beloousov, un économiste décrit comme interventionniste[29], au poste de ministre de la Défense ; déplacement de Denis Mantourov, proche du patron de Rostekh, du ministère de l’Industrie et du Commerce, qui assure la tutelle de 80 % de l’industrie d’armement, au poste de premier vice-Premier ministre (bloc économique) qu’occupait Beloousov. L’ancien ministre de la Défense Choïgou, replacé à la tête du Conseil de sécurité, est pour sa part nommé coordinateur du développement de l’OPK (il devient aussi l’adjoint de Poutine dans sa fonction de président de la Commission militaro-industrielle) et a expliqué que ses missions prioritaires étaient l’opération spéciale et la production de munitions et de matériels militaires[30].

Ce remaniement peut signifier une déception du pouvoir russe, qui demande des innovations pour l’obtention de « la victoire sur le champ de bataille[31] », quant aux effets de la mobilisation de la BITD au cours des dix-huit derniers mois. Mais il s’agit aussi d’un signal sur le fait que la Russie se prépare à un affrontement de longue durée, aussi bien sur le front ukrainien que dans le bras de fer stratégique avec l’OTAN, qui s’annonce dur. Il s’agit aussi de coordonner au mieux les activités du ministère de la Défense avec les autres administrations et les autorités régionales[32].

Le Kremlin va-t-il vouloir pousser encore la dépense de défense ? Il a expliqué le changement d’équipe par le besoin de trouver le meilleur équilibre « entre le beurre et les canons » et de faire en sorte que, dans la mesure où les dépenses pour le bloc défense-sécurité se montent à 8,7 % du PIB en 2024, soit des ressources importantes, chaque rouble investi dans les forces armées s’intègre dans l’économie[33]. S’agit-il d’un discours visant à justifier ce poids de la dépense militaire auprès de la population ? Du signe d’une inquiétude quant à l’effet déformant, à terme, de cet effort au profit de la production d’armement (pression sur le marché de l’emploi, inflation, surchauffe…) ? Ou cela exprime-t-il une véritable conviction que l’investissement dans l’économie de la défense est un gage de la transition de l’économie russe sur une voie plus innovante susceptible d’innerver le tissu industriel et technologique national – d’où la nomination à la Défense d’un ancien ministre du Développement économique et ex-conseiller économique de la présidence ? L’idée n’est pas nouvelle et semble solidement ancrée dans les visions stratégiques de Vladimir Poutine. Pour le gouvernement russe, à tort ou à raison, l’effort actuel au profit de l’OPK doit être mobilisable ultérieurement pour produire ce qu’il est devenu plus difficile et/ou coûteux de se procurer à l’étranger, technologies civiles[34] et militaires confondues (Beloousov serait, en outre, très soucieux de limiter les dépendances extérieures), et pour reconquérir le marché mondial de l’armement.

L’expérience des deux dernières décennies tend à suggérer que l’affirmation du rôle de l’Etat dans l’industrie d’armement n’a pas constitué un gage de plus grande efficacité du système militaro-industriel. L’état des forces russes en Ukraine a aussi montré que déverser des fonds importants dans ce système ne porte que des fruits limités du fait de cette inefficacité et de la corruption qui le ronge chroniquement. Dans le même temps, dans les années passées, l’industrie d’armement russe a également surpris par une forme de résilience, de capacité de rebond en dépit du marasme financier, de la faiblesse de la R&D et du manque de compétitivité. Dans ce contexte, on ne peut exclure complètement que l’investissement massif actuellement réalisé dans la production d’armement et la création de nouvelles chaînes de production puisse être valorisé après-guerre sur le marché national et international.

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