Une sortie de crise est-elle envisageable en Libye ? La guerre civile larvée qui dure depuis 2011 fait l’objet d’une analyse chronologique et causale que l’auteur développe en précisant le poids des rivalités internes comme celui des ingérences étrangères.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : « Libye : entre rivalités internes et ingérences étrangères (2011-2021) », par Oren Chauvel, issu des dernières synthèses documentaires du CDEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CDEM.
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est en état de délitement politique, économique, social et sécuritaire. Dans ce pays désertique immense peuplé de seulement 6,8 millions d’habitants, la population se concentre sur le rivage méditerranéen, où villes et tribus sont rivales. Trois régions distinctes subdivisent le territoire libyen : à l’ouest, la Tripolitaine, cœur des institutions étatiques ; à l’est, la Cyrénaïque et ses champs de pétrole ; au sud, le Fezzan d’où provient une grande partie des ressources en eau tirées des nappes phréatiques. À la tête de cet État carrefour entre l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Europe, Mouammar Kadhafi avait réussi à asseoir son régime autocratique (Jamahiriya, « l’État des masses » en arabe) dans un équilibre entre centralisation politique et contrôle étatique d’un côté et autonomie locale des nombreuses tribus libyennes de l’autre. Cela procurait au pays une certaine stabilité, d’autant que la loyauté des tribus était entretenue par la redistribution de la rente pétrolière. Le renversement de son régime suite au soulèvement populaire et à l’intervention de l’OTAN en 2011 a sapé cet équilibre fragile.
Avec le soutien croissant de puissances étrangères, surtout à partir de 2019, les différents groupes rivaux s’affrontent depuis pour le pouvoir et le contrôle d’abondantes ressources en hydrocarbures. La fin de la deuxième guerre civile (2014-2020), consécutive à l’échec de l’offensive du maréchal Haftar aux portes de Tripoli, avait redonné un infime espoir de surmonter la crise. Plus d’un an après, alors que les élections présidentielles de décembre 2021 ont été reportées sine die, la situation est loin d’être apaisée, laissant planer le doute sur une possible sortie de crise. Une résolution du conflit par la voie militaire semble actuellement écartée après le gel de la ligne de front depuis l’été 2020, mais des obstacles nombreux empêchent également de trouver une solution politique, en dépit d’avancées dans le processus de réunification nationale comme la création d’un gouvernement provisoire et le respect du cessez-le-feu en vigueur depuis juin 2020.
1 | Une instabilité chronique
Un État failli aux mains des milices
Lors de la première insurrection contre le pouvoir de Kadhafi en 2011, les tribus et clans libyens se sont dotés de leurs propres milices. Dans un premier temps, les rebelles se sont regroupés au sein des brigades révolutionnaires pour combattre les forces armées libyennes et les mercenaires étrangers pro-Kadhafi. Dès cette période, chaque brigade (katayeb) révolutionnaire menait ses propres combats, contrôlant tel quartier ou telle ville. Après le renversement du régime, ces groupes armés n’ont pas été dissous et, au contraire, se sont multipliés grâce au pillage des arsenaux militaires de l’armée libyenne. Ce phénomène s’explique aussi par l’impossibilité de trouver une issue politique dans une Libye post-révolutionnaire fragmentée entre régions, villes, clans, tribus et familles, dans laquelle la pérennisation des milices est liée « aux impasses d’une transition formelle qui a évacué les questions politiques et abouti à un processus de fragmentation et d’exacerbation des concurrences »[1]. En 2011, le nombre de milices était évalué entre 100 et 300, pour environ 125 000 combattants[2]. En 2014, les milices avoisinaient le nombre de 1 600[3], pour un volume de miliciens compris entre 200 000 et 250 000 combattants[4]. Une fois le régime de Kadhafi renversé, ces différentes milices ont vu leur sort évoluer en fonction de la région d’implantation. Au centre du pays où les combats se sont concentrés, les brigades révolutionnaires ont mis en place des conseils militaires pour compenser l’absence d’institutions sécuritaires et coordonner les différentes milices concernées sous une bannière commune. Ce système profitait à certaines brigades au détriment de leurs rivales, ce qui entraînait parfois des affrontements ; il en est allé ainsi dans la capitale entre la brigade de Tripoli et celles de Misrata et de Zintan, toujours présentes dans la ville. À Misrata, un conseil militaire fut aussi créé pour coordonner les différentes brigades révolutionnaires, hormis quelques brigades islamistes qui refusaient de se soumettre à cette autorité. Chaque conseil militaire des grandes villes de l’Ouest libyen s’est alors doté de puissantes forces armées composées de chars et d’artillerie lourde.
Dans l’Est du pays, la situation était tout autre : la Cyrénaïque a très peu été touchée par les combats et les déserteurs de l’armée libyenne y étaient nombreux. L’armée libyenne s’est scindée en deux entre les éléments loyaux au régime à l’ouest et au sud, tandis que les troupes situées à l’est ont rejoint en masse l’insurrection du Conseil national de transition (CNT) et ont été rattachées à l’armée de libération nationale. Cette organisation a finalement permis à l’Est libyen de conserver une structure militaire et sécuritaire. Le Fezzan fut quant à lui sécurisé par des milices Touaregs et Toubous (minorité subsaharienne libyenne réprimée par Kadhafi). Le CNT ne pouvait se passer des différentes milices par manque de services de police et d’instances sécuritaires nationales. Ces acteurs non-étatiques se sont alors adonnés à des activités frauduleuses de trafics d’armes, de pétrole et d’êtres humains, ce qui a amplifié les affrontements entre milices rivales afin de contrôler des zