Des mafias globales

Mis en ligne le 14 Mar 2023

Des mafias globales

Les mafias sont plus que des organisations criminelles, ce sont également des acteurs géopolitiques. Le papier explore cette dualité des organisations mafieuses, entre quête de profit et quête de pouvoir, et le couplage qui y est associé, entre enracinement et extra-territorialisation. L’analyse explore également les défis que ces doubles réalités posent aux pouvoirs publics dans leur lutte anti-mafieuse.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de la revue sont : « International Journal on Criminology », par Clotilde Champerache. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IJOC.

Les mafias, formes spécifiques d’organisations criminelles[1], sont des acteurs géopolitiques à plein titre. Pourtant, leur rapport au territoire est souvent perçu de façon ambivalente : les mafias présentent un double visage a priori antithétique. D’un côté, elles sont régulièrement représentées sous la forme d’une pieuvre tentaculaire : cette image renvoie à la problématique de la mondialisation et de ses flux économiques – y compris illégaux – et introduit donc une dimension de modernité. D’un autre côté, les mafias sont souvent également associées au contrôle du territorial : c’est l’imagerie traditionnelle, voire folklorique, de Corléone. Cette fois la dimension est archaïque et renvoie à la question de la réputation établie, à l’accumulation de stocks, au temps long du pouvoir.

Les deux images correspondent à des mythes et à des réalités. Aucune d’elle n’épuise à elle-seule le rapport des mafias au territoire. Les deux dimensions sont subtilement couplées et rappellent une spécificité trop souvent oubliée des mafias : celles-ci sont des acteurs économiques en quête de profit mais aussi politiques en quête de pouvoir. Prendre en compte ces deux aspects est fondamental pour surmonter quelques-uns des écueils principaux de la lutte antimafia.

Mafia et territoire : entre mondialisation et souveraineté territoriale

Les mafias italiennes (cosa nostra sicilienne, camorra napolitaine et ‘ndrangheta calabraise), japonaises (yakuzas) et chinoises (triades) se caractérisent par leur insertion dans les trafics mondiaux, en particulier grâce à leur mainmise sur une part importante des flux massifs de commerce par voie maritime. La mondialisation économique s’est accélérée dans les années quatre-vingts, y compris pour l’économie illégale qui s’est largement internationalisée et industrialisée. Pour autant, il n’y a pas bascule soudaine et internationalisation récente des mafias. Dans les années vingt, déjà, Cosa nostra était impliquée dans le trafic international de morphine et d’opium. Ce positionnement sera renforcé pendant le fascisme avec l’émigration de nombreux mafieux, notamment vers les Etats-Unis. Cela amènera progressivement la mafia sicilienne à occuper une position dominante dans le trafic d’héroïne entre Asie, Europe et Amérique. Le procès de la Pizza connexion de 1985 à 1987 soulignera l’internationalisation des trafics mais aussi des relations d’affaires entre organisations criminelles diverses.

Même si la camorra tire des ressources non négligeables du trafic d’héroïne, la ‘ndrangheta de la cocaïne et les yakuzas des méthamphétamines, les stupéfiants ne sont pas les seules marchandises concernées par cette mondialisation. Le cumul des trafics est dans la nature des mafias. D’autres marchés illégaux participent à la quête de profits de ces organisations criminelles. Triades et yakuzas exploitent ainsi la traite des êtres humains. Cosa nostra s’illustre dans les rapports de la Direzione Investigativa Antimafia dans le trafic d’œuvres archéologiques. Triades, yakuzas et mafias italiennes participent au retraitement illégal des déchets à l’international. La contrefaçon constitue également un secteur qui s’est largement industrialisé grâce à l’accélération de la mondialisation. La crise sanitaire a d’ailleurs souligné la problématique des médicaments et produits sanitaires (masques, gels hydroalcooliques,…) contrefaits.

Mais la mondialisation ne fait pas des mafias des sujets a-territoriaux, bien au contraire. D’une part, les mafias savent parfaitement exploiter la fragmentation politique qui accompagne la mondialisation. Cette fragmentation se traduit par des législations différentes. Ainsi les mafias italiennes ont par exemple saisi l’opportunité de passer par Malte et par les failles de sa législation sur les paris en ligne pour blanchir l’argent sale. D’autre part, les mafias procèdent à des arbitrages entre territoires afin de choisir au mieux leurs lieux d’implantation. Les ports marchands constituent des cibles fondamentales à contrôler afin de gérer au mieux l’acheminement et le placement des marchandises illégales. Les zones transfrontalières sont également particulièrement prisées car elles permettent d’exploiter des différentiels de législation et fournissent des lieux de planque (marchandises et hommes) en cas d’opérations de police. Quant aux villes, ce ne sont pas forcément les plus importantes démographiquement, politiquement et économiquement qui sont ciblées en priorité. Des villes secondaires mais particulièrement bien desservies par les réseaux routiers, ferroviaires voire fluviaux sont stratégiques. La ville de Duisbourg en Allemagne où furent assassinés six mafieux calabrais en août 2007 en est une parfaite illustration. Enfin, les mafias maintiennent systématiquement un lien avec leur territoire originel. Les mafias ne sont pas des structures unitaires et centralisées mais plutôt des fédérations de familles[2], chacune d’elle étant rattachée à un territoire sur lequel exercer une véritable souveraineté. Ce territoire de départ conserve sa légitimité même dans la mondialisation : véritable base arrière, il est lieu d’impulsion des stratégies extérieures et est déterminant dans le partage des nouveaux territoires d’implantation. En ce sens, la mondialisation n’efface pas les référents territoriaux. Les mafias ne délocalisent pas, elles articulent les territoires et se distinguent ainsi pour partie des acteurs économiques légaux internationalisés. Antonio Talia [3] rend très concrètes ces interconnexions territoriales en parcourant les 104 kilomètres de côte calabraise entre Reggio Calabria et Siderno. Il montre ainsi comment les familles de la ‘ndrangheta se projettent : celles de Montebello Jonico à Hong Kong, celles de San Luca en Allemagne, celles de Platì en Australie, celles de Siderno au Canada,… Il explicite aussi comment les organisations mafieuses se partagent les territoires : par exemple, la ‘ndrangheta règne sur Toronto, Cosa nostra sur Montréal.

L’insertion des mafias dans la mondialisation ne doit en effet pas faire oublier que qui dit mafia, dit territoire. Les deux dimensions ne sont pas contradictoires. Elles n’opposent pas une ancienne mafia (qui serait liée au contrôle d’un territoire par essence limité) et une nouvelle mafia (elle pleinement intégrée à la mondialisation et affranchie de tout référentiel territorial). Les mafias cumulent les deux dimensions parce que l’économie (y compris internationalisée) est une source non négligeable de pouvoir (à imprimer sur un territoire). La souveraineté territoriale reste un principe de fonctionnement de base de toute mafia. Il faut comprendre ce fait pour comprendre réellement l’organigramme des différentes organisations mafieuses. Même si des instances de coordination / régulation peuvent chapeauter l’ensemble, les mafias fonctionnent en réseaux ou en fédérations de clans ou de familles. Lorsqu’existe des « coupoles », elles ont un rôle de régulation pour gérer d’éventuels conflits entre familles ou clans et pour coordonner des activités dépassant le cadre d’une seule famille et de son territoire. En aucun cas les structures verticales ne remplacent les structures horizontales. La justice italienne a ainsi conclu que la ‘ndrangheta se caractérisait par une structure « horizontale-verticale » et la Direzione Investigativa Antimafia spécifiait en 2015 qu’il existait sur le territoire calabrais 166 « locali » (regroupement de familles aux territoires contigus) comptant autour de 10 000 affiliés ; le même rapport dénombrait entre 100 et 150 familles mafieuses en Sicile regroupant de 2 000 à 3 000 membres.

La prégnance de la dimension territoriale remonte à la naissance du phénomène mafieux. Même les mythes mafieux sont imprégnés de cette dimension. Par exemple, le récit fondateur des frères Montalbano (mythe qui tente de créer une filiation entre les trois mafias originelles italiennes) narre comment trois chevaliers espagnols en rupture de ban ont rejoint l’Italie puis se sont séparés pour fonder les trois sociétés criminelles : Osso se rendant en Sicile, Mastrosso en Campanie et Carcagnosso en Calabre.

Concrètement, cet enracinement territorial de décline de plusieurs façons. Les activités initiales et essentielles de toute mafia sont par nature territorialisées : il s’agit de la « protection » (pour dévoyée qu’elle soit) et de l’intermédiation. Elles supposent autant qu’elles enracinent la présence territoriale des mafieux et se matérialisent par la pratique généralisée du racket. L’exigence du paiement de cette dime, déconnectée de toute prestation effective, place symboliquement la mafia dans le champ de l’exercice d’une souveraineté territoriale. Les mafieux, qu’ils soient italiens, japonais ou chinois, se présentent également comme des juges de paix, des personnes aptes à intermédier et résoudre les conflits. Ils proposent ainsi une justice alternative qui leur confère légitimité et même visibilité : la population sait à qui s’adresser sur un territoire de mafia.

L’emprise territoriale passe également par l’infiltration de l’économie légale. Cette dernière est visée pour elle-même. Elle n’est pas un objectif secondaire lié à la nécessité de blanchir l’argent sale des trafics. Les mafias créent des entreprises ou prennent le contrôle sur des entreprises existantes pour accentuer le contrôle du territoire. Des secteurs à forte intensité en main d’œuvre et à forte visibilité territoriale sont alors infiltrés en priorité : le BTP, l’agriculture, la grande distribution en sont les exemples les plus flagrants. A travers ces entreprises légales mais de propriété mafieuse, les organisations criminelles créent des emplois, distribuent des revenus, brassent de l’argent en apparence propre et sont en mesure de conditionner le territoire : un conditionnement économique mais aussi politique (via les marchés publics) et social (en construisant une légitimité autour de cette économie légale-mafieuse).

L’articulation mondialisation – ancrage : une capacité de projection préoccupante

Les mafias se sont développées avec la mondialisation ; elles sont dans le même temps toujours ancrées dans leur territoire d’origine. Cela signifie-t-il qu’elles gèrent de deux façons différentes les territoires présentant de la sorte un double visage ? Elles se comporteraient comme une criminalité organisée standard pour gérer des flux économiques extraterritoriaux : la présence à travers le monde serait ainsi motivée par la quête du profit. L’extraterritorialité se limiterait alors à de l’accompagnement logistique de trafics mondialisés. C’est le cas par exemple de Tommaso Buscetta en Amérique du sud : il y gérait pour le compte des familles siciliennes le trafic de stupéfiants. Parallèlement, les mafias se comporteraient véritablement en mafia dans les territoires où elles sont nées : leur capacité de conditionnement serait alors limitée à une aire géographique finalement circonscrite et difficilement extensible. Ces deux possibilités existent. Elles ne doivent cependant pas faire oublier une autre configuration : la capacité mafieuse à procéder à des re-créations territoriales. Dit autrement : les mafias – et plus spécifiquement la ‘ndrangheta – sont aussi capables de recréer hors de leur berceau originel de nouveaux territoires sous contrôle. La conquête de ces nouveaux territoires signifie clairement que les mafias existantes sont en mesure de coloniser des territoires, c’est-à-dire de se comporter en mafia hors des territoires historiquement mafieux. Cela a été pénalement identifié par la justice sur le territoire italien. Dans d’autres pays, certaines affaires constituent des alarmes à prendre en compte. La variété des zones concernées accrédite l’idée qu’il n’existe pas de territoire pouvant se considérer comme naturellement à l’abri. L’immunité est une illusion.

Les mafias peuvent, dans une logique assez simple, chercher à étendre leur territoire à des zones contiguës. L’expansion est alors simplement liée à la proximité géographique. C’est ainsi que la famille Ercolano-Santapaola de Catane en Sicile a fini par progressivement étendre son emprise sur la province voisine de Messine. La bascule sous emprise mafieuse d’un territoire jusqu’alors considéré comme vertueux est actée suite à l’opération Beta de 2017. De la même façon, la mafia calabraise s’est implantée en Basilicate, région limitrophe, à la faveur de l’expansion économique qui s’y est manifestée dans les années quatre-vingts. Mais la capacité à coloniser de nouveaux territoires ne résulte pas exclusivement d’une sorte de débordement sur des terres voisines. D’autres régions italiennes ont également subi de tels processus alors qu’elles ne partagent aucune frontière avec des zones de mafia. Dans ces cas, les processus de migrations jouent un rôle majeur. Les diasporas apportent – y compris involontairement – un substrat mafieux en favorisant l’exportation de la réputation criminelle. Confrontés à des représentants mafieux, les migrants – qui parfois ont aussi quitté leur terre d’origine pour éviter la pression criminelle – savent à qui ils ont affaire et peuvent reproduire à l’extérieur les conditions d’assujettissement et d’omerta qui, selon le Code pénal italien, caractérisent toute mafia. Cela a permis aux mafias notamment italiennes de s’implanter loin de leur territoire d’origine, et de ne pas se limiter à accompagner logistiquement leurs affaires illégales mais aussi d’établir un contrôle de ces territoires. Dans ces processus l’Italie n’est pas la seule touchée.

La trajectoire de la petite ville de Bardonecchia dans le Piémont a sans doute été la première à attirer l’attention sur cette capacité colonisatrice des mafias. En 1995 c’est la stupeur en Italie : pour la première fois, la justice italienne dissout le conseil municipal d’une ville du nord de la Péninsule[4]. Les enquêtes révèlent la prise de contrôle d’un mafieux calabrais, Rocco Lo Presti, sur les activités illégales mais aussi légales (notamment le BTP) de la ville et une capacité à orienter les décisions du conseil municipal. Envoyé purger sa peine en « séjour obligé »[5] à Bardonecchia, Rocco Lo Presti a saisi l’opportunité offerte par cette migration forcée pour établir un contrôle mafieux sur la ville pour le compte de la famille ‘ndranghetiste des Mazzaferro. Cette première alerte quant à la capacité de conquête territoriale mafieuse n’est cependant pas totalement comprise. Ainsi, en 2013 le Tribunal de Gênes conclut lors d’un procès impliquant des mafieux que, même si l’affiliation à cette organisation criminelle spécifique est effective, les activités menées sur le territoire de Ligurie ne relèvent pas d’activités mafieuses stricto sensu puisqu’elles ne s’insèrent pas dans un territoire mafieux…

L’enquête Aemilia qui se conclut en 2015 et qui donnera lieu à plusieurs procès dont certains sont encore en cours en Emilie-Romagne, change la donne. Là encore, l’envoi d’un mafieux de la famille Grande Aracri en séjour obligé favorise l’implantation de la ‘ndrangheta dans une région jusque-là symbole de l’éducation à la légalité en Italie. Un flux migratoire strictement mafieux vient alors se greffer sur des chaines migratoires calabraises précédentes. La communauté calabraise non-mafieuse implantée en Emilie-Romagne connait la réputation des nouveaux arrivants criminels. Elle ne résiste pas ou peu aux intimidations et au racket. Les mafieux calabrais mettent également en place un système de fausses factures en contrepartie des extorsions qui achève de convaincre les entrepreneurs et commerçants – calabrais ou non – de payer. Rapidement, le tissu productif local est corrompu, sans manifestations notoires de résistance de la part des non-mafieux et de violence de la part des mafieux. La sphère politique cède également : en 2016, par exemple, le conseil municipal de Brescello est dissous pour infiltration mafieuse. Les procès conclus à ce jour reconnaissent l’implantation mafieuse en Emilie-Romagne et le déploiement de l’ensemble des caractéristiques propres à l’association mafieuse. Ces sentences font de l’Emilie-Romagne une terre de mafia. Elles soulignent également la présence d’individus affiliés à Cosa nostra et à la camorra qui coopèrent avec les ‘ndranghetistes. Enfin, elles mettent en évidence la capacité de la ‘ndrangheta à penser stratégiquement le territoire : les nouvelles zones d’implantation sont intégrées à l’organigramme de l’organisation. Les locali créées hors de Calabre font l’objet d’une demande d’autorisation et sont rattachées à une famille et donc un territoire précis en Calabre : il s’agit donc de projections externes, émanations des clans calabrais.

Hors d’Italie, on retrouve des configurations inquiétantes. Le délit d’association mafieuse n’étant pas reconnu au-delà de la Péninsule, il n’y a pas de condamnation pour mafia au sens italien du terme. Pourtant, la capacité d’individus notoirement affiliés à des organisations mafieuses à exercer des activités tant légales qu’illégales, à entretenir des liens avec la sphère politique, voire à conditionner l’expression du vote a pu être identifiée. Dès les années cinquante, des enquêtes de police menées en Australie et au Canada conjointement avec les forces de l’ordre italiennes révèlent la présence dudit « groupe Siderno », du nom d’une ville calabraise. En Amérique, des affiliés de la ‘ndrangheta mènent différentes activités en lien avec le trafic de stupéfiants, les paris clandestins, l’extorsion mais aussi dans l’économie légale en lien direct avec leur base-arrière en Calabre.

Les assassinats de Duisbourg en août 2007 ont choqué l’Allemagne et l’Europe. Ils révèlent l’implantation durable de la mafia calabraise sur le territoire. Bien sûr, cette présence est liée au trafic de stupéfiants. Mais elle met aussi en lumière l’existence de plusieurs restaurants et activités légales de propriété d’individus connus de la police italienne. De plus, l’une des victimes venait d’être affiliée à la ‘ndrangheta : de tels rites d’initiation ne peuvent se tenir sur des territoires neutres. De nombreux éléments pointent donc vers une présence véritablement mafieuse en Allemagne allant au-delà du seul accompagnement logistique du trafic de drogues. L’opération « Stige » de 2018 montre que les restaurateurs calabrais en Allemagne subissent des pressions quant au choix de leurs fournisseurs. On a là une caractéristique du conditionnement territorial propre aux mafias.

Pour la France, des questions se posent aussi. L’opération « Svolta » menée en 2012 par l’Italie concerne en premier lieu la Ligurie. Mais les développements de l’enquête permettent d’identifier une entreprise du bâtiment de Menton comme étant propriété de la famille des Pellegrino de Bordighera. L’entreprise sera liquidée par la justice italienne. Elle montre que la mafia calabraise ne se contente pas du trafic de stupéfiants mais infiltre aussi un secteur clef de l’économie légale, un secteur qui permet de nouer des liens avec la sphère politique locale. L’entreprise avait d’ailleurs décroché un marché public pour la rénovation de la Maison de justice de Menton.

Ces différents cas ont en commun d’avoir fait l’objet d’une détection tardive (voire d’une détection partielle en dehors d’Italie). A la source de cette détection tardive, une attitude de déni aussi bien au niveau de la population que des forces de l’ordre et de la justice. L’attention se focalise sur les seuls trafics illégaux, ce qui ravale le comportement des mafias à celui d’une organisation criminelle standard. On suppose aussi trop souvent que la sphère légale est capable de se défendre contre la grande criminalité. Deux mondes cohabiteraient, l’économie légale et l’économie criminelle, sans que la seconde puisse pervertir la première. Pourtant, une des grandes explications de la détection tardive est l’acceptation, voire la complicité du monde légal : la trajectoire de l’Emilie-Romagne est particulièrement révélatrice de la façon dont nombre d’entrepreneurs établis ont considéré que les mafieux calabrais représentaient non une menace mais une opportunité économique.

Des défis pour la lutte antimafia

Les spécificités des mafias, la possibilité que de telles spécificités se déploient pleinement en dehors des territoires d’origine mettent au défi la lutte antimafia, notamment à l’international. Ces défis sont au moins au nombre de trois et concernent la nécessité de définir clairement ce qu’est une mafia, les ambiguïtés du monde légal et l’importance à cet égard de la confiscation des avoirs criminels.

L’Italie est à ce jour le seul pays au monde à avoir juridiquement défini ce qu’est une mafia à l’article 416 bis du Code pénal. Elle plaide depuis pour que les autres pays, notamment européens, adoptent également cette définition. Sans résultat. Pourtant, cela permettrait aux forces de l’ordre et à la justice de sortir de représentations trop souvent biaisées du phénomène. Parmi ces biais il y a l’idée que les mafias seraient un produit purement italien et donc incapable de s’exporter en tant que tel hors des régions d’origine. Ou bien la mafia est assimilée à de organisations criminelles standards : on se focalise alors sur les seuls marchés illégaux (au premier rang desquels le trafic de stupéfiants) en en réduisant la logique à celle de la maximisation du profit. Comme le soulignent Anna Sergi et Alice Rizzuti: « The search for power, subjugation, and territorial intimidation (the mafia method) is almost never considered abroad, because it does not necessarily help to carry on what essentially are believed to be economic opportunities”[6]). La définition des groupes criminels organisés adoptée lors de la Convention des Nations Unies de Palerme en 2000 ne permet pas d’appréhender la menace réellement posée par les mafias. Adopter une définition juridique spécifique aux associations mafieuses ne remettrait pas en cause les outils existants mais viendrait combler une faille dans la perception et donc dans la lutte contre une forme particulière de criminalité organisée.

Une autre difficulté est relative aux ambiguïtés du monde légal face à la poussée criminelle, notamment lorsque celle-ci prend pour cibles la sphère économique légale et la sphère politique. Les enquêtes antimafia montrent que la détection tardive de la conquête mafieuse de nouveaux territoires découle en partie de l’attitude de complicité d’agents de la sphère légale. Certains commerçants, entrepreneurs, comptables et hommes politiques voient dans la contiguïté avec des mafias une opportunité économique bien plus qu’un acte répréhensible. La logique du profit de court terme l’emporte sur les considérations juridiques et morales. Pour les cas de complicité active de la part de non-affiliés ayant favorisé l’organisation mafieuse, la législation italienne a introduit la notion jurisprudentielle de « concours externe en association mafieuse ». Au Japon aussi la législation s’est durcie pour frapper ceux qui ne dénoncent pas les yakuzas, au point que payer le racket est pénalisé. Ces avancées juridiques permettent de tenir compte de la « zone grise » où intérêts criminels et intérêts d’agents légaux convergent. Ceci est d’autant plus important que le discours économique dominant (celui qui fait de l’analyse coûts-bénéfices le curseur des choix individuels) tend à banaliser les infractions et manquements à la loi dès lors que les gains susceptibles d’en être tirés sont supérieurs aux éventuels coûts estimés.

Ce point plaide aussi en faveur d’un recours accentué aux enquêtes patrimoniales et à la confiscation des avoirs criminels, là où l’accent est encore trop souvent mis sur le seul monitorage des flux financiers. La mondialisation rend les flux (matériels et immatériels) de plus en plus insaisissables. De plus, l’identification des flux financiers « douteux » s’appuie sur les obligations de déclaration de certaines professions confrontées à de tels flux. Or, les affaires comme en 2020 l’affaire FinCen ont montré les limites de l’exercice. Dans un contexte très concurrentiel marqué par l’impératif de rapidité de traitement des opérations, les instituts bancaires et financiers n’ont pas d’incitations fortes à entraver des flux même lorsqu’ils sont suspects. Par la confiscation des patrimoines on s’attaque à des stocks, c’est-à-dire à l’accumulation et la matérialisation de flux. On s’attaque également non pas seulement à la dimension profit mais aussi à la dimension pouvoir des mafias : entreprises, bâtiments et autres sont des outils mis au service du contrôle du territoire ; les restituer à la légalité contribue à briser la capacité de conditionnement mafieuse. Enfin, les enquêtes patrimoniales sont le fruit des efforts des forces de l’ordre et de la justice, soit des personnes dont l’engagement au service de la légalité est déterminant.

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