Effets comme résultats, comme mécanismes, comme conditions particulières ? L’auteur interroge les limites conceptuelles des théoriciens de la puissance aérienne au filtre des acquis des sciences sociales, prélude à l’élaboration de pistes de progrès en termes de pertinence opérationnelle.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : « Penser les effets : l’importance des sciences sociales pour la pensée stratégique aérienne », par Olivier Schmitt, issu de la revue Vortex n° 2/Décembre 2021. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site Calaméo.
Le lecteur versé dans les débats stratégiques associera spontanément une discussion sur les « effets » à l’émergence des EBOs (« effects-based operations ») puis EBAOs (« effects-based approach to operations ») dans la doctrine interarmées américaine du début des années 2000, avant leur répudiation en 2008 par le Général Mattis, alors à la tête du Joint Forces Command[1]. Si le terme a disparu de la doctrine interarmées, il reste néanmoins présent dans l’U.S. Air Force, qui définit doctrinalement l’EBAO comme « une approche dans laquelle les opérations sont planifiées, exécutées, évaluées et adaptées afin d’influencer ou de changer des systèmes ou des capacités pour obtenir les résultats désirés »[2]. La doctrine de l’USAF mentionne ainsi explicitement qu’il s’agit d’une manière de raisonner une campagne, et non pas d’une méthode particulière de planification.
De manière intéressante, la doctrine AFDP 3-0 mentionne également que si le terme « basé sur les effets » est retenu, il aurait également pu être remplacé par les termes « basé sur les résultats », « basé sur les objectifs », « basé sur les impacts », ou « basé sur les conséquences ». Cette précision est importante car elle illustre l’une des principales difficultés du débat sur l’importance relative des effets, à savoir la polysémie du terme lui-même. En anglais comme en français, « effet » peut signifier le résultat d’une action (comme lorsque l’on parle de « cause à effet »), mais aussi un phénomène (acoustique, électrique, ou autre) apparaissant dans certaines conditions précises. En d’autres termes, un « effet » peut être, selon le locuteur, le résultat final d’une série d’actions, ou alors un état particulier (et transitoire) généré par une combinaison particulière de facteurs.
Cette ambiguïté est importante pour la théorie stratégique en général et la théorie stratégique aérienne en particulier. Une théorie stratégique peut s’exprimer sous la forme d’une relation causale liant des conditions particulières (« si »), des résultats (« alors ») et des mécanismes (« parce que »). Par exemple, le principe de la dissuasion nucléaire peut être formulé de la manière suivante : si je dispose d’un armement nucléaire crédible, alors l’adversaire n’osera pas attaquer mes intérêts vitaux parce qu’il serait victime de dommages inacceptables. Le problème du terme « effets » est qu’il peut désigner, en fonction des locuteurs, aussi bien les conditions particulières que les résultats ou les mécanismes. La clarté sémantique est donc extrêmement importante lorsque le terme « effets » est employé : il s’agit d’être explicite sur le maillon de la chaîne causale stratégique qui est désigné. Cette précision ne relève pas de la pédanterie, mais a des conséquences importantes sur la pensée stratégique, la doctrine et la planification opérationnelle : confondre les résultats, les mécanismes et les conditions est évidemment problématique[3].
