La politique étrangère de la France : un cap pour les trente prochaines années

Mis en ligne le 15 Fév 2022

La politique étrangère de la France : un cap pour les trente prochaines années

Comment retrouver des marges de liberté d’action pour la France dans l’environnement international et géopolitique sensiblement modifié du XXIème siècle ? C’est la question sous-jacente qui porte l’analyse et les orientations proposées par l’Auteur. La coopération européenne y occupe une place centrale.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : « La politique étrangère de la France: un cap pour les trente prochaines années », par Thierry de Montbrial, issu du numéro de l’hiver 2021 de la revue Politique étrangère (n°4/2021). Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.

Une politique étrangère exprime une société unie qui organise ses rapports avec ses environnements en y défendant ses intérêts. Ces environnements ont, pour la France, considérablement changé depuis la fin de la guerre froide et le début de ce siècle. On peut désormais identifier les lignes de force définissant un nouveau cap – où la construction européenne occupera une place centrale – pour organiser l’ensemble de nos choix de politique étrangère pour les prochaines décennies.

Peut-on tenter de définir une politique étrangère ?

Évitons une première confusion, bénigne mais qui existe cependant, entre ce qu’on nomme la « géopolitique » et la « géographie politique ». En France, on définit souvent la géopolitique à partir de l’approche d’Yves Lacoste : les « représentations » relatives aux territoires. Je préfère l’expression plus précise : les « idéologies » relatives aux territoires. Le mot idéologie est ici pris dans le sens de « système d’idées ». Ce que nous pensons des espaces géographiques, des populations qui y vivent, ne constitue pas une représentation abstraite mais est profondément ancré au cœur de chacun, dans les têtes de chacun, dans des montages idéologiques qui habillent aussi des intérêts divers.

Mais beaucoup de problèmes internationaux s’inscrivent dans une logique géographique clairement extérieure à l’ordre idéologique. Par exemple, la régulation du trafic aérien civil ou nombre de problèmes économiques, d’un point de vue pratique, relèvent de logiques de politiques géographiques, ou de la géographie politique. Ce qu’on nomme la « géopolitique » ne recouvre donc pas la totalité du champ des questions territoriales.

Deuxième confusion : entre « géopolitique » au sens précis ou au sens commun et « politique internationale », confusion beaucoup plus grave en ce qu’elle traduit une vision implicitement déterministe de l’histoire. En identifiant géopolitique et politique internationale, on insinue que celle-ci est strictement déterminée par les caractéristiques territoriales, que les éléments territoriaux annihilent la liberté de décision. En réalité, les choix de politique internationale ne sont pas déterminés de manière univoque par la géographie politique.

Les États sont dirigés par des gouvernements. Ces derniers, pour transposer le conatus de Spinoza, s’assignent pour mission fondamentale la « persévérance de l’État dans son être ». La question de l’identité se pose donc immédiatement : le conatus spinozien ne peut prendre un sens opérationnel que si l’« être » dont on parle est vécu comme tel, dans le cas d’un État par la grande majorité de ses citoyens – exigence d’autant plus problématique que les unités politiques ont un horizon temporel dépassant largement celui de leurs membres individuels du moment. Quand de Gaulle disait « la France », il ne la réduisait pas à ses compatriotes contemporains.

On parle de plus en plus aujourd’hui, même pour ce qui concerne nos États développés, d’« identités fragmentées ». Si le but d’un gouvernement est de gérer la persévérance de l’État dans son être, toute fragmentation est un obstacle. Disons clairement que la politique étrangère ou extérieure d’un État ne peut pas être fonctionnellement efficace si cet État est trop fragmenté. On pense aux États fragiles, ou faillis, mais les États solides sont aussi interrogés par ce problème. D’où l’importance, dans un État démocratique comme la France, de débats approfondis pour l’élaboration d’une politique étrangère consensuelle adaptée à la réalité de temps nouveaux.

Pour la France, différentes politiques étrangères sont-elles imaginables ?

Le premier principe de toute politique gouvernementale renvoie donc au conatus, avec une version externe – la politique étrangère – et une version interne – la politique intérieure –, étant entendu que dans la réalité les deux interfèrent. Plus l’être même de l’acteur est fragmenté, plus il y a de mal-être et plus les considérations internes interfèrent avec la dimension extérieure. L’être de la France d’aujourd’hui a-t‑il beaucoup changé par rapport aux décennies précédentes, est-il suffisamment stable, cohérent, permet-il de formaliser une politique étrangère consensuelle ? On pense évidemment ici aux travaux récents de géographes ou de sociologues mettant en lumière une fragmentation croissante de notre pays. Mais il faut aussi se référer à des pionniers comme André Siegfried pour se rendre compte que les grandes variétés de situations politico-sociologiques à l’intérieur d’un pays ne signifient pas nécessairement que ce pays soit mal dans son être. La diversité n’est, en soi, pas incompatible avec le ressenti d’un être commun, auquel on appartient solidairement. Jusqu’à récemment, les États-Unis étaient à cet égard un cas d’école. La question devient alors : qu’est ce qui permet de faire tenir ensemble la diversité ? La véritable fragmentation intervient quand les unités qui composent la « grande unité » ne se sentent plus en faire partie, ou n’y sont pas à leur aise.

Des sociétés qui succombent à un vertige d’autodestruction – en privilégiant le discours idéologique sur ce qu’elles sont plutôt que le pragmatisme de la coexistence ; en versant dans le « localisme » sous prétexte de critique de l’« occidentalisme » ; en s’enfermant dans une posture « pénitentielle » en référence à leur propre histoire… – ne peuvent pas engendrer une politique étrangère structurellement stable.

L’héritage de l’après-guerre

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Pour bien le comprendre, il faut remonter au moins à la défaite de 1940, dont nous ne nous sommes jamais remis. De Gaulle nous a aidés à restaurer notre dignité mais la France ne s’est jamais remise de la perte de sa position dominante, de l’effondrement de 1940. Au passage, une précision : il faut faire la distinction entre l’idée de déclin et celle de décadence. La décadence est irréversible : un verre tombe, se brise et ne se reconstitue pas. Le déclin peut être temporaire et suivi d’une renaissance. On songe à l’avant-dernière phrase des Mémoires de guerre du Général : « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! »

En France, nous vivons sur une politique étrangère qui, après l’effondrement de la Seconde Guerre mondiale, a préservé jusqu’à nous les principes posés par la Quatrième République (lien transatlantique, construction européenne, siège permanent au Conseil de sécurité, arme nucléaire…). Des principes précisés et élargis à une dimension « tiers-mondiste » par de Gaulle, et assumés par ses successeurs. Si nous essayons de penser la politique étrangère de la France aujourd’hui, nous trouvons le croisement de trois constats : cet héritage de 1940 et des années 1950, un mal-être croissant dû à des fragmentations internes et à un déclin économique relatif qui obère nos choix. Il n’y a pas de politique étrangère proactive sans base économique puissante.

On en arrive ici à une interrogation clé : que faut-il pour faire une bonne politique étrangère ? Le maréchal Foch résumait les principes de la stratégie en deux formules : la liberté d’action et la concentration des forces. Il faut choisir ses priorités et concentrer ses moyens sur elles, le tout en élargissant autant que possible sa liberté d’action.

Un enfermement américain ?

Arrêtons-nous un instant sur la liberté d’action. Nous nous voulons tous indépendants mais nous sommes tous dépendants : le problème est de ne pas se laisser dominer par ses dépendances. Malheureusement, depuis au moins 40 ans, la France est devenue de plus en plus dépendante de l’extérieur, et d’abord des États-Unis. Ceci pour des raisons économiques et parce qu’après la chute de l’Union soviétique nous nous sommes laissés glisser progressivement dans l’imperium américain : en entrant les yeux fermés dans la logique de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en réintégrant sans contrepartie sa structure militaire ou encore en subissant sans broncher les politiques de sanctions dictées par Washington, comme après son retrait unilatéral du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA). En particulier, nous avons manqué l’opportunité de construire un nouveau système de sécurité en Europe après la fin de la guerre froide.

Nous ne sommes pas loin d’être échec et mat, ou sous surveillance, dans quasiment tous les domaines. La question est donc bien de retrouver des marges de liberté d’action, ce qui ne peut se faire qu’à travers la construction européenne – c’est là sans nul doute la priorité des priorités pour notre politique étrangère. Toute la difficulté est que l’Union européenne (UE) elle-même est tombée dans cette dépendance, particulièrement dans les domaines politico-militaire et monétaire (à travers lequel nous avons perdu toute marge de manœuvre sur la question des sanctions). Rappelons au passage que les Américains ne distinguent pas entre institutions européennes et atlantiques. Ils ne connaissent que les « institutions euro-atlantiques ». Pour eux, il va de soi que l’Alliance devra devenir anti-chinoise si telle est leur volonté.

Nous héritons de la conjugaison de trois facteurs : l’accélération des développements technologiques dans lesquels nous avons pris beaucoup de retard, nos difficultés structurelles d’adaptation économique et l’ambiance idéologique qui a entouré la chute de l’URSS, proposant l’image d’un monde plat sous leadership américain dans une ambiance de « fin de l’histoire »…

Lire aussi : La France face aux guerres invisibles : à la recherche d’une carte géopolitique et géoéconomique

Comment reconstruire une politique étrangère ?

Le risque est ici de se satisfaire d’un discours hors-sol. La parole compte, mais une politique étrangère n’est pas faite que de gestes, de cérémonies, de discours brillants. Il faut parler de la politique étrangère dans sa modestie exécutoire.

La priorité européenne

La politique étrangère consiste d’abord à se préoccuper de son voisinage. La priorité, c’est donc la construction progressive de l’Union européenne, conçue comme un engagement de très long terme. À l’époque de la Communauté européenne, on considérait qu’on ne pouvait pas l’élargir sans avoir préalablement approfondi l’acquis. Cette pratique de bon sens a été délaissée avant même la chute du mur de Berlin. Les membres de l’Union européenne doivent certes s’engager sur le partage de principes politiques fondamentaux comme l’État de droit, la séparation des pouvoirs, l’alternance démocratique, les libertés publiques… Je définis ici un État de droit au sens précis de Hans Kelsen : un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée. Mais l’espace européen est voué à rester différencié, et il ne serait ni légitime ni efficace de poursuivre l’objectif idéologique d’une excessive homogénéité culturelle. En matière de mœurs, par exemple, chaque peuple doit pouvoir évoluer à son propre rythme. Sur un plan plus général, la gouvernance de l’Union européenne doit s’inspirer du principe d’efficacité fonctionnelle, qui consiste à se donner la capacité de bien faire ce qu’on décide de faire en commun.

Tous les États membres de l’Union ne peuvent avancer du même pas. Mais il faudrait s’entendre sur un code de conduite pour que l’intérêt général européen soit toujours préservé. Celui-ci consiste essentiellement à renforcer progressivement l’Union face aux superpuissances du moment, de nos jours principalement les États-Unis et la Chine. Une fois encore, le maître mot est ici : pragmatisme. C’est cette même démarche que nous devrions suivre pour répondre aux demandes d’élargissement des pays des Balkans par exemple : inventer des modes d’arrimage à l’UE, de nouveaux sas, permettant de concrétiser les rapprochements sans passer prématurément au stade de l’élargissement.

Il est indispensable de renforcer les compétences communes de l’Union, et de faire de la politique commerciale, de la politique de concurrence mais aussi de la politique monétaire (euro) de véritables outils de politique extérieure commune. Ainsi devons-nous, sur ce dernier plan, recouvrer notre liberté de manœuvre en nous libérant de ce qui est improprement appelé l’extraterritorialité du droit américain. La présente Commission s’est engagée dans la bonne voie avec le concept de souveraineté technologique. L’UE en tant que telle est idéalement placée pour se donner le but d’acquérir rapidement une position de leadership dans le domaine des biens communs de l’humanité : le climat, l’environnement mais aussi potentiellement la santé. Pareille ambition est une œuvre de très longue haleine. Je préconise une réorganisation du ministère des Affaires étrangères qui doit être clairement centré sur la dimension européenne et dont les services doivent être parfaitement coordonnés à cet égard.

Négocier avec la Russie

Si l’on regarde vers l’est, j’ai toujours pensé qu’avec la fin de la guerre froide nous avons manqué l’occasion d’un rapprochement raisonnable avec la Russie. Nous ne portons certes pas toute la responsabilité de cet échec. Il était naïf de croire que les dirigeants de la nouvelle Russie, tous ex-dirigeants communistes, allaient se convertir en démocrates à l’occidentale et accepter sans broncher la domination américaine. Sur le plan géopolitique, tout le monde aurait dû comprendre que tout se jouerait en Ukraine – et tout s’est joué en Ukraine. Même si Poutine n’avait probablement pas prévu que l’annexion de la Crimée et les troubles du Donbass provoqueraient la montée du nationalisme ukrainien, ses objectifs principaux ont été atteints, en particulier dans sa relation avec l’OTAN. L’objectif de l’entrée dans l’Alliance atlantique pourra rester inscrit dans la constitution ukrainienne mais sa réalisation n’est pas pour demain.

Les rapports de l’Europe occidentale avec la Russie se sont considérablement dégradés, en même temps que cette dernière se relevait de l’effondrement des années 1990, même si les Russes n’ont aucune envie de se jeter dans les bras des Chinois. Poutine avance ses pions un peu partout et à peu de frais. Les Russes font en sorte que, le jour où les circonstances se prêteront à la négociation, ils auront de quoi échanger. Je me souviens d’une conversation de 1986 avec le roi Hassan II. Je lui avais demandé : « Majesté, pour vous, c’est quoi la politique étrangère ? » Sa réponse fut tout simplement : « Voilà, je viens avec mon petit panier, les autres aussi, et nous faisons du troc… » On entend souvent dire qu’il faut « parler aux Russes », à quoi les responsables politiques ne manquent pas de répondre qu’on leur parle. Mais la politique étrangère n’est pas la palabre citoyenne. Si les chefs d’État ou de gouvernement doivent se parler, ce doit être pour mieux ajuster leurs visions et alors mieux négocier. Je suis convaincu que l’intérêt de la France est de retrouver suffisamment de liberté d’action pour renouer avec la tradition gaullienne vis-à-vis de la Russie.

Je crois en effet que notre intérêt est de contribuer à rendre possible, le moment venu, une nouvelle architecture de sécurité sur le Vieux Continent, et que cette négociation – dans laquelle la place des États-Unis sera évidemment différente de ce qu’elle fut – devra s’appuyer sur la logique et les concepts de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Celle-ci a en son temps représenté un véritable exploit diplomatique. Les Russes étaient encore demandeurs d’une telle négociation il y a une douzaine d’années. Aujourd’hui, ils se définissent plutôt par rapport à l’Eurasie. Quoi qu’il en soit, tant que nous n’aurons pas reconstruit une architecture européenne adaptée au monde actuel, la question de l’Europe médiane demeurera une source permanente de difficulté. Nous devons sortir d’une approche trop idéologique et mieux valoriser les outils dont nous disposons au sein de l’Union européenne, dont j’ai parlé précédemment. Un rapprochement pourrait aider à améliorer les relations économiques au sein du continent européen, pour le bénéfice aussi de notre rapport global avec les pays du flanc sud de l’Europe.

Une position propre vis-à-vis de la Chine

La Terre semble certes aujourd’hui rétrécie, et les distances bouleversées, mais les points cardinaux de notre environnement n’ont pas changé. Peu de dangers se profilent au nord, et encore moins à l’ouest. Sur le plan international dans son ensemble, la question de Taïwan est l’une des plus préoccupantes. Ou encore le maintien de la liberté de navigation sur tous les océans. Mais notre mer proche c’est la Méditerranée. Le Sud vis-à-vis duquel nous avons des responsabilités opérationnelles concrètes, c’est l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Afrique subsaharienne. Devant un incident dégénérant en mer de Chine du Sud, nous réagirions sur un plan diplomatique mais nous n’engagerions guère de moyens significatifs. Sans doute la France est-elle encore « une puissance indopacifique », mais étant donné la limitation de ses moyens ce n’est évidemment pas dans cette direction qu’elle doit concentrer ses maigres ressources.

Quant à notre posture vis-à-vis de la Chine, elle doit faire écho à nos intérêts nationaux et aux intérêts communs européens – les premiers devant nous guider en attendant que les seconds puissent suffisamment s’affirmer, dans ce domaine comme dans les autres. Il ne saurait être question, dans l’état actuel des choses, que nous participions à une alliance globale anti-chinoise. Pour autant, nous ne saurions accepter de subir une domination technologique asiatique. Les Européens doivent donc affirmer leur souveraineté technologique et adapter leurs relations avec Pékin à cet objectif stratégique, mais leurs choix à cet effet doivent être les leurs et non ceux des États-Unis. On retrouve ici la primauté du concept de liberté d’action.

Le flanc sud

Nous sommes beaucoup plus directement, plus urgemment, interrogés par notre Sud proche : Sahel, développements internes en Algérie, rapports orageux entre Alger et Rabat… Ce que nous entendons en France sur l’Algérie reflète surtout notre malaise national. Quant au Sahel, on voit bien que nos partenaires européens ont du mal à se sentir directement concernés. Nous avons donc encore de grands efforts à faire pour mieux les en convaincre.

À propos du Sud en général, on en revient toujours à notre discours sur la démocratie et les valeurs. Nous avons un discours démocratique universaliste, mais en pratique nous l’appliquons de manière sélective. Tout comme les autres puissances, il est vrai, à commencer par les États-Unis. En réalité, ce que nous pouvons et devons faire, c’est tenter d’être nous-mêmes exemplaires. Sur ces défis universels – démocratie, droits de l’homme… –, nous devons donner la priorité à l’exemplarité interne et partir de l’idée que le soft power de l’Europe en construction s’exerce par l’exemple, bien davantage que par les prêches. Essayons d’être exemplaires mais défendons nos intérêts. J’ai été critique à l’égard de l’opération en Libye parce que la France s’est alors laissée entraîner dans une logique de regime change, sans se préoccuper des conséquences même les plus prévisibles de son action.

Globalement, il faut afficher une volonté de concrétiser une « communauté de destin » en nous engageant avec des moyens proportionnés pour l’élaboration d’une relation durable avec les pays du Maghreb et les pays subsahariens les plus proches. Nous pourrons tenter de favoriser un rapprochement entre les pays du Maghreb si nous parvenons à dépassionner les rapports entre la France et l’Algérie et à établir enfin une relation diplomatique normale entre nos deux pays, soixante ans après la fin de la décolonisation. La France ne peut qu’accepter de négocier avec le gouvernement algérien quel qu’il soit, dès lors qu’il exerce son autorité sur son territoire. Nous ne pouvons pas accepter qu’un gouvernement étranger instrumentalise ses relations avec nous pour asseoir sa légitimité interne. La France doit œuvrer sans relâche pour établir une relation de long terme avec l’Algérie dans l’intérêt commun. Cependant, aussi longtemps que la volonté d’aboutir ne sera pas partagée, elle devra défendre strictement ses intérêts, par exemple s’agissant de l’octroi des visas ou des effets pervers de la double nationalité. Quant à notre politique vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne, proche de nous par l’histoire, tout le défi est d’aider ces pays à développer leurs propres moyens pour assurer leur sécurité, sans que cette aide puisse être interprétée comme un soutien à des régimes rejetés par leurs propres citoyens. C’est la contradiction la plus difficile à surmonter si l’on ne veut pas laisser le champ libre à des prédateurs extérieurs. C’est pourquoi il peut être bon, comme Emmanuel Macron l’a récemment fait, de s’adresser directement aux jeunes et aux sociétés, à condition bien sûr de consacrer des moyens substantiels pour aider au développement de sociétés civiles dignes de ce nom. L’essentiel ici est de souligner, une fois de plus, qu’une politique étrangère ne se fait pas sans moyens soutenus dans la durée. Si notre économie ne nous le permet pas, nous serons acculés au renoncement.

De toute façon, la France ne pourra pas aller très loin dans ces directions sans le concours de ses partenaires européens, qu’il faudra donc pleinement associer, politiquement mais aussi économiquement, à nos choix stratégiques sur notre flanc sud qui est aussi celui de l’Europe. Nous devons également continuer de nous rapprocher avec les pays du Golfe, que notre diplomatie intéresse d’autant plus qu’eux-mêmes (comme d’ailleurs certains pays d’Asie) se sentent de moins en moins à l’aise dans un compagnonnage avec les seuls États-Unis. On entrevoit qu’il puisse y avoir là potentiellement un espace pour une grande politique extérieure véritablement européenne. Encore faut-il situer cette perspective dans la longue durée.

Nous ne sommes pas les États-Unis, qui peuvent accumuler les erreurs – ils n’en sont pas chiches – et n’en subir que modérément les conséquences. Ils sont riches et bénéficient de ce qu’on appelait du temps du général de Gaulle « le privilège exorbitant du dollar ». Washington passe son temps à nous reprocher un burden sharing inégal, mais au vrai les Américains n’en supportent pas le poids et peuvent se permettre de dépenser des centaines de milliards en Afghanistan. Nous, nous payons nos erreurs cash…

Lire aussi : Entre Chine et Etats-Unis, l’Europe à la recherche de son avenir

Notre intérêt national a-t‑il évolué depuis la publication, en 2017, de l’ouvrage qui porte ce titre[1] ?

Notre livre de 2017 était un travail collectif, réalisé en vue des élections présidentielles de cette année-là, dont l’objectif était la réhabilitation de la notion d’intérêt national. À cette époque, bien rares étaient les personnalités politiques et les commentateurs français qui osaient utiliser ce concept pourtant répandu partout ailleurs sur la planète. Aujourd’hui, on n’a plus ces pudeurs et l’on comprend même de mieux en mieux que, dans notre partie du monde, intérêt national et intérêt européen ne sont pas nécessairement antinomiques. En tout cas, les circonstances se sont beaucoup durcies depuis 2017, avec en particulier l’approfondissement du conflit sino-américain. Nous avions d’ailleurs privilégié ce thème en 2019 pour le 40e anniversaire de l’Ifri[2], alors qu’il était très peu présent à l’époque. Les thématiques reliées au Sud ont également monté en puissance : Sahel, Golfe de Guinée, Maghreb, Iran, Afghanistan, etc. On a pris davantage conscience de ce que les priorités des États-Unis se sont éloignées des nôtres, de celles des pays européens. Les États-Unis ne seront plus là demain pour nous protéger en toutes circonstances. On ne peut plus se contenter du magistère de la parole et de moyens symboliques. Nous devons nous débarrasser de l’excès d’idéologie pour plus de réalisme et surtout pour nous donner des marges de manœuvre politiques et matérielles, tout en concentrant nos moyens en fonction de nos intérêts nationaux et européens.

Europe : penser des solidarités concrètes

Ceci me conduit à revenir sur la construction européenne. Je disais plus haut que les successeurs du général de Gaulle n’ont guère innové en matière de politique étrangère. Sous François Mitterrand, la décision la plus importante du point de vue du temps long a été la création de l’euro. C’est elle qui a sauvé la Communauté devenue Union européenne, menacée d’éclatement du fait de ses élargissements trop rapides. Réciproquement, l’éclatement de la zone euro préfigurerait celui de l’Union européenne. Au demeurant, plus personne ne demande en France la sortie de l’euro. La voie européenne est indispensable comme direction générale, seule option pour les pays concernés afin de conserver à long terme une certaine liberté d’action et de peser sur la scène internationale. Sinon, nous serions réduits progressivement à l’état de vassaux des États-Unis dont nous ne pourrions plus que subir les choix les plus hasardeux. Ajoutons que si par malheur l’Union européenne devait commencer à se décomposer, ce serait dans un processus d’une complexité telle que le Brexit n’en aurait donné qu’un léger aperçu. Malgré cela, la survie de l’Union européenne comme projet de long terme n’est nullement assurée.

Entre Européens, je ne crois pas utile de se perdre en débats abstraits sur la souveraineté partagée ou l’autonomie stratégique. Ce qui importe, c’est le renforcement d’interdépendances construites et non pas subies. Si l’on veut, par exemple, que les Allemands ou d’autres s’intéressent davantage à l’Afrique et y travaillent avec nous sur le plan sécuritaire, il faudra les intéresser aussi dans l’ordre économique ou culturel. Les intérêts doivent être concrets. Les solidarités doivent être vécues.

Il faut aussi savoir réparer les erreurs. Schengen, par exemple, a été mal pensé, sur un engouement dans l’esprit du temps, celui de la « fin de l’histoire ». La question des frontières est redevenue essentielle. Dans l’Union européenne, il faut la traiter d’une manière pragmatique, en fonction des problèmes tels qu’ils se posent. Évitons les grandes idées abstraites, mais là encore travaillons à l’élaboration d’un code de conduite entre les pays membres pour que les inévitables difficultés entre nous ne dégénèrent pas sous les pressions idéologiques ou populistes. Vous remarquerez que, dans tout cela, mon approche se rattache plutôt à celle de Jean Monnet. Depuis mes débuts dans le domaine de la politique internationale, avec la création du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères en 1973-1974, je n’ai cessé de penser que les visions de Jean Monnet et du général de Gaulle étaient complémentaires. L’essentiel, c’est d’avancer sans jamais perdre de vue le cap.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises les intérêts européens. Comment pourrait-on les définir ?

Prenons l’exemple de la question de l’autonomie stratégique, envisagée non plus comme une formule abstraite mais comme un problème pratique. La question devient alors : quels sont les points critiques qui exigent une capacité décisionnelle européenne ? Si l’on en revient au Sahel par exemple, on est là en terrain difficile parce que le problème n’est pas perçu comme critique par nos partenaires et que nous ne sommes peut-être pas tout à fait clairs nous-mêmes dans la formulation de nos objectifs, et a fortiori de notre stratégie. En même temps, je crois que nous avons raison de penser qu’il y a là un enjeu très important pour la France, mais aussi pour l’Europe dans son ensemble.

Un autre exemple évident est ce qu’on appelle la souveraineté technologique, que l’on doit comprendre comme un complément indispensable au marché et à la monnaie uniques, avec une politique de la concurrence adaptée en conséquence. C’est la cohérence de cet ensemble qui permettra à l’Union européenne de peser face aux États-Unis ou à la Chine. Une cohérence qui doit s’étendre aux industries de défense. La notion de défense européenne ne peut avoir de sens à long terme en l’absence d’une industrie de défense suffisamment autonome. Il semble que certains de nos partenaires, et d’abord l’Allemagne, ont commencé à l’admettre.

J’ai déjà insisté sur l’importance du renforcement de l’union monétaire et sur la nécessité de nous affranchir de la domination politique du dollar. À cet égard, je crois aussi que la France devra faire l’apprentissage d’un néo-keynésianisme moins laxiste. La France a pour vocation dans les prochaines décennies de jouer un rôle majeur dans la poursuite de la construction européenne. Mais elle ne pourra pas assumer ce rôle si son endettement extérieur finit par la mettre en danger. L’Allemagne et les autres pays dits frugaux ne sont pas prêts à accepter l’institutionnalisation du laxisme budgétaire, avec une Banque centrale européenne chargée de faciliter les transferts du Nord vers le Sud pour combler les déficits du Sud. Il y a évidemment un intérêt européen à parvenir à l’élaboration d’une conception partagée de la politique monétaire.

Quelle place faire, dans une politique étrangère redéfinie, à l’Alliance atlantique ?

La raison d’être de l’OTAN du temps de la guerre froide a disparu. Je l’ai écrit de multiples fois : jamais une alliance n’a survécu indéfiniment à la disparition des circonstances qui l’avaient fait naître. En revanche, je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille quitter l’Alliance. Le temps est simplement venu de clarifier les choses. À commencer par le contenu et les implications de l’article 5 du traité, finalement assez vague. Contre quels types d’agression aujourd’hui et demain l’Alliance atlantique est-elle supposée nous protéger ? Jusqu’à quel point doit-elle intervenir en tant que telle sur des théâtres d’opérations lointains comme l’Afghanistan par exemple ? Comment les prises de décision en son sein peuvent-elles être rendues compatibles avec l’idée d’une plus grande liberté d’action européenne ? Jusqu’à quel point peut-on tolérer des conflits de type sécuritaire au sein même de cette alliance ?

Dans une perspective de long terme, l’Alliance atlantique conservera son sens pour les menaces majeures mettant clairement en péril les intérêts communs aux États-Unis et aux Européens. En particulier, la dissuasion nucléaire gardera sa pertinence. Mais il faut se garder de toute évolution qui dans les faits reviendrait à renforcer la domination politique des États-Unis sur le Vieux Continent, alors que sur de nombreux points les intérêts nationaux ne coïncident plus de part et d’autre. Tout ne doit pas être mis dans le panier atlantique ! Abstenons-nous de prendre à notre compte le concept d’institutions euro-atlantiques. Et d’ailleurs, gardons aussi en tête que certains membres de l’Union européenne restent attachés à leur statut de neutralité…

***

Pour conclure, je voudrais insister sur deux points essentiels à mes yeux. Le premier concerne l’horizon temporel de toute politique étrangère. Pour le grand public, la politique étrangère, confondue à tort –comme on l’a vu – avec la géopolitique, est l’action au jour le jour des chefs d’État ou de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères en ce qui concerne les relations interétatiques. Cette action est évidemment fondamentale, mais elle ne traduit que l’écume de schémas systémiques plus enfouis qui s’inscrivent dans la longue ou la très longue durée. J’ai voulu suggérer ici que la France et sans doute la plupart des autres États européens vivent encore sur la lancée de schémas de plus en plus périmés depuis la fin de la guerre froide. Les grandes lignes du système international dans les trois prochaines décennies me paraissent désormais suffisamment claires pour que l’on puisse élaborer un nouveau schéma, nettement distinct tout en se situant dans la continuité du précédent, par rapport auquel la diplomatie au jour le jour des années à venir aura à se situer. On retrouve ici la notion de cap.

Le deuxième point se rapporte à l’efficacité fonctionnelle. Dans les pays démocratiques, surtout quand les alternances sont fréquentes, on n’attend pas des dirigeants successifs qu’ils réinventent à chaque fois la politique étrangère de leur pays. Rares d’ailleurs sont ceux qui arrivent aux affaires avec une préparation suffisante dans ce domaine. D’où la grande importance des appareils administratifs sur lesquels s’appuie le travail gouvernemental pour l’exercice de la politique étrangère. Cet entretien n’avait pas pour but d’analyser l’évolution du Quai d’Orsay en tant que corps, du point de vue du cadrage de la politique étrangère de la France depuis la fin de la guerre froide. Mais il est certain que celles et ceux qui auront la charge de la diplomatie française dans les trente prochaines années devront contribuer à la penser à nouveaux frais. Dans le même sens, je pense que le Quai d’Orsay devrait être réorganisé en vue de la priorité européenne ainsi que je l’ai déjà dit, mais aussi du point de vue des compétences géographiques pour renforcer nos capacités d’interaction avec les pays du voisinage de l’Europe, c’est-à-dire de nos flancs, principalement sud et est. Enfin, je suis de plus en convaincu que dans une grande démocratie comme la France, les principes fondamentaux de la politique étrangère, surtout dans une période de mutation, doivent être régulièrement débattus et réaffirmés au sein du parlement, comme ce fut le cas sous la Quatrième République. Un tel renforcement démocratique permettrait aussi de faire émerger au sein de la classe politique davantage de compétences dans ce domaine essentiel de la vie nationale. Et en tant que président de l’Ifri, comment pourrais-je terminer sans insister sur le rôle des think tanks spécialisés qui se sont développés au cours des décennies, en Europe mais surtout aux États-Unis ou encore en Chine ?

References[+]


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