Janus aux deux visages, souriant et grimaçant ; le numérique exprime singulièrement cette dualité intrinsèque à la technologie. Le papier explore les failles d’une réglementation européenne, le Digital Services Act, visant à réguler et à limiter la désinformation sur les réseaux sociaux. Il souligne plus particulièrement le rôle que jouent les plateformes dites alternatives, revendiquant une offre plus ouverte tout en se faisant le Cheval de Troie de contenus extrémistes, complotistes ou propagandistes.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Dusan Bozalka, « Plateformes alternatives et désinformation : Odysee, un angle mort du Digital Service Act », IRSEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRSEM.
À l’approche des élections européennes, nombreuses sont les inquiétudes formulées par les responsables politiques quant aux manipulations de l’information sur les plateformes numériques. Les flux informationnels sont en effet susceptibles d’être exploités par des acteurs malveillants dans l’optique de renforcer les clivages sociétaux et d’amplifier la contestation des institutions démocratiques et transatlantiques. Consciente de ces enjeux, la Commission européenne a – dès février 2024 – élargi la législation sur les services numériques (DSA) à l’en- semble des plateformes en ligne. Déjà en vigueur depuis août 2023, le DSA ne s’appliquait alors qu’aux plateformes en ligne et aux moteurs de recherche comptant plus de 45 millions d’utilisateurs. Dans sa version actuelle, son cadre juridique impose plusieurs mesures préventives, dont celles liées à la gestion de contenu illégal.
Les plateformes numériques doivent mettre à disposition de leurs utilisateurs un outil permettant de signaler facilement les contenus illicites, faute de quoi elles risquent des amendes pouvant atteindre 6 % de leur chiffre d’affaires mondial, voire une interdiction d’exercer leurs activités sur le marché européen. Chaque pays de l’Union européenne se doit en outre de nommer un « coordinateur des services numériques », à l’image de l’Arcom en France, garant du DSA afin que celui-ci traite les plaintes et signalements déposés par les utilisateurs en ligne. Il est également exigé des plateformes numériques qu’elles dressent un bilan annuel des risques « systématiques » (haine, violence en ligne, processus électoraux) et qu’elles prennent des mesures pour les atténuer.
Or, à l’instar des manquements médiatisés de X, plusieurs plateformes – telles qu’Odysee – ne respectent pas la plupart des dispositions formulées par le DSA. Créée le 28 septembre 2020 par le libertarien américain Jeremy Kauffman, la plateforme se définit sur son site Internet comme un dépôt « reconnu pour ses capaci- tés d’hébergement vidéo ». Contrairement à YouTube, Odysee utilise un échange décentralisé de données peer-to-peer (une architecture client-serveur), ce qui lui permet d’éviter les juridictions nationales résultant de l’utilisation géographiquement circonscrite de serveurs centralisés. Cette configuration est éminemment straté- gique, puisqu’elle vise d’abord à échapper à toute forme de modération imposée par les États. Ensuite, elle fait d’Odysee l’une des principales plateformes alterna- tives actuellement disponibles (appellation traduisant un nombre réduit d’utilisateurs, un espace propice à la promotion des récits extrémistes et des recours à des moyens de financement suspects). Il apparaît important de mettre au jour les manquements qui lui sont imputables. Odisee, au-delà de ses cinq millions d’utilisateurs actifs, représente en effet un espace numérique privilégié pour les communautés complotistes procédant à la publication et l’amplification de contenus contrevenant au cadre juridique européen.
Une collecte massive de données depuis la plateforme (voir schéma) met ainsi en évidence l’existence de six communautés larges, dont quatre se consacrent principalement à la diffusion de contenu complotiste dans des espaces linguistiques distincts. Les plus grandes communautés se répartissent comme suit : deux communautés complotistes anglophones représentant respectivement 35,5 % (bleue) et 9 % (brune) des interactions recensées, une communauté francophone (23 % – verte), une communauté hispanophone (9 % – rose) et une communauté germanophone (8,5 % – fuchsia). Chacune de ces communautés linguistiques se démarque par une surreprésentation du nombre d’anciens et d’actuels Anons, c’est-à-dire les membres du mouvement complotiste transnational QAnon. Cette présence significative d’acteurs complotistes sur la plateforme s’explique par une migration de ces utilisateurs à la suite des purges de YouTube en octobre 2020, moment concordant avec un pic d’ouverture de chaînes sur Odysee. Au sein de ces communautés coexistent également différents profils, dont les plus populaires sont les chaînes dédiées à la traduction de contenus complotistes anglophones (sous-titrage, doublage). À celles-ci s’ajoutent des chaînes attribuables à des influenceurs complotistes multiplateformes, près de 380 chaînes renvoient à des comptes hébergés sur diverses plateformes traditionnelles comme alternatives.
Ce constat n’est pas anodin, car il indique que l’utilisation d’Odysee se conçoit avant tout comme un espace d’archivage pérenne. Les conséquences nocives de cet usage vis-à-vis du débat public sont doubles. D’abord, la plateforme favorise l’expansion multiplateforme des communautés complotistes. Les vidéos hébergées sont alors relayées sur d’autres plateformes, et ce sans la crainte de voir le contenu supprimé ou la chaîne en question bannie. L’absence de modération fait également de la plateforme une source durable de revenus pour les acteurs complotistes. La plateforme récompense en effet ses utilisateurs les plus populaires grâce à son propre système de crédits, convertibles en devises, mais elle prévoit également l’envoi direct de dons en dollars. La pérennité des vidéos conditionne la persistance des récits au sein des communautés complotistes américaines et européennes, ainsi que leur adaptation récurrente aux événements de l’actualité.
À titre indicatif, les titres recensés soulignent une sur-représentation de vidéos qui contestent le résultat des élections présidentielles américaines et pointent du doigt le rôle des agences de renseignement américaines lors de la prise d’assaut du Capitole (janvier 2021). Ces récits sont directement adaptés au contexte national des communautés identifiées, si bien que les résultats des élections présidentielles françaises sont à leur tour contestés avec des éléments de langage similaires aux communautés anglophones (mention de machines corrompues, détournement du vote postal). Un récit plus récent fait la promotion de l’abstentionnisme pour les élections européennes de juin 2024, selon lequel la Commission ferait partie d’un État profond corrompu dans lequel les partis d’extrême droite ou gauche incarneraient une « opposition contrôlée », censée donner l’illusion d’un régime démocratique. Aux récits sur les processus électoraux s’ajoutent les récits sur la santé publique, depuis la pandémie de Covid-19, qui évoquent le prétendu nettoyage des populations européennes grâce à la nocivité supposée des vaccins. Enfin, le troisième récit le plus fréquent concerne l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui contient de nombreux éléments de la propagande pro-Kremlin.
Cette analyse computationnelle permet de mesurer le rôle qu’entretiennent les acteurs complotistes dans la diffusion durable sur les plateformes alternatives de la propagande pro-Kremlin. Les créateurs influents de contenu sont en effet régulièrement amenés à couvrir l’actualité géopolitique et ils contribuent à mêler les récits de propagande aux récits complotistes. L’une des vidéos les plus partagées présente le plan d’aide américaine à l’Ukraine comme une manœuvre du camp démocrate en faveur de l’enrichissement de ses élites corrompues (familles Biden, Bush et Obama). Parallèlement, les contenus vidéo initialement produits par RT et Sputnik, ou par des journalistes pro-Kremlin se décrivant comme « indépendants », sont à leur tour republiés – non pas simplement partagés – et traduits par les acteurs complotistes. Les acteurs complotistes sont donc – du moins sur Odysee – les principaux producteurs et relais de la propagande pro-Kremlin et inscrivent leurs publications dans une stratégie de contournement des sanctions européennes à l’égard des médias d’État russes.
Ces récits, diffusés de manière durable et économiquement rentable, contreviennent directement aux dispositions du DSA. Bien qu’il soit possible pour tout utilisateur de signaler du contenu via l’interface de la plateforme, force est de constater que la modération de contenu est quasi inexistante. À ce titre, nous recensons la disparition (sans savoir si elle est le fait de la plateforme ou des utilisateurs) d’une dizaine de chaînes seulement – contrastant avec la surreprésentation de vidéos complotistes en circulation. Les plateformes alternatives comme Odysee constituent donc un angle mort préoccupant des politiques publiques de régulation, et ce précisément parce qu’elles arguent de leur architecture décentralisée pour s’ériger comme des espaces de contestation numérique. Elles contribuent ainsi à pérenniser une défiance et une décrédibilisation transnationale des institutions démocratiques occidentales, au même titre qu’elles permettent à leurs utilisateurs de relayer et d’adapter plus finement à des audiences nationales des récits issus de la propagande d’États autoritaires.
Par : Dusan BOZALKA
Source : IRSEM