Ainsi, la doctrine de l’USAF associe les effets aux résultats, ce qui contredit la pensée stratégique aérienne classique qui, comme nous le verrons ci-dessous, associe les effets aux mécanismes. Toutefois, les principaux penseurs aériens le font sans la rigueur empirique et conceptuelle nécessaire à l’établissement de théories stratégiques solides qui permettraient d’irriguer utilement la doctrine et la planification. Pour illustrer ce pro- blème, cet article se concentre sur un aspect spécifique de la théorie stratégique aérienne : la frappe stratégique. Il n’aborde donc pas d’autres fonctions majeures de la puissance aérienne, telles que le contrôle de l’espace aérien (supériorité et suprématie aérienne), les frappes non-stratégiques (appui aérien rapproché), la maîtrise de l’environnement opérationnel (ISR et guerre électronique) ou encore la mobilité (transport aérien, ravitaillement). Cette focalisation s’explique par l’importance acquise par la frappe stratégique dans les théories de la puissance aérienne, notamment car l’argument de l’efficacité de ces frappes a souvent servi de justification pour créer des armées de l’air indépendantes (et ce, même si le principe de la frappe stratégique n’était pas forcément transcrit en doctrine et en organisation)[4]. Comme l’écrit Viktoriya Fedorchak, « en tant que premier cadre conceptuel associé à l’indépendance des forces aériennes, la frappe stratégique est devenue une épée de Damoclès, une ombre perpétuellement portée sur les tentatives intellectuelles de conceptualiser, employer et analyser la puissance aérienne dans ses différents aspects opérationnels »[5]. Comme nous le verrons ci-dessous, les principaux auteurs identifient en fait deux types d’effets : des effets moraux (visant la volonté de combattre/ résister des cibles) et des effets cognitifs (visant l’organisation et la capacité de compréhension des cibles), qui dérivent de modes d’emploi de la force spécifiques et qui sont censés aboutir à des résultats stratégiques. Or, du fait de problèmes structurels de ces théories, la place qu’ils accordent aux « effets » est en fait peu convaincante. Cet article revient donc sur les principales théories de la frappe stratégique, avant d’en montrer les failles empiriques et conceptuelles, et de proposer des pistes de reconstruction d’une théorie stratégique aérienne basée sur les acquis conceptuels et méthodologiques des sciences sociales afin d’en assurer la rigueur, et donc la pertinence opérationnelle.
La frappe stratégique, pierre angulaire de la théorie stratégique aérienne
Cette section résume les effets des frappes stratégiques tels que théorisés par cinq penseurs de la puissance aérienne : l’Italien Giulio Douhet, le Bri- tannique Hugh Trenchard et les Américains William ‘Billy’ Mitchell, John Boyd et John Warden III. Ensemble, ces auteurs forment une sorte de « canon » de la théorie stratégique aérienne, à en croire les principaux manuels. Par exemple, l’ambitieuse synthèse de la pensée aérienne de Meilinger, The Paths of Heaven (conçue pour être un manuel de la School of Advanced Airpower Studies américaine) comprend des chapitres sur des auteurs va- riés, mais son introduction s’attarde sur les cinq auteurs mentionnés, rajoutant toutefois le Russe De Seversky[6]. Dans le chapitre sur la puissance aérienne de la seconde édition de Makers of Modern Strategy, David MacIsaac s’attarde sur Douhet, Trenchard et Mitchell comme « prophètes » de la puissance aérienne, avant de discuter de l’impact des armes nucléaires et d’analyser les campagnes aériennes post-1945[7]. Peter Gray se concentre sur les cinq stratégistes évoqués, auxquels Viktoriya Fedorchak ajoute des auteurs plus récents comme Eliot Cohen, David Deptula et Colin Gray[8].
Enfin, le seul chapitre sur la stratégie aérienne du récent ouvrage français « Penseurs de la Stratégie » porte sur Douhet[9]. Finalement, si le pentacle Douhet/Trenchard/Mitchell/Boyd/Warden n’épuise pas la pensée stratégique aérienne, il est suffisamment représentatif pour fonder l’analyse des effets des frappes stratégiques sur les travaux de ces auteurs.
La pensée aérienne de Giulio Douhet (1869-1930) est fondée sur deux prémisses : l’arme aérienne est de nature fondamentalement offensive, et aucune défense efficace ne peut l’arrêter. Souvent résumée au bombardement stratégique, sa pensée s’inscrit dans un cadre intellectuel plus large empruntant initialement à la tradition libérale[10]. Il développe ses idées dans son ouvrage majeur, La Maîtrise de l’Air, publié en 1921 puis réédité en 1926. Selon lui, la valeur ajoutée de l’arme aérienne se situe principalement vers le bombardement stratégique contre les populations civiles du fait de son caractère offensif. Douhet identifie cinq cibles principales correspondant aux centres vitaux d’un pays moderne : l’industrie, l’infrastructure de transports, les réseaux de communication, les bâtiments gouvernementaux et la volonté de la population[11]. Pour le penseur Italien, cette dernière cible est la plus importante : une fois frappées, les populations en viendraient à contraindre leur gouvernement à capituler pour ne plus subir les souffrances causées par les bombardements. Il faut noter que Douhet a évolué sur ce point : s’il répugnait au bombardement des civils (jugé odieux) en 1910, il publie en 1919 une sorte de roman d’anticipation dans lequel les villes sont ciblées dès le début du conflit pour créer une forte impression sur la population[12]. Toutefois, le conflit n’est pas résolu par un soulèvement populaire, mais de manière beaucoup plus classique par une pénurie matérielle (entraînée par la destruction des infrastructures) qui conduit à une défaite après des opérations terrestres et navales. L’importance de la dimension morale de la frappe stratégique chez Douhet se cristallise donc au fil du temps, mais influence fortement la pensée stratégique aérienne.
Le Britannique Hugh Trenchard (1873-1956) a joué́ un rôle majeur dans l’institutionalisation de la Royal Air Force comme armée indépendante en devenant notamment son premier Chief of the Air Staff. Trenchard était notamment convaincu de l’importance de développer un « esprit de la force aérienne », passant par des formations spécifiques, devant aboutir à une culture professionnelle propre. La pensée stratégique de Trenchard s’est formée dans un contexte particulier, avec la découverte de la vulnérabilité du territoire britannique face aux attaques aériennes allemandes durant la Première Guerre mondiale, un choc pour un pays dont le territoire était perçu jusque là comme protégé par son insularité. Trenchard préconise que l’arme aérienne serve de soutien à l’armée de terre dans le cadre d’une campagne interarmes ou d’outil d’interdiction en visant des infrastructures critiques. Toutefois, il avance que l’arme aérienne est la plus efficace dans le champ psychologique : pour lui, les effets moraux du bombardement surpassent les effets matériels selon un ratio de 20 contre 1[13]. Contrairement à Douhet, qui imagine le bombardement comme un moyen conduisant la population à se révolter, Trenchard parie sur un effondrement psychique suffisant pour supprimer chez la population comme chez ses dirigeants la volonté de combattre.
L’Américain William « Bill » Mitchell (1879-1936) est connu pour sa campagne incessante visant à établir une force aérienne américaine indépendante, sur le modèle de la Royal Air Force et du ministère de l’air britanniques. La pensée stratégique aérienne de Mitchell est fortement influencée par celle de Trenchard, qu’il rencontre en 1917 en France, et à qui il emprunte l’idée de l’importance cruciale de la suprématie aérienne. Pour Mitchell, le fait aérien a quasiment rendu obsolète les forces terrestres et les marines, ce qui justifie la création d’une force aérienne indépendante. L’aviation permet d’atteindre rapidement n’importe quel point du globe, et la supériorité de l’offensive (idée empruntée à Douhet) garantit le succès de celui qui arrive le plus vite et avec le plus de puissance de feu sur un théâtre. Mitchell imagine des flottes composées de trois types d’avions : des avions de défense aérienne détruisant les appareils adverses (une idée qui le distingue de Douhet et Trenchard), des avions de bombardement attaquant les infrastructures ennemies, et enfin des avions d’appui aérien rapproché soutenant les forces terrestres. Comme Douhet et Trenchard, Mitchell est convaincu de l’importance de la frappe stratégique, mais le mécanisme par lequel elle conduit à la victoire n’est pas entièrement clair dans son discours. Contrairement à Douhet dans la Maîtrise de l’Air, il refuse de faire des populations civiles des cibles légitimes, et avance que les frappes aériennes stratégiques doivent viser l’infrastructure critique d’un pays. Toutefois, il identifie la principale vulnérabilité adverse dans le moral de la population civile, jugée faible et impressionnable[14]. Le mécanisme conduisant à la victoire chez Mitchell est finalement assez étrange : des populations civiles impressionnées par la menace (ou un début de mise en œuvre) de bombardements des villes en viendraient à fuir ces dernières, mais se retrouveraient sans vivres et sans transports du fait de la campagne de destruction des infrastructures critiques. Mitchell avance que ces populations déprimées, déplacées et affamées forceraient leurs gouvernements à capituler, sans que l’on sache pourquoi : il ne mentionne pas de soulèvement (comme Douhet) et ne précise pas si ce sont des considérations humanitaires (mettre fin aux souffrances des populations) ou politiques (changement de régime) qui conduisent à la capitulation.
L’après-Seconde Guerre mondiale est marquée par l’évolution de la pensée sur la frappe stratégique aérienne, qui s’attarde moins sur les effets moraux et explore plus les effets cognitifs, particulièrement sous l’impulsion de John Boyd et John Warden III.
John Boyd (1927-1997) était un pilote de l’U.S. Air Force ayant acquis une expérience opérationnelle notamment durant la guerre de Corée[15]. Il systématise ses principes tactiques lors de son passage à la US Air Force Fighter Weapons School, puis au Air Center Proving Ground, en développant notamment sa théorie de la « manœuvrabilité énergétique »[16]. Après sa carrière en uniforme, Boyd développe une vision stratégique générale qu’il affine dans son célèbre briefing Patterns of Conflict, qui deviendra la première partie d’un briefing plus large (d’environ quatorze (!) heures), intitulé A Discourse on Winning and Losing. La théorie de la victoire de Boyd est que les dimensions morales, mentales et physiques d’un conflit sont interdépendantes, et que le vainqueur est celui qui s’adapte plus vite que son adversaire. C’est dans ce contexte qu’il développe sa célèbre « boucle OODA » (Observation-Orientation-Décision-Action), qui formalise le cycle de décision face à un ennemi. Initialement conçue comme un principe tactique, Boyd l’étend progressivement à l’intégralité de la conduite d’un conflit (ce qu’il appelle la « vraie boucle OODA » par rapport à la « boucle OODA rapide » qui est purement tactique). En effet, influencé par les théories de son temps, Boyd perçoit l’adversaire comme un « système adaptatif complexe » qu’il faut dégrader : le belligérant qui s’adapte le plus rapidement et le mieux à la situation conflictuelle sera plus résilient, pourra (re)prendre l’initiative, désorienter son adversaire, et finira par l’emporter. Bien que pilote, Boyd n’établit pas une théorie spécifique de la puissance aérienne, mais plutôt une théorie de la victoire dont on peut déduire certaines conséquences pour l’arme aérienne. Ainsi, contrairement aux auteurs évoqués dans cette section, il n’aborde pas spécifiquement la question du ciblage nécessaire à l’obtention d’effets stratégiques : tous les moyens qui permettent de « pénétrer l’organisme adverse afin de briser ses liens moraux, désorienter ses conceptions mentales et interrompre ses opérations … dans le but de le paralyser et de faire s’effondrer sa volonté de résistance »[17] sont bons à prendre. Dans ce contexte, l’arme aérienne serait idéale pour accomplir les effets préconisés par Boyd, du fait de sa fulgurance et de sa versatilité[18]. La pensée de Boyd ne se résume donc pas à la boucle OODA, mais comprend une théorie de la victoire combinant effets cognitifs (paralyser le système adverse) et effets moraux (faire s’effondrer sa volonté de combattre), que l’arme aérienne serait particulièrement bien placée pour mettre en œuvre.
Enfin, John A. Warden III, né en 1943, a fourni une contribution im- portante à la pensée militaire en développant une approche opérative de la puissance aérienne dans son livre The Air Campaign[19] et dans une série d’articles développant les éléments du livre. The Air Campaign répond en partie à la doctrine américaine Airland Battle. Warden pensait en effet que la puissance aérienne pouvait faire bien plus que soutenir une campagne terrestre, mais que cette optimisation du potentiel de l’arme aérienne nécessitait un renouveau de la pensée opérative. Warden s’appuie dans cette quête sur le concept clausewitzien de « centre de gravité », qu’il associe à une faiblesse, ou une vulnérabilité[20]. En 1988, il en vient à identifier ses célèbres cinq cercles concentriques représentant les faiblesses d’un système ennemi. Le cercle central, le plus important, est l’élément de commandement politico-militaire : s’il ne peut pas être visé directement, il doit être significativement affaibli en visant les autres cercles[21]. Le deuxième cercle essentiel est la production indispensable, comprenant, outre l’industrie, les approvisionnements énergétiques ou alimentaires. Le troisième cercle est constitué des systèmes de transports terrestres, aériens ou maritimes, tandis que le quatrième cercle désigne la population. Enfin, le dernier cercle (le moins important) est constitué des forces militaires ennemies. De manière comparable à Douhet, Warden pense que les forces militaires adverses doivent être contournées afin de frapper directement les centres de commandement ennemis. En revanche, deux arguments le séparent du penseur italien. En premier lieu, il ne considère pas la population comme une cible pertinente, du fait de son éloignement du cercle central (sans compter les crimes contre l’humanité qui sont associés et qu’il réprouve). Deuxièmement, Warden conceptualise l’adversaire de manière holistique comme un système politique-social-logistique-industriel-militaire et non pas seulement comme une entité politique caractérisée par des relations entre citoyens et dirigeants qu’il serait possible de manipuler. Warden se distingue également sur ce point de Boyd. Si ce dernier pense que le système adverse est globalement résilient et que le vainqueur de l’affrontement sera celui capable de l’adaptation la plus rapide, Warden présente une conceptualisation du système adverse similaire à un château de cartes, où l’attaque de vulnérabilités bien identifiées permettraient de faire s’effondrer l’ensemble à la suite d’une paralysie du système.
Comme on le voit, si ces auteurs insistent tous sur l’importance de la frappe stratégique pour la stratégie aérienne, ils identifient néanmoins des types d’effets, et donc des mécanismes différents pour conduire au résultat recherché, en l’occurrence la défaite de l’adversaire.
Les problèmes des théories dominantes de la frappe stratégique
À la suite de cet exposé succinct des principales théories de la frappe aérienne stratégique, il convient d’en exposer les limites méthodologiques et épistémologiques.
Pour rendre justice aux auteurs, mais aussi pour comprendre les problèmes de leurs théories, il convient de rappeler le contexte de leur production. Douhet, Trenchard et Mitchell écrivent dans l’entre-deux-guerres, et ont tous été profondément marqués par l’attrition pendant la Première Guerre mondiale[22]. Leur recherche de la « frappe stratégique » parfaite est fondamentalement guidée par un espoir d’aboutir rapidement à une solution militaire qui permettrait d’éviter la prolongation des combats. Si cette approche est compréhensible, la recherche de « l’arme ultime » (ou « silver bullet ») étant une constante de la pensée stratégique[23], elle conduit néanmoins les auteurs à bâtir leurs théories sur des hypothèses fortes, mais jamais démontrées.
La première de ces hypothèses est la croyance, techno-déterministe, dans le fait que les progrès technologiques rendraient les avions toujours plus performants, et empêcheraient l’établissement de défenses crédibles. De même, leur fascination pour la vaste étendue du ciel leur fait croire que cette caractéristique physique donnerait toujours un avantage à l’attaquant. Toute leur théorie est donc fondée sur l’hypothèse d’un monde dans lequel l’avantage serait perpétuellement à l’offensive, du fait des particularités technologiques et physiques du milieu aérien. Douhet, Trenchard et Mitchell préfigurent donc, en un sens, un concept qui sera développé à partir des années 1970 par les réalistes structurels américains, qui est celui de l’équilibre relatif entre l’offensive et la défensive pour expliquer la probabilité du déclenchement des guerres[24]. Toutefois, Douhet, Trenchard et Mitchell commettent plusieurs erreurs. En premier lieu, ils considèrent que l’offensive l’emporte toujours sur la défensive alors qu’il s’agit d’une dynamique : la dialectique de l’épée et du bouclier conduit l’un ou l’autre à être dominant, mais jamais éternellement. Dès les années 1930, les progrès de la défense commencent de fait à atténuer les avantages de l’offensive : les avions de chasse deviennent plus performants, les canons anti-aériens se développent, les défenses passives (notamment les leurres) également, mais surtout l’invention du radar change fondamentalement la physionomie de la campagne aérienne, comme la Royal Air Force le montre durant la bataille d’Angleterre[25]. L’histoire de la puissance aérienne, comme les autres domaines de la guerre, montre ainsi depuis un siècle une succession de phases où l’offensive, puis la défensive dominent[26]. Deuxième erreur, ils réduisent l’avantage de l’offensive à la possession de technologies spécifiques (ici aériennes), alors que l’avantage de l’offensive est constitué non seule- ment par la capacité technologique, mais aussi par la qualité de l’entraînement des troupes, la qualité de la doctrine, la valeur du commandement, la cohésion des forces, le moral de la population ou encore la particularité géographique du théâtre d’opérations. Autant de facteurs constitutifs de l’efficacité militaire[27]. Enfin, troisième erreur, ils considèrent l’avantage de l’offensive comme étant structurel pour l’attaquant (un attaquant aura l’avantage contre tous les défenseurs possibles), alors qu’il faut le considérer comme dyadique (un attaquant pourra avoir l’avantage au sein d’une dyade spécifique composée d’un attaquant et d’un défenseur particuliers, mais le même attaquant pourrait ne pas avoir l’avantage au sein d’une autre dyade en fonction des caractéristiques d’un autre défenseur). Le primat de l’offensive est relatif et contextuel, et non pas absolu et structurel[28].
Deuxième hypothèse forte sur laquelle les auteurs fondent leurs théories : la faiblesse du moral des populations civiles, qui seraient impressionnées par les bombardements. Cette hypothèse dérive de l’observation des mouvements de panique ayant suivi les raids aériens allemands en Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale. Entre 1915 et 1918, une cinquan- taine de raids a provoqué la mort de 557 civils, constituant un choc pour un pays qui pensait que sa situation insulaire le protégeait des violences de guerre[29]. Là encore, les auteurs dérivent une loi générale d’une observation particulière même si, à leur décharge, il y avait peu d’éléments empiriques disponibles pour fonder leurs théories dans les années 1920. Le point intéressant est que leur perception du moral des populations civiles reflète surtout l’esprit du temps sur la question et leurs propres préférences politiques. Ces auteurs sont encore marqués par la « science des foules » qui émerge à la fin du XIXe siècle (et dont le Psychologie des Foules de Gustave Le Bon est l’il- lustration la plus connue en France). Cette approche tend à percevoir dans la « foule » un être créé par un phénomène de « contagion » psychologique, qui conduit à la disparition de la personnalité des individus au profit d’une sorte de régression vers une personnalité inconsciente et collective (ce que Le Bon, bien dans le vocabulaire de son temps, nomme « le fonds invariable de la race » ou « l’âme de la race »)[30]. Dans cette vision, la foule est impressionnable et manipulable, y compris donc par le bombardement stratégique. De ce point de vue, Douhet, Trenchard et Mitchell expriment dans leur domaine une interrogation caractéristique des élites de l’après-Première Guerre mondiale, période marquée par la dislocation des empires et les pulsions démocratiques, nationalistes ou communistes : comment gérer ce « peuple en fusion »[31] issu des recompositions politiques en cours ? Outre l’esprit du temps, le jugement de ces auteurs sur les foules reflète également en partie leurs propres convictions politiques. Si Douhet s’est rapproché du fascisme naissant afin de promouvoir ses idées d’une force aérienne indépendante, l’objectif n’était pas que bureaucratique. Il reflétait aussi une convergence intellectuelle et culturelle entre le modernisme proto-fasciste célébrant la machine qu’on trouve chez des auteurs comme d’Annunzio ou Marinetti, les idées de Douhet sur la puissance aérienne, et la glorification du combattant au mépris de la faible foule, caractéristique du fascisme[32]. De même, Mitchell était un membre par alliance de la haute bourgeoisie américaine et inquiet de ce qu’il percevait comme une menace pour l’ordre social. Il écrivait dans un contexte américain de tensions raciales importantes. L’échec de la Reconstruction post-guerre de Sécession et l’instauration de lois racistes (dites « Jim Crow ») dans les États du Sud poussaient plusieurs millions de noirs américains à migrer vers les villes du Nord comme Chicago, Detroit, New York, Philadelphie ou Washington, DC. Dans le même temps, le Ku Klux Klan renaissait de ses cendres, notamment à la suite du film raciste Birth of a Nation (1915), entraînant le massacre de Tulsa (1921), ou encourageant un défilé de 50.000 membres du Klan à Washington, DC en 1925[33]. Enfin, la peur du « péril jaune » suscitait des actes de racisme contre les asiatiques. Reflétant les préjugés de son temps, Mitchell pouvait écrire en 1935 : « Soit la culture de la race blanche continuera comme la principale force mondiale, ou soit la culture asiatique dominera. Le résultat sera déterminé depuis le continent américain, par la puissance aérienne »[34]. Ses visions de la résilience des foules sont donc profondément marquées par sa propre perception de ce que devrait constituer un ordre social et racial hiérarchisé.
Comme on le voit, l’hypothèse de la faiblesse morale des populations par ces auteurs s’appuie sur un échantillon empirique limité, mais reflète surtout une perception hiérarchisée des classes sociales de la part de membres de la bourgeoisie de leurs pays et les convictions politiques de certains d’entre eux[35]. Ce faisant, ils négligent le principe d’adaptation et la possibilité de préparer les populations au risque afin de réduire les effets de panique (et les débats de l’entre-deux guerre participeront à la résilience de la population britannique pendant le Blitz). Il est évidemment impossible de savoir comment Douhet et Mitchell, décédés au moment des faits, auraient interprété les nouveaux éléments empiriques de la guerre d’Espagne, qui ont montré que le bombardement de la population tend à accroître sa volonté de com- battre. Mais l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, et en particulier les bombardements en Angleterre, en Allemagne ou au Japon, disqualifiera l’hypothèse de la faiblesse morale des populations, qui était finalement basée sur des éléments empiriques très limités et des préjugés de classe et de race[36].
Les problèmes liés aux approches de Boyd et Warden sont différents. Le principal problème de Boyd est d’ordre épistémologique : sans formation rigoureuse en sciences sociales, il crée un monstre conceptuel qui dessert finalement ses analyses. De fait, « la méthode de Boyd consistait à extraire des lois et des principes de divers champs d’études et à tenter de les appliquer, de manière inappropriée, à d’autres sujets. (…) Boyd s’inspira de plusieurs lois scientifiques, mais ces lois ne possèdent pas de validité particulière en dehors de leur contexte original »[37]. Par exemple, dans son Discourse on Winning and Losing, Boyd cite le théorème d’incomplétude de Kurt Gödel pour avancer qu’aucun système ne peut être compris de l’intérieur, alors que Gödel prouve « seulement » qu’une théorie suffisante pour démontrer les théorèmes de base de l’arithmétique est nécessairement incomplète, au sens où il existe des énoncés qui n’y sont ni démontrables, ni réfutables. Boyd cite également le principe d’incertitude d’Heisenberg pour avancer que l’acte même d’observation altère forcément le phénomène observé, alors que le théorème démontre que l’on peut soit déterminer la position d’une particule subatomique, soit sa vélocité, mais pas les deux en même temps. Il mobilise également le deuxième principe de la thermodynamique pour avancer que les points de vue internes à un phénomène ne sont jamais suffisants pour l’expliquer, alors que cette seconde loi précise que le phénomène d’entropie augmente au sein des systèmes fermés. Boyd a ainsi tendance à mobiliser des références qui ne sont pas à leur place, au service de ses idées : son mode d’argumentation mobilise le discours au service d’une idée préétablie, contrairement à une démarche scientifique, qui articule concepts et éléments empiriques pour comprendre le réel. Cette tendance est renforcée par sa méconnaissance de l’historiographie et son rapport « naïf » à l’histoire militaire, qui lui fait par exemple accepter sans la moindre distance critique le discours sur la Blitzkrieg et l’existence d’un soi-disant art opératif allemand durant la Seconde Guerre mondiale, plaquer de manière fort peu convaincante sa boucle OODA sur la bataille de Cannes ou encore interpréter l’art de la guerre mongol comme un exemple de manœuvre cognitive [38]… Le côté autodidacte de Boyd le pousse à explorer de nombreux champs, mais sa méconnaissance méthodologique le conduit à bâtir une théorie mono-causale censée expliquer les succès et défaites militaires en tout temps et en tous lieux, mais qui est l’extrapolation d’un principe tactique à l’intégralité des domaines de la guerre. Le talent de Boyd pour construire sa propre légende et pour promouvoir ses idées, notamment au sein du corps des Marines[39], ne doit pas faire oublier les fragiles fondements de sa théorie des effets de la puissance aérienne.
Enfin, la principale contribution de Warden est de tenter de conceptualiser une forme d’art opératif aérien. Contrairement à Boyd, il n’existe pas chez Warden de boursouflure conceptuelle : son modèle est clair, car circonscrit à l’art opératif. Toutefois, sa principale limite vient de sa conception sous-jacente de la guerre : contrairement à l’approche clausewitzienne qui considère que la friction est irréductible, Warden souscrit à une vision matérialiste selon laquelle la technologie permet de lever le « brouillard de la guerre » qui est à l’époque partagée par l’amiral William Owens et les chantres de la « Révolution dans les Affaires Militaires »[40]. Son modèle suppose un certain degré de prévisibilité linéaire pour être efficace. En l’absence de ce degré minimum de linéarité, les planificateurs ne peuvent pas établir des chaînes causales entre les effets désirés, les méthodes et les moyens pour les atteindre. La conception même de « l’ennemi comme système » reflète ainsi une vision positiviste de la guerre où des causes conduisent à des effets prévisibles, là où Clausewitz et ses successeurs mettent au contraire en avant la non-linéarité et les effets émergeants[41]. Le fait que la guerre relève des phénomènes non-linéaires ne signifie pas que la planification est inutile : comme le disait Eisenhower, « les plans ne sont rien, la planification est tout ». Le processus de planification a des vertus heuristiques en forçant à examiner différentes hypothèses et plusieurs modes d’action amis et ennemis, tout en fournissant des guides utiles dans le feu de l’action. Aux niveaux tactiques et opératifs, la planification réduit les risques et augmente l’efficacité militaire. L’erreur consiste à imaginer une relation directe et linéaire entre cause opérative et conséquence stratégique comme le fait Warden.
Comme on le voit, les principaux théoriciens de la frappe stratégique établissent leurs théories sur des fondements fragiles, ce qui les conduit à surévaluer, ou au moins à déformer, les effets de la puissance aérienne, créant des espérances forcément déçues auprès des planificateurs et des décideurs politiques.
Conclusion
En guise de conclusion, nous pouvons proposer quelques pistes permettant d’éviter les écueils de ces auteurs, et de renforcer la réflexion sur les effets.
En premier lieu, les principales failles des conceptions stratégiques de ces auteurs viennent d’un manque de rigueur conceptuelle et méthodologique. Pour ceux écrivant au début du XXe siècle, l’erreur est pardonnable : la rigueur méthodologique était évidemment bien moins développée qu’aujourd’hui. Mais la principale conséquence devrait être de changer la lecture de ces auteurs. Plutôt que de les considérer comme des « classiques » faisant partie d’un canon théorique à maîtriser et d’une sorte de panthéon stratégique, il faut les considérer comme émettant des hypothèses testables avec les méthodes des sciences sociales. Là où Clausewitz propose au fond une philosophie de la guerre autour de sa trinité passion-chance-raison (ce qui est un travail heuristique, non susceptible de validation empirique directe), ces auteurs émettent des hypothèses sur des phénomènes sociaux en cherchant à identifier des mécanismes de causalité. Se comportant comme les spécialistes actuels de sciences sociales, leurs travaux peuvent être soumis aux mêmes critiques, y compris pour les disqualifier définitivement.
La deuxième conséquence est qu’il est nécessaire de renforcer autant que possible les liens entre spécialistes de sciences sociales et stratégistes. La maîtrise des statistiques de base permet d’identifier des corrélations entre différents facteurs, qui sont utiles pour le planificateur ; la connaissance et la mise en œuvre d’outils méthodologiques comme les études de cas, ou les analyses contrefactuelles sont utiles pour les centres de doctrine afin de fonder leurs travaux ; la familiarité avec les principaux paradigmes de sciences sociales sont nécessaires aux organismes chargés de la prospective militaire, etc. Fondamentalement, l’acquisition de bases épistémologiques et méthodologiques solides permettra d’éviter les impasses observées dans le cas des théories de la frappe aérienne stratégique, mais qu’on peut trouver dans d’autres champs de la pensée stratégique. Une telle évolution passe structurellement par l’Enseignement Militaire Supérieur (EMS) – on voit que les États-Unis et le Royaume-Uni ont, depuis une dizaine d’années, profondément réformé leurs EMS avec l’inclusion de cursus avancés en sciences sociales, et la mise en place d’espaces de rencontre réguliers entre les communautés.
Enfin, la convergence entre communautés pourra aboutir au développement d’outils méthodologiques spécifiquement utiles aux planificateurs. Par exemple, les wargames connaissent depuis quelques années un renouveau aux États-Unis non seulement comme outil de formation, mais surtout comme outil de test de principes opérationnels. Ils bénéficient de l’appui de spécialistes en sciences sociales pour en renforcer la rigueur et la validité[42]. On peut espérer que d’autres convergences de ce type émergeront dans le futur.
Au final, l’étude des théories de la frappe stratégique, et de leurs fondements intellectuels fragiles, permet de poser des questions fondamentales sur les effets : sont-ils des mécanismes ou des résultats ? Comment les mesurer ? Quel type de causalité (linéaire ou non-linéaire) retenir ? Dans tous ces domaines, la réflexion bénéficiera d’une convergence d’un enrichissement de la pensée stratégique par les sciences sociales.
References
Par : Olivier SCHMITT
Source : Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA)