Les médias et la défense en France, ou un certain récit de la conflictualité contemporaine : de la Guerre du Golfe

Mis en ligne le 26 Avr 2024

Les médias et la défense en France, ou un certain récit de la conflictualité contemporaine : de la Guerre du Golfe

Depuis trente ans, comment les médias reflètent-ils l’évolution de la stratégie française face à la conflictualité contemporaine ? Cette question constitue le prélude à une analyse que l’autrice conduit en découpant ces trente années en trois périodes. Une première période voit les chaînes d’information en continu imprimer un rythme nouveau aux affrontements modernes. Une deuxième période voit naître et croître les réseaux sociaux, et les risques associés, avec en parallèle des débats sémantiques, répercutés dans les médias, sur des concepts délaissés et réappropriés comme la « guerre » et l’« ennemi ». Avec la crise Covid et l’invasion de l’Ukraine, une troisième période s’ouvre sur une réflexion vis-à-vis de la dialectique information – expertise, dans un contexte de saturation des sources.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Entretien avec Margaux Latarche-Bertrand, « Les médias et la défense en France, ou un certain récit de la conflictualité conteporaine : de la Guerre du Golfe à la guerre en Ukraine », les jeunes IHEDN. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site des jeunes de l’IHEDN.

Dans son roman L’Art français de la guerre, Alexis Jenni décrit son protagoniste assistant, derrière son écran de télévision, au départ des Spahis pour la guerre du Golfe. Cette image heurte le jeune homme qui sent poindre en lui une connivence avec ces soldats : c’était « la première fois depuis 1914 que l’on montrait des militaires français comme des gens dont on pouvait partager la peine, et qui pourraient nous manquer »[1] . Par ces images, « l’armée revenait dans le corps social »[2]. L’historien Gérald Arboit a expliqué que « la guerre du Golfe venait de faire entrer l’information de défense, […] “dans le champ de l’information généraliste” »[3].

Si nous considérons les médias comme « un phénomène universel, englobant tous les moyens de communication social »[4], l’attention sera ici portée sur les médias d’informations de masse (presse, radio, télévision, Internet). Éric Letonturier expliquait en 2017 que les médias étaient devenus « un fait de la guerre »[5] . Pour les dirigeants politiques et militaires, cela signifie l’élaboration de la légitimité, la production d’une information toujours plus crédible face à la pluralité des canaux de communication, l’encadrement des journalistes sur les théâtres d’opérations, en contournant l’accusation de censure. Pour les journalistes, cela fait référence à la nécessité de se distancer d’une information en abondance croissante mais peut-être formatée. Depuis trente ans, comment les médias reflètent-ils l’évolution de la stratégie française face à la conflictualité contemporaine ?

Guerre partout, guerre nulle part : l’actualité en continu s’épanouit dans un monde sans ennemi

La guerre du Golfe de 1990-1991 a donné corps à la théorie de la « Révolution dans les affaires militaires » (RAM), celle-ci repose sur « une vaste réflexion doctrinale née de l’irruption des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le domaine  des armées […]. Elle véhicule ainsi trois réorientations essentielles : doctrines (maîtrise du champ de bataille par l’imagerie), organisationnelles (prise de décision en réseau) et cognitives (recours aux opérations psychologiques) »[6] . La chaîne d’informations en continu étatsunienne CNN, créée en 1980, s’est rapidement imposée comme l’acteur médiatique incontournable de cette guerre. Au point que l’on a bientôt parlé de « l’effet CNN » : puisant dans l’affectif et l’émotionnel, l’opinion publique était galvanisée par les images qu’elle recevait, cela pouvait ensuite avoir des répercussions sur les mesures que les États voulaient prendre. Dans les instances politiques françaises, cet impact croissant des médias a rapidement été pris au sérieux : « M. Rocard [le Premier ministre] souligne “la contradiction entre la tendance parfois observée au spectaculaire et à la dramatisation et le sang- froid indispensable tant à la rigueur de l’information qu’au souci de la cohésion nationale »[7]. Au début du mois de janvier 1991, le député Jean-Pierre Delalande a proposé de mettre sur pied « un observatoire parlementaire sur la couverture de la guerre du Golfe »[8] . La couverture médiatique de cette guerre a été laborieuse. La collecte d’informations a été organisée à travers les pools, qui ont conditionné l’accès au terrain à des  journalistes  sélectionnés  par  les  militaires,   ainsi   que  l’accès  aux  images – généralement fournies par l’état-major. Pénurie et compétition pour les sources ont entraîné une répétition et une perte de recul dans la délivrance des actualités : « la guerre la plus médiatique qui devait célébrer l’avènement du pouvoir télévisuel allait n’être ni plus ni moins qu’une vaste retransmission filmée, quand ce n’était pas tout bonnement du radiotéléphone »[9]. On venait pourtant d’entrer dans ce que les États-Unis ont appelé la media diplomacy.

La France allait davantage réfléchir à son action dans le contexte de cette « guerre de l’information ». Dès 1994, le groupe TF1 a lancé la première chaîne d’informations en continu, LCI. En ce sens, le Livre blanc de 1994 exprimait clairement : « les médias ne sont plus seulement des spectateurs mais des acteurs des crises et des conflits, qui pèsent sur leur conduite et leur issue. […] La gestion médiatique devient l’un des éléments de la stratégie militaire. L’information est désormais au cœur de toute politique de défense »[10] ; « les officiers des forces armées chargés des relations avec les médias doivent avoir une formation aux techniques de l’information ; être de véritables spécialistes des médias »[11] . Dans les années 1990, il a aussi fallu mettre sur pied un organisme de communication interarmées à destination d’un public externe : c’est cette mission qu’a confié Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, à Pierre Bayle. Avec le Service d’informations et de relations publiques des armées (SIRPA), le travail de M. Bayle durant la décennie 1990 a débouché en 1998 à la création de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (DICoD)[12]. Mais le paysage stratégique avait fortement évolué : les soldats, désormais affublés du complément « de la paix », intervenaient pour gérer les crises ou les situations humanitaires. En même temps, l’ennemi se parait d’atours plus confus, plus flous. « [Faire sortir la doctrine de son champ stratégique originellement militaire] correspond […] à des ruptures conceptuelles comme le refus ou l’incapacité progressive, aux États-Unis et en Europe, de développer des doctrines adaptées à des adversaires spécifiques, auxquelles [ont été] préférées des approches contre des “menaces” génériques, voire de strictes approches capacitaires [13] . La France entrait donc dans une « posture d’attente stratégiqu[14] », employant sa force armée pour des missions humanitaires. Dominique Verdeilhan, alors président de la Société des journalistes de France 2, expliquait, au moment de l’intervention en Afghanistan en 2001 : « les mots ont un sens et il faut savoir les utiliser. […] Nous faisons plus attention, c’est certain »[15]. Bénédicte MATHIEU, journaliste au Monde, écrivait à sa suite : « on parle peu de guerre, mais de conflit, de bombardements et non de frappes »[16]. Le slogan des années 1990 résonnait alors en écho derrière les esprits : « plus de menaces aux frontières, mais plus de frontières aux menaces [17]. Dans ce contexte-ci, la France n’avait plus d’ennemi. Mais elle avait l’information en direct.

Terrain ouvert, terrain couvert : diversité de la communication, variété des menaces

Dans les années 2000, la prudence des médias s’est fait ressentir à travers deux prismes : la prudence quant à la distribution des narratif[18] ; la prudence quant à la sécurité des journalistes. Lors de la seconde guerre du Golfe, l’impulsion médiatique a été guidée par la volonté de couvrir un large spectre de points de vue et d’opinions. Le format « pools », adopté  en 1991,  a  été  remplacé  par  le  dispositif  des  journalistes  « embarqués » : « l’embedding est le processus d’intégration des journalistes au sein d’une unité militaire ou auprès d’un quartier général d’un commandement en vue de couvrir les opérations militaires durant une période donnée »[19]. Si ce format était censé fournir une plus grande latitude aux actions des reporters sur le terrain, il permettait aussi d’encadrer leur sécurité, détériorée par les configurations locales. En 2005, Hervé Coutau-Bégarie écrivait : « les conflits récents révèlent […] une évolution dangereuse : les journalistes ne sont plus nécessairement des alliés potentiels qu’il faut gagner à sa cause, les terroristes n’hésitent plus à les prendre en otages […] [20]. Le « tournant prudentiel [21] pris par les grands groupes médiatiques anglosaxons dès la fin de la guerre froide a également constitué un virage en France dans les années 2000 : dès 2003, dans le contexte de la guerre en Irak, une formation dispensée par l’armée est mise sur pied à Collioure : « durant ces sessions, [les journalistes] apprennent (entre autres) à fuir et à se protéger sous les balles, […] les règles à suivre pour éviter d’être kidnappé, et ils expérimentent une prise d’otage par simulation »[22]. Dix ans plus tard, après l’assassinat au Mali de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, le dispositif est renforcé. Entre le Livre blanc de 1994 et celui de 2008, une légère évolution peut être notée : alors que dans le premier, il s’agissait d’appréhender l’influence des médias, dans celui de 2008, c’est aux journalistes d’approcher les questions relatives à la défense et la sécurité nationale : « les milieux socioprofessionnels, les secteurs public et privé, les médias en particulier devront être sensibilisés aux enjeux de la sécurité nationale »[23]. Ils sont d’ailleurs identifiés comme « un partenaire majeur en cas de crise »[24]. Les opérations extérieures ont composé les actions majeures des armées durant les années 2000 et 2010. Ces OPEX ont été stimulées par des « impératifs de communication omniprésents »[25] , cela s’est fait notamment sous l’impulsion de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD)[26]. En effet, si les technologies de l’information peuvent avoir des effets directs sur le terrain auprès des soldats[27], celles-ci sont aussi utiles pour construire des narratifs. L’historienne Bénédicte Chéron donne l’exemple de l’opération Serval, débutée en 2013 au Mali, pour laquelle il y aurait eu une volonté d’afficher « un récit épique [28] . En parallèle, les technologies numériques se sont développées et avec elles, l’essor et la multiplication des réseaux sociaux. C’est à travers eux que s’est accru le champ d’influence et de portée des groupes terroristes, notamment islamistes. Ainsi, ces derniers ont pu toucher un vaste panel d’individus et les mobiliser sur des discours identitaire[29]. Cette technologie a également permis le recrutement d’individus dans les rangs des terroristes. Le journaliste David Thomson a expliqué que c’est à partir de 2012 que les premiers Français sont partis pour effectuer le djihad. Or, cela a été mal anticipé par les autorités nationales : « si on en est là aujourd’hui, si un millier de personnes sont concernées par le phénomène, c’est aussi parce qu’il y a eu une forme […] d’”aveuglement” : que ce soient les autorités ou les médias, l’État islamique […] est devenu ce qu’il est devenu sans que 99 % des médias de la planète ne s’en aperçoivent, et ça vaut également pour les autorités [30].

Mauvaise anticipation de la portée des réseaux ou de la dimension « influence » en général, la lacune n’est comblée en matière de doctrine militaire que quatre ans plus tard, en 2018, avec l’adoption du premier volet d’un ensemble doctrinal : la « politique ministérielle de lutte informatique défensive [31] (LID) ; en 2019, le deuxième volet est publié, à travers la « doctrine militaire de lutte informatique offensive [32] (LIO) ; enfin, en 2021 est établie la « doctrine de lutte informatique d’influence [33] (L2I) : celle-ci théorise une « guerre de l’information ». Entre temps, l’outre-Atlantique a fourni une scène de tensions paroxysmiques lors de l’élection présidentielle de 2016, combinant médias, ingérence, classe politique et réseaux sociaux[34]. Dans son livre Qui est l’ennemi ?, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, notait : « [la culture stratégique française] a intégré qu’il n’existait pas de sécurité absolue, et qu’il fallait donc, toujours, définir l’ennemi au plus juste et en réaction […]. Quelle que soit la possibilité de résurgence d’un ennemi majeur, ce dernier resterait donc conjoncturel »[35]. Dès l’introduction, il a eu cette formule sans équivoque : « La France, aujourd’hui, est un pays en guerre » ; et l’ennemi « conjoncturel », c’était Daech. Le 16 novembre 2015, trois jours après les attentats en Île-de-France, le président François Hollande déclarait : « nous sommes en guerre »[36]. L’idée d’« être en guerre » a largement été débattue dans les médias au cours des années 2000 et 201[37] : en 2008, alors que la France perdait dix soldats en Afghanistan, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, Hervé Morin et Bernard Kouchner, publiaient une tribune le 30 août dans Le Monde, expliquant : « […] nous ne sommes pas en guerre contre quiconque »[38]. Ces propos devaient être discutés dans un article du Figaro, dans lequel été reprise la réponse d’Hervé Mariton, secrétaire national à la défense de l’UMP : « plutôt que de faire croire aux Français qu’il n’y a pas de guerre en Afghanistan, mieux vaudrait leur expliquer le sens de cette guerre »[39]. Après les attentats de 2015, le terme de « guerre » était encore discuté par les figures politiques à travers les médias : Dominique de Villepin y exprimait alors sa position : « le piège qui nous est tendu, c’est l’idée que nous sommes en guerre et que nous devons faire la guerre »[40]. Cependant, un « tabou » avait été brisé durant les années 2010, la « guerre » revenait dans la bouche des dirigeants. Lors de la crise Covid, le président Emmanuel Macron expliquait dans un discours officiel : « Nous sommes en  guerre  [contre  le  virus] »[41] .  En 2006,  l’historien  John  Lynn  écrivait :  « le  discours  doit changer pour prendre en compte l’évolution du caractère de la guerre et sa conduite. […] Cette survie est physique en ce sens que l’appréhension de la réalité permet aux forces armées de gérer et d’exploiter les changements d’armements et de pratique militaire ; il est aussi psychologique car qui accepte la réalité est moins susceptible d’être gravement perturbé par elle. L’ajustement peut être rapide, surtout lorsque le militaire est prêt et organisé pour ce faire. […] Mais le discours peut aussi retarder quand ses éléments sont étroitement liés aux principes sociopolitiques »[42].

Être « spécialiste » à domicile ? Dialectique de l’information et de l’expertise dans un contexte de saturation des sources

L’invasion de l’Ukraine, débutée le 24 février 2022, constitue « la guerre la mieux documentée en direct de l’histoire », estime le professeur Arnaud Mercie[43]. Au niveau des plateaux télévisés, la chaîne BFMTV a notamment fait appel au général Jérôme Pellistrandi et à Michel Goya, en tant que communicants. Pour parler a posteriori du déclenchement de cet événement, qui de mieux que deux spécialistes de la guerre et des forces armées ?

« L’événement crée une brèche dans le temps, ouvre un avenir inimaginable jusqu’alors, d’où il se reçoit et par où il se manifeste comme présent, renouvelant par là même la compréhension de ce qui lui préexistait [44], avait écrit la professeure Jocelyne Arquembourg. Or, il semble que les impératifs des chaînes d’informations en continu, dont les recettes se concentrent beaucoup autour de l’« événement », se soient encore éloignés de la compréhension de cet objet : l’événement, à l’heure des réseaux sociaux et de l’expansion des technologies de  la  communication,  paraît  insaisissable  sur  le  vif.  Paré  d’informations,  brodé  de rumeurs, les échos de l’événement sont d’autant plus forts que celui-ci est étudié, examiné, discuté dans une cadence soutenue. C’est de cette sorte d’écartèlement dont témoignait Michel Goya[45]. Sur le plateau de BFMTV, il lui avait fallu, en direct, commenter une carte fausse… Mais c’est finalement à travers les réseaux sociaux, et en particulier par la recherche en sources ouvertes (Open Source Intelligence ou OSINT), que la guerre en Ukraine a montré les plus grandes dynamiques. Sophie Perrot estime ainsi que l’OSINT a tenu trois rôles-clés : au service du renseignement militaire, dans la lutte contre la désinformation, enfin pour l’identification des crimes de guerre[46]. L’OSINT au service du renseignement militaire, comme la raconte l’anecdote de Sophie Perrot au sujet d’un professeur de l’Institut d’études internationales de Middlebury qui, confortablement installé devant son écran le 23 février 2022, a repéré des mouvements suspects de troupes russes entre Belgorod (Russie) et la frontière de l’Ukraine via Google Maps. Depuis la veille, il surveillait ce point, car il avait obtenu des informations grâce à « une image de radar à synthèse d’ouverture en libre accès »[47]. L’invasion de l’Ukraine était alors connue et visible par n’importe qui depuis son portable ou ordinateu[48]. Un acteur important a été l’ONG Bellingcat. Créé en 2014, ce réseau d’enquêteurs indépendant a exploité toutes les ressources ouvertes afin de produire des contre-narratifs et former les individus à l’exploitation des données en ligne. A titre d’exemple, Bellingcat a publié sur son site le 8 février 2022 une page didactique afin de savoir manipuler les outils numériques permettant de suivre le mouvement des véhicules militaires russes[49] . Certaines personnes possédant un compte Twitter se sont mobilisées rapidement, afin de suivre l’évolution du conflit, notamment à travers des cartes, au jour le jour : nous pouvons par exemple citer @JominiW ou @WarMonitor3. La publication de cartes quotidiennes a été régulièrement employée par certains médias spécialisés comme la Revue Défense Nationale – elle-même s’appuyant sur les sources en ligne pour publier ses documents. L’OSINT se met au service de la lutte contre la désinformation, car comme l’explique l’historien David Colon, « c’est là l’un des plus grands paradoxes de l’ère informationnelle numérique : la fausse monnaie (la désinformation) chasse la bonne (l’information soigneusement recoupée et vérifiée), à la faveur de l’instrumentalisation propagandiste des algorithmes des réseaux sociaux [50]. Dans ce domaine, l’OSINT s’est notamment illustrée lors de la découverte des charniers de Boutcha : les images satellites ont montré que des corps étaient présents dans les rues depuis des semaines, discréditant le récit russe qui expliquait que ces corps avaient délibérément été placés là après le départ des troupe[51]. Enfin, le professeur Arnaud Mercier analyse un autre trait illustratif de cette guerre à l’ère des réseaux sociaux : celui de l’émergence et de l’entretien d’une propagande très active par le bas. Dans les conflits antérieurs, les journalistes étaient encadrés, car la production d’imaginaires autour du fait guerrier relevait de l’État. À présent, cette production est à la portée de n’importe quel citoyen : les vidéos de tracteurs ukrainiens remorquant des chars russes sont devenues très populaires en Ukraine. Elles ont par la suite été reprises par le gouvernement, qui en a fait un symbole patriotique en créant par exemple un timbre à cette image.

Les armées françaises ont pu s’entraîner à un conflit de haute intensité lors de l’exercice HEMEX-ORIO, qui s’est déroulé en quatre phases de janvier à avril 2023. Dans ce contexte, la question de la communication gouvernementale s’est posée et avec elle, celle de la relation aux médias. Si la France devait accroître ses capacités et actions militaires dans un contexte de haute intensité afin de défendre un partenaire, voire un territoire ultra-marin, comment associer les journalistes à cet effort, en préservant à la fois leur liberté et la cohésion nationale ? Cette question peut soulever deux aspects dont les finalités stimulent activement des recherches au niveau institutionnel. En premier lieu, la force morale (FoMo) des militaires, qui est l’objet depuis 2021 d’un travail du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement. Parmi les critères pris en compte par la force morale, ceux du soutien de l’opinion ou de la légitimation de l’acte militaire arrivent en bonne place ; ici, nous pouvons imaginer l’intérêt d’entretenir des relations davantage approfondies et formées entre militaires et journalistes. En second lieu, la question de l’influence, qui n’est pas récente mais dont les contours sont étudiés de façon plus précise depuis ces dernières années. Ainsi, la Revue nationale stratégique de 2022 évoque clairement « la bataille de l’influence », l’influence étant « un domaine de contestation [52] qui a été érigée en fonction stratégique.

En l’espace de trois décennies, le domaine de l’information s’est accru de façon exponentielle : pénétrant définitivement les foyers sous un  flux  continu  dans  les années 1990, le consommateur peut désormais être le producteur d’actualités. Pour autant, les dirigeants français ont mal appréhendé cette réalité. Comme l’explique le conseiller en communication Stéphane FOUKS, dans le contexte de la crise sanitaire : « leurs erreurs ont nourri la crise, en même temps qu’elles révélaient le fond d’un mal français : l’incapacité des dirigeants à communiquer parce qu’ils n’ont pas conscience du rôle crucial que joue la communication dans les démocraties à l’heure des chaînes d’info continue et des réseaux sociaux ». Reste à savoir si ce « mal français » n’est pas plus profond, logeant dans le creux de la conceptualisation stratégique depuis la fin de la guerre froide. Les différentes approches du concept d’« ennemi » ou de « guerre » ont pu constituer une preuve : depuis trente ans, les médias ne sont-ils pas le réceptacle d’un certain « vide stratégique » français[53].

References[+]


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