Ambitions croissantes de la Chine en Indopacifique, menaces nord-coréennes…Le Japon semble comme hésiter entre tradition pacifiste et autonomie militaire. Le papier explore cette question de la posture défensive japonaise et s’interroge sur la réalité de cette posture, son histoire, sa fondation dans les textes juridiques, et ses conséquences sur la géopolitique en Asie de l’Est et au-delà. Un questionnement qui s’inscrit dans un contexte d’incertitudes politique et stratégique amplifiées par le prochain retour de Donald Trump à la présidence américaine et sur ses conséquences en termes de réassurance américaine en Asie.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Alicia Colas, « La posture défensive japonaise : entre tradition pacifiste et désirs d’autonomie militaire », Bibliothèque de l’ École Militaire – Synthèse documentaire, décembre 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la BEM.
En juillet 2024, le destroyer japonais JS Suzutsuki pénétrait dans les eaux territoriales chinoises, une première depuis la création des Forces d’Autodéfense du Japon (FAD, Jieitai). Si la presse française parle d’un « défi »[1], la japonaise évoque plutôt un incident qui n’aurait duré qu’une vingtaine de minutes et conduit à relever de ses fonctions le commandant du navire[2]. Défi ou accident, la présence de ce navire de guerre sur un territoire maritime étranger soulève toutefois la question de son existence même. En effet, l’article 9 de la Constitution japonaise consacre dans la norme suprême du pays la renonciation définitive à la guerre et au maintien de forces militaires. Il convient alors de s’interroger sur la réalité de la posture défensive du Japon, son histoire, sa fondation dans les textes juridiques, et ses conséquences sur la géopolitique en Asie de l’Est et au-delà.
1. Théorie et pratique de l’article 9 de la Constitution Japonaise : une relation paradoxale
L’article 9 de la Constitution japonaise se présente ainsi :
« Article 9.
Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.
Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »[3]
Central à la politique extérieure japonaise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il semble, par sa lettre, s’opposer à la possession de destroyers qui, en dépit de leur fonction principale défensive, demeurent des navires de guerre. De prime abord, il semble malaisé de réconcilier pacifisme et force navale. Pourtant, la politique de défense japonaise a très tôt appliqué une interprétation extensive du principe de renonciation à la guerre.
1.1 La théorie constitutionnelle de la « renonciation à la guerre »
1.1.1 Contexte historique de l’article 9
Votée en 1946, l’actuelle constitution japonaise est promulguée le 3 mai 1947 à l’issue d’un processus unique. En effet, la capitulation de l’empire nippon en 1945 fut suivie d’une période d’occupation étasunienne (1945-1952) pendant laquelle la Constitution Meiji (Meiji Kenpô), qui était la norme suprême du pays depuis 1890, fut jugée incompatible avec la création d’une société dont le pacifisme et le respect des droits seraient les maîtres-mots. Rédigée par l’équipe du général étasunien Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées qui agit comme gouverneur sur l’archipel de 1945 à 1948, et adoptée par la Diète, la nouvelle Constitution remit en cause des notions auparavant fondamentales au droit et à la société japonaise.
Sous les plumes entre autres de Milo Rowell, Courtney Whitney, et de Beate Sirota, le Japon devint une monarchie constitutionnelle dotée d’institutions démocratiques, et son empereur perdit son caractère de droit divin[4]. Les Japonais, eux, passèrent de sujets d’un dieu vivant, descendant de la déesse Amaterasu, à citoyens d’un État de droit élevés eux-mêmes au rang de souverains, la nouvelle constitution prenant le parti de la souveraineté populaire plutôt que nationale[5].
Parmi les changements et innovations de la nouvelle constitution japonaise se trouve l’article 9. Jamais un État n’avait auparavant, dans sa lettre ou dans sa forme, renoncé à ce qui apparaissait jusqu’alors comme l’une de ses prérogatives : celui de déclarer et de mener la guerre. La souveraineté, critère fondamental de l’existence et la reconnaissance d’un État, se manifeste pourtant par l’exercice par un gouvernement de la violence légitime et de la contrainte. L’existence d’une armée nationale et l’utilisation de celle-ci en accord avec le droit international semble donc au cœur même de la souveraineté de l’État, et le Japon peut alors être perçu comme étant doté d’une souveraineté tronquée au sortir de la guerre. Cette première prérogative est abandonnée dans le premier paragraphe, là où le deuxième va plus loin encore, en disposant que le Japon, renonce également au maintien de forces terrestres, maritimes et aériennes, ainsi qu’à tout « potentiel de guerre ». Le Japon devient alors le premier État sans armée.
Cependant, l’existence du JS Suzutsuki semble aller à l’encontre de cette règle, pourtant inscrite dans le plus haut corps normatif du Japon. La confrontation de cet article 9 à la présence du destroyer dans les eaux territoriales chinoises offre donc un paradoxe qui amène à s’interroger sur l’existence au Japon d’instruments renforçant le respect des dispositions inscrites dans la Constitution.
1.1.2 Le contrôle de constitutionnalité au Japon
Le respect de cet article et de la Constitution tout entière est assuré par la Cour Suprême (Saikô-Saibansho) qui, comme aux États-Unis d’Amérique, est chargée, en dernière instance, du contrôle de la constitutionnalité de tous les actes juridiques (article 81)[6], y compris ceux du gouvernement. On parle ici d’un contrôle a posteriori, par voie d’exception et par la saisine individuelle. Cependant, contrairement à la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique, celle-ci a adopté une pratique de « passivité juridique »[7]. En effet, là où l’étasunienne a le pouvoir d’écarter une norme qu’elle aurait jugée non-conforme à la Constitution, un écartement que toutes les cours inférieures doivent appliquer en accord avec le principe de hiérarchie des instances et la nature common law du droit étasunien, la japonaise choisit de ne quasiment pas l’employer. En 2011, on ne comptait que six lois écartées pour non-respect de la Constitution, là où, dans le cas des cours suprêmes allemande et étasunienne, on en comptait respectivement plus de six cents et plus de neuf cents[8]. De même, elle a le pouvoir d’écarter les actes du gouvernement contraires à la norme suprême, pouvoir qu’elle utilise peu – tout en sachant que, même dans les rares cas où la Cour Suprême utilise cette prérogative, il n’y a pas de garantie que le gouvernement applique sa décision. Ainsi, cette institution ne s’est jamais prononcée sur la constitutionnalité des FAD et sur les décisions successives du gouvernement de s’engager vers un réarmement du pays.
Il est toutefois intéressant de noter qu’il existe une autre institution dotée d’un pouvoir de contrôle de la constitutionnalité des actes de l’État : la Direction de la Législation du Cabinet (Naikaku hôseikyoku)[9]. Ce bureau, modelé sur le Conseil d’État français et constitué de l’élite de l’administration publique, est chargé de rédiger et d’examiner minutieusement les textes des projets de loi, d’ordonnances et de traités, y compris leur respect de la constitution. On le qualifie parfois de « contrôle d’opportunité »[10]. Ce contrôle, bien qu’informel, est parfois considéré comme l’expression du véritable organe de contrôle de constitutionnalité, et il permet d’expliquer que, une fois entrés en vigueur, ces lois et règlements ne font pas l’objet d’un écartement par la Cour Suprême. Il sous-entend également que, si le Japon a pu se lancer sur la route de la remilitarisation depuis 1947, c’est en partie grâce à une certaine passivité, voire un soutien, de la part des acteurs dont la charge ou le pouvoir est de faire respecter l’esprit de la Constitution autant que sa lettre. Pour autant, aucune tentative d’en modifier ni l’article 9 ni un autre n’a encore réussi, et la Constitution japonaise reste la plus ancienne dans le monde à n’avoir jamais été amendée.
1.2 Les vies et interprétations de l’article 9 depuis 1947
1.2.1 Un pacifisme ancré dans les valeurs mais régulièrement remis en cause
Rapidement après son adoption, l’article 9 voit ses limites repoussées, car si les relations avec l’étranger semblent montrer un Japon respectueux de la promesse de 1947 (on parle alors de heiwa kokka, une nation pacifiste), les agissements de ses gouvernements successifs dévoilent une facette plus complexe, souvent encouragée par les États-Unis.
Dès 1950 et le début de la guerre de Corée, le commandement suprême des forces alliées crée la Police nationale de réserve qui devient, en 1952, la Force de sécurité nationale de réserve puis, en 1954, les Forces d’Autodéfense japonaises[11] (FAD, Jieitai). Celles-ci sont composées de forces terrestres, maritimes, et aériennes dont le rôle accepté est l’exercice d’une autodéfense individuelle seulement, c’est-à-dire de la seule défense du territoire japonais. Cependant, leur rôle est minime. Le Japon veut pouvoir se défendre, mais pas au détriment du développement économique du pays et, surtout, sans risquer l’escalade des tensions[12]. Le développement fut donc progressif. C’est au fil de deux décennies que les FAD deviennent une force militaire sophistiquée, sans pour autant être déployées où que ce soit.
L’antimilitarisme japonais atteint son paroxysme pendant la guerre du Vietnam. Entre crainte d’un nouveau conflit et pression interne, les législateurs optent pour limiter la politique de défense nationale, et en 1967 le gouvernement Satô approuve les Trois Principes Non-Nucléaires (Hikaku san gensoku) et les Trois Principes sur l’Exportation d’Armes (Buki yushutsu san gensoku)[13]. En effet, le Japon porte encore les cicatrices morales des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ont fait de lui le Yuiitsu no hibakukoku (« le seul pays » [à avoir subi le feu atomique]). Il s’oppose fermement à la présence d’ogives nucléaires étasunienne sur son sol[14] ainsi qu’à l’exportation d’armes vers les pays communistes[15] – règle étendue à tous les pays en 1976. Cette politique pacifiste resta en place jusqu’à la fin de la Guerre froide.
Le Japon commence seulement à déployer ses FAD à l’étranger à la suite des critiques reçues sur leur soutien jugé insuffisant durant la première guerre du Golfe (1990-1991)[16]. Jusqu’alors, le soutien prodigué par le Japon lors de conflits armés était seulement d’ordre logistique et financier, mais la communauté internationale – et en particulier les États-Unis – ont appelé à un investissement militaire plus soutenu, ce qui divisa le gouvernement et le parlement de l’époque, entre les camps des pacifistes et des réalistes. Toshiki Kaifu, premier ministre en 1990, refusa d’envoyer les FAD en dehors du territoire national, une opinion qui fit écho à celle de la majorité du peuple. Cependant, malgré ce refus initial, cet évènement marque la fin de la période pacifique de pur respect de la Constitution japonaise et l’évolution vers une période de « contribution proactive à la paix ».
1.2.2 Un changement de position radical depuis les années 90
Depuis les années 90 et jusqu’en 2006, le Japon persévère dans sa position de soutien aux opérations militaires alliées – soutien financier en Irak (1990-1991) et logistique au Liban (2006), à titre d’exemple. Cette même année 2006 est marquée par la création d’un état-major interarmées. Si les critiques de la communauté internationale ne se sont pas traduites par un engagement immédiat des FAD dans les conflits armés étrangers, elles ont cependant ramené la question de la remilitarisation sur le devant de la scène. Année après année, acte après acte, le Japon retrouve peu à peu un semblant d’armée sans qu’aucune modification ne soit faite à sa constitution :
- en 2007, création d’un ministère de la Défense ;
- en 2009, début de l’envoi des FAD à Djibouti avant l’ouverture de l’installation japonaise sur place en 2011 ;
- en 2013, création d’un Conseil de sécurité national ;
- en 2014, le conseil des ministres change l’interprétation d’une partie de l’article 9 ;
- en 2015, sous l’impulsion de Shinzo Abe, les débats parlementaires sont relancés à propos de l’autodéfense collective qui autoriserait le Japon a intervenir à l’étranger pour protéger un pays allié.
Ce dernier acte marque à nouveau un revirement dans l’interprétation de la Constitution et dans la politique japonaise qui sera atteint en 2016. Dans un contexte de tensions en Asie de l’Est, de nouvelles lois de défense sont promulguées et mettent fin à 70 ans de pacifisme tel que prôné par l’article 9 en établissant l’autodéfense collective. Les FDA sont autorisées à intervenir en dehors du territoire national afin d’assister militairement des nations alliées. Ces lois permettent d’étendre « les possibilités dans le cadre des missions internationales de maintien de la paix et d’engager des moyens militaires pour aller secourir des civils Japonais en danger hors du pays »[17]. L’année suivante, les FDA envoyées au Soudan du Sud sont autorisées à utiliser leurs armes pour défendre des camps de l’ONU là où elles ne pouvaient jusque-là répliquer qu’en cas d’attaque les visant[18].
Ces changements de politique sont accompagnés par des changements logistiques. En 2021, l’IRSEM indique que les FAD « comptent un total de 232 509 militaires (l’armée française en comparaison comptabilise 203 250 soldats) »[19] et près de 247 150 en 2023[20]. Les FAD comptent aujourd’hui 130 000 troupes dans leur force terrestre, 370 avions dans leur force aérienne et 138 vaisseaux dans leur force maritime21, dont les JS Izumo et Kaga, des porte-hélicoptères de classe Izumo en voie d’être transformés en porte-avions[21] (toutefois sans catapultes, 1er test d’un F-35B sur le Kaga en octobre 2024). Le Livre blanc sur la défense japonaise souligne également l’intention gouvernementale d’étoffer son arsenal en planifiant l’acquisition de types variés de missiles, dont des Tomahawk et la version améliorée des missiles antinavires SSM Type 12[22], ainsi que le lancement de la construction de deux Aegis System equipped vessels pour la lutte antimissile balistique.
En décembre 2022, « le Japon a redéfini sa politique de sécurité avec trois documents décisifs : une Stratégie de sécurité nationale (NSS), une Stratégie de défense nationale (NDS) et un Programme de renforcement de de la défense (Defense Building Program) »[23]. Le gouvernement entend ainsi doter ses forces de défense de capacités de contre-attaque. Les dépenses pour la défense du Japon étaient autrefois plafonnées à 1 % du PIB national, et si elles s’étaient relativement maintenues au même niveau entre 1995 et 2022, elles ont connu une augmentation exponentielle sous l’administration Kishida et ce malgré le maintien de l’article 9 dans les mêmes termes qu’en 1947. Cette tendance n’est pas susceptible de s’inverser, car le gouvernement japonais a indiqué en 2022 qu’il augmenterait ce budget jusqu’à atteindre 2 % du PIB d’ici à 2027, imitant la décision de plusieurs membres de l’OTAN en réaction à l’invasion russe de l’Ukraine[24].
C’est le Parti Libéral Démocrate (PLD) qui gouverne le Japon presque sans interruption depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et, depuis longtemps, ses intentions sont claires sur le sujet de la défense. Elles se sont cristallisées durant les administrations Abe (2006-2007, 2012-2014, 2014-2017, 2017-2020), mais elles ne lui sont pas exclusives. Après la décision du Premier ministre Fumio Kishida de ne pas se représenter aux primaires du PLD, celles-ci sont remportées par Shigeru Ishiba, ancien ministre de la Défense, partisan de l’amendement de la Constitution et de la création d’une « OTAN asiatique » appuyée sur Washington. Élu Premier ministre par la Diète, il entre en fonction le 1er octobre 2024. La dissolution de la Chambre des représentants annoncée le 9 octobre provoque des élections législatives anticipées organisées le 27 octobre 2024, dans le vain but d’obtenir une Chambre plus favorable à son programme de renforcement de la sécurité et de la défense japonaises dans lequel l’amendement de l’article 9 tient encore une place d’honneur.
2. La promesse de “renonciation à la guerre” face à l’accélération des tenions in,ternationales
Ainsi, la posture de défense japonaise est ambiguë. Plutôt, elle est paradoxale, voire « anticonstitutionnelle », mais acceptée par passivité. Si l’ordre juridique national n’a pas apporté le contrôle attendu, l’ordre juridique international le peut-il, ou bien encourage-t-il, lui aussi, ce paradoxe en raison des multiples menaces à la paix dans la région Asie-Pacifique ?
2.1 Théorie et pratiques du droit international
2.1.1 La conventionnalité de l’article 9
L’un des principes fondamentaux du droit international est celui du pacta sunt servanda consacré par l’article 26 de la Convention de Vienne sur les droits des traités[25]. Celui-ci dispose que « tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi » et il est constitutif, en tant que principe général du droit international, des sources de ce droit, sources qui sont opposables à tous les États. Le Japon n’en est donc pas exempt.
La portée réelle de l’article 9 de la constitution japonaise fut doublement affaiblie dès l’après-guerre, sur son territoire national mais aussi dans la sphère internationale. Le traité de San Francisco, signé en 1951 et entré en vigueur en 1952, mit fin à l’état de guerre entre le Japon et quarante-huit États Alliés. Dans ses dispositions, celui-ci semble d’abord confirmer l’obligation du Japon de renoncer à l’utilisation de la force ou à la menace dans ses relations internationales à son article 5a) i) et ii), en accord avec la nouvelle conception du droit international née de la Seconde Guerre mondiale : la guerre est interdite. Elle passe de fait des relations internationales à crime international – crime d’agression, par exemple – et l’usage de la force est prohibé excepté en cas de légitime défense. Le Japon n’est donc, ici, pas tenu à un standard plus sévère que les autres États du monde, qu’ils soient ressortis vainqueurs ou perdants de la guerre. Ce traité ne confirme d’ailleurs pas au niveau international la décision étasunienne de brider le droit national japonais. D’ailleurs, il lui reconnait même un droit n’apparaissant alors pas dans la constitution : le droit naturel à la légitime défense collective (article 5c)).
C’est donc sur cette base que le gouvernement Abe a réussi à obtenir une nouvelle interprétation de la Constitution afin de consacrer la reconnaissance de ce droit. Afin de comprendre les implications de ce revirement et les dynamiques entre les différentes normes, il faut se référer à la pyramide des normes de Kelsen. Dans cette pyramide qui met en image les rapports hiérarchiques et, d’une certaine manière, de domination des normes entre elles, les traités se trouvent en deuxième position en partant du sommet, entre les blocs constitutionnel et législatif, respectivement en haut de la pyramide et en troisième place. Le bloc de constitutionnalité est la norme suprême d’un État, et tout ce qui vient en dessous doit le respecter. Viennent ensuite les traités, puis le bloc législatif – c’est-à-dire les normes issues de l’organe législatif de l’État, le parlement. Cette position intermédiaire signifie que, dans la conception des juristes nationaux, les traités doivent être en accord avec la constitution d’un pays pour être applicable à ce pays. Or, la Constitution japonaise, dans sa lettre, n’autorise en aucun cas l’usage de la force ou le maintien de forces armées, ni ne reconnaît le concept de défense collective. De plus, même si la loi ayant changé l’interprétation de la Constitution est inférieure aux traités et confirme au niveau législatif ce qui a été décidé au niveau conventionnel, elle est aussi et surtout inférieure à cette même Constitution et ne peut aller à son encontre. Pourtant, le traité de San Francisco n’est pas la seule norme conventionnelle à placer le Japon dans une posture contraire à l’esprit de sa norme suprême.
2.1.2 État de l’art de la sphère conventionnelle de la défense japonaise
Dans le même élan que le traité de San Francisco fut signé le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon, qui autorisa les premiers à entretenir des bases militaires sur le territoire japonais (article 1), notamment à Okinawa. Il interdit également au Japon d’accorder à un autre pays « aucune base ni aucuns droits, pouvoirs et autorité, quels qu’ils soient, à l’intérieur des bases » sans le consentement des États- Unis (article 2)[26]. Face à la rapidité avec laquelle ces deux traités ont été rédigés et ratifiés, certains ont dénoncé le consentement du Japon comme ne pouvant être une expression sans contrainte de sa souveraineté – à l’époque, les États-Unis administrent encore le pays. Toutefois, il ne renforce pas particulièrement la position adoptée dans la Constitution, qui est pourtant des mêmes auteurs. Il y est fait mention de maintien de la paix au Japon et dans sa zone, mais peu de détails sont fournis sur la réalisation concrète de ce maintien ou sur un quelconque renoncement à l’usage de la force armée.
Ce traité fut renégocié en 1960 en étant remplacé par le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. Celui-ci remet fermement le Japon au rang de partie égale, et non plus à celui de simple exécutant de la volonté étasunienne, en équilibrant le rapport de force : en effet, les États- Unis doivent dorénavant consulter le Japon pour agir[27], ce qui ouvre la porte pour un autre accord, qui instaure une commission mixte pouvant être consultée par l’un ou l’autre des deux gouvernements sur les questions de défense.
Plus tard, le Japon confirme sa position pacifiste et anti-nucléaire en ratifiant le traité de non- prolifération des armes nucléaires en 1976[28]. Il est toutefois à noter que le Japon n’a pas signé le traité sur l’interdiction des armes nucléaires entré en vigueur en 2021[29] ce qui apparaît comme une rupture avec l’héritage anti-nucléaire des Trois Principes.
Outre les traités avec les États-Unis, qui restent son principal allié en termes de défense, le Japon a commencé à diversifier ses accords au début du XXIe siècle, par exemple en signant avec l’Australie un pacte de sécurité mutuelle en 2007, puis l’Accord d’Accès Réciproque en 2022, un pacte de défense dont le but est de faire face à la puissance montante chinoise. Ce dernier est d’ailleurs le premier traité de ce type conclu entre le Japon et une puissance étrangère depuis celui de 1960 avec les États-Unis[30]. Récemment, en novembre 2024, le Japon a conclu un autre pacte de sécurité et de défense avec l’Union européenne[31], le premier accord de cette nature à être conclu entre un pays d’Asie-Pacifique et l’UE[32].
Ces traités renforcent la sécurité japonaise en lui assurant des alliés, et sont l’expression des désirs de militarisation et d’amendements du Parti Libéral Démocrate. Il est intéressant de noter que, acte constitutionnel ou non, conventionnel ou non, la communauté internationale semble encourager le Japon à développer ses forces armées plutôt que le contraire. Seuls ses rivaux traditionnels, la Chine et la Corée du Nord, perçoivent ces traités et les initiatives de développement des forces japonaises comme une provocation, voire une menace qu’ils instrumentalisent par ailleurs pour dénoncer à dessein un supposé retour du « militarisme japonais » de la période 1937-1945 afin, à la fois, de limiter le réarmement japonais et de légitimer leurs propres budgets de défense en hausse constante.
2.2 Le contexte géopolitique de l’article 9, entre pressions et réactions en chaîne
Les tensions entre le Japon et les plus belliqueux de ses voisins ne se sont pas évanouies avec les années. Entre rancœurs historiques, désirs d’expansion, et nouveau gouvernement conservateur, le Japon se retrouve aujourd’hui, encore une fois, en plein cœur du dilemme de la remilitarisation, qui ne semble guère près d’une résolution. En effet, l’amendement de l’article 9 de la Constitution est un cheval de bataille du nouveau Premier ministre Shigeru Ishiba (depuis le 1er octobre 2024) remontant bien avant son élection. Il a exprimé son intention de poursuivre dans ses tentatives de pousser le Japon vers la remilitarisation, même en l’absence d’un changement constitutionnel. Son insistance, si elle ne fait pas l’unanimité au sein de la population japonaise et de la Diète – ni même au sein de son propre parti – trouve sa justification dans l’actualité. En effet, l’incident du JS Suzutsuki a entraîné une réaction en chaîne : la violation de l’espace aérien japonais par un avion espion chinois le 26 août 2024 puis de la zone contiguë aux eaux territoriales japonaises par un porte-avions escorté par des destroyers. La réponse japonaise fut d’envoyer à son tour un destroyer dans le détroit de Taïwan le 25 septembre 2024, marquant une rupture de la politique en place jusqu’alors qui veillait à ne pas défier la Chine.
Taïwan demeure un sujet sensible dans la géopolitique asiatique. En effet, la seule augmentation de son budget de défense ne la protège pas de Beijing qui poursuit sa politique d’« une Chine unique » en intensifiant ses activités militaires dans et autour du détroit de Taïwan tout en usant de tactiques économiques coercitives[33]. Ces activités suggèrent que Pékin a pour plan de préparer ses forces militaires à prendre « des actions décisives pour absorber Taïwan en 2027 ». La Chine revendique sa souveraineté sur Taïwan, et donc le contrôle de toute la largeur de son détroit et de ses eaux territoriales, allant ainsi à l’encontre du CNUDM[34]. En août 2022, comme en octobre 2024 (« Joint Sword-2024B »), la Chine accomplit des exercices militaires d’ampleur autour de Taïwan, tirant parfois des missiles balistiques qui tombent dans la Zone Economique Exclusive japonaise[35].
En mars 2024, le Cabinet japonais accepte de réviser sa politique sur l’exportation d’armes. Il autorise la vente d’avions de combat dernière génération développés conjointement avec le Royaume-Uni et l’Italie sous l’égide du Global Combat Air Program. Cela acheva de mettre fin aux décennies de respect des Trois Principes sur l’Exportation d’Armes du Premier ministre Satô, une entreprise commencée par Abe en 2014, lorsque son gouvernement les avait transformés en « Trois principes sur le Transfert d’Equipements et de Technologies de la Défense »[36]. Cependant, cette relation n’a en réalité pas commencé avec l’intrusion du JS Suzutsuki, car le document de Stratégie de sécurité nationale avait déjà confirmé cet état de tension dans un rapport publié en 2023, où il affirmait que « le Japon se trouve actuellement dans un environnement sécuritaire le plus critique depuis la fin de la guerre » en étant confronté à « une Corée du Nord belliqueuse » et à une « Chine dont les activités militaires se sont considérablement renforcées ces dernières années ».
En effet, nombre d’experts étasuniens, japonais et australiens ont été interrogés sur les principales menaces auxquelles le Japon était susceptible de faire face dans le futur proche. Trois ont été identifiées : la zone grise instaurée par la Chine et ses activités militaires dans l’est de la mer de Chine (75 %-86 %), les capacités nucléaires grandissantes de la Corée du Nord (71%-78%) et l’usage de la force contre Taïwan par la Chine (63 %-78 %)[37]. Pour parer à cette dernière éventualité, ces pays entendent soutenir le gouvernement taïwanais tout en l’aidant à gagner une place plus importante dans les organisations internationales[38], ce qui ne va pas sans poser problème. Lors d’une visite à Taïwan en août 2024, M. Ishiba a cependant soulevé une problématique qui découlerait de ce soutien. Selon lui, si Washington devait demander au Japon d’accueillir des forces taïwanaises sur ses bases militaires, le Japon se trouverait dans une position délicate : honorer son alliance avec les États-Unis, accueillir les forces taïwanaises (article 3 du traité de sécurité), et envenimer leur relation avec la Chine, ou choisir la neutralité et ainsi risquer de : « mettre fin à l’alliance de sécurité États-Unis/Japon »[39].
La Chine inquiète en Asie en raison de la modernisation de ses capacités militaires conventionnelles et nucléaires, mais elle n’est pas la seule nation dans ce cas. La Corée du Nord est, elle aussi, surveillée de près. Elle a réalisé à ce jour au moins six essais nucléaires, des tests de missiles balistiques intercontinentaux de plus en plus fréquents et connaît des progrès dans son programme spatial. Cette accumulation de facteurs – auxquels il faut ajouter l’agression russe de l’Ukraine – participe à renforcer la posture défensive du Japon. L’idée d’un « partage nucléaire » avec les USA est ainsi de plus en plus évoquée[40]. Cette agression russe inquiète à Tokyo en raison de la proximité de leurs territoires au niveau de la mer du Japon et de la mer d’Okhotsk, mais aussi en raison des « Territoires du Nord », les îles Kouriles, toujours au cœur de conflits de souveraineté non résolus entre les deux États[41]. La flotte russe du Pacifique connaît un essor constant, avec une attention particulière portée à la modernisation de missiles balistique sous-marins nucléaires[42]. La Chine et la Russie ne sont pas seulement facteurs d’insécurité en Europe et en Asie, mais aussi en Arctique, où les deux États ont exprimé, par les actes, leurs intentions d’imposer un contrôle exclusif des eaux de cette région, contrôle que le Japon, entre autres, dénonce[43].
Cependant, l’image du Japon comme Yuiitsu no hibakukoku (« le seul pays ») et comme nation des Trois Principes Non-Nucléaires est encore fortement ancrée dans son identité nationale et est défendue même au sein du PLD de M. Abe et de M. Ishiba. On peut particulièrement citer Fumio Kishida, Premier ministre sortant, qui, en écho à la majorité de la population japonaise, juge inacceptable l’idée de cette remise en cause (il est à noter que M. Kishida est un élu parlementaire de Hiroshima). Cependant, cette décision a pour conséquence de prolonger la dépendance japonaise au parapluie nucléaire étasunien en cas de conflit armé.
L’augmentation des tensions peut se lire dans celle des dépenses pour la défense de ces nations durant les dernières années. En effet, là où la Chine comptait un budget de 219 milliards de dollars en 2022, le Japon en comptait 47 milliards, et Taïwan 17,3 milliards[44] – à titre de comparaison, la même année, les États-Unis comptaient 767 milliards de dollars de budget dans ce même domaine. Les budgets de défense atteignent en 2024, respectivement, 235 milliards de dollars (chiffres officiels chinois sous-estimés selon nombre d’experts[45]), 53 milliards de dollars, et 18,9 milliards de dollars (968 milliards de dollars pour les USA)[46]. Cette hausse générale des budgets de défense peut s’expliquer par un phénomène de réactions en chaîne. Lorsque la Chine alloue plus de budget à sa défense pour préparer son armée au combat, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan augmentent le leur[47]. La Corée du Nord ayant ratifié un traité de défense mutuel avec la Russie le 12 novembre 2024[48], il est probable que ce phénomène continue de se répéter.
Toutefois, l’augmentation à 2 % du PIB annoncée par le Japon, même si elle était atteinte, ne suffit pas en soi. Il en faudra plus pour renforcer la sécurité du Japon, raison pour laquelle, outre une hausse de son budget, le Japon entend continuer à renforcer ses relations notamment avec les États-Unis et l’Australie[49]. Cependant, ces alliances ne sont pas vues d’un bon œil par Beijing et contribuent aussi à l’escalade des tensions.
Conclusion
Aujourd’hui, la politique de défense du Japon se trouve dans une position paradoxale entre rupture avec la tradition pacifiste née des traumas de la dernière guerre mondiale et désirs d’autonomie militaire pour assurer sa sécurité dans un contexte de tensions. Le futur de cette position et ses conséquences sur la géopolitique de la région d’Asie-Pacifique sont aujourd’hui rendus incertaines par la décision de Shigeru Ishiba de dissoudre la chambre basse de la Diète et en l’absence, aux élections suivantes, d’une majorité parlementaire claire. Rareté dans l’histoire parlementaire japonaise, cela semble annoncer une période de cohabitation, pendant laquelle les camps des réalistes, des pacifistes et des conservateurs vont devoir
« s’apprivoiser ». Dans ce contexte, le plan d’augmenter le budget de la défense à 2 % du PIB est susceptible d’être relégué au second plan[50]. Si le projet d’une « OTAN asiatique » n’a pas provoqué l’enthousiasme escompté, il reste dans l’esprit de Shigeru Ishiba, au grand dam de la Chine qui le perçoit comme une volonté de containment à son encontre sous l’impulsion de Washington. L’idéal serait pourtant, d’après le ministre japonais des Affaires étrangères, d’établir une relation de sécurité coopérative dans la région d’Asie-Pacifique, sans en exclure la Chine[51], afin de construire une relation de confiance et freiner l’escalade des tensions, ou du moins de s’orienter vers un système de dissuasion intégrée, structurée autour d’alliances et de pactes de sécurité[52].
Ces actuelles incertitudes politique et stratégique japonaises sont de plus amplifiées par l’élection de Donald Trump en novembre 2024 à la présidence américaine et de ses conséquences sur la réassurance américaine en Asie, pilier de l’architecture de sécurité régionale, ainsi que sur les politiques de défense et de sécurité japonaise et des autres alliés asiatiques de Washington (Corée du Sud, Philippines et Taïwan en particulier). L’inquiétude de Tokyo se focalise notamment sur l’imprévisibilité supposée du nouveau président et le « prix à payer » pour le maintien en l’état de l’alliance nippo-américaine. Il n’est cependant pas exclu que Tokyo accroisse aussi en retour sa réflexion déjà en cours sur une plus grande autonomisation de sa politique extérieure.
References
Par : Alicia COLAS
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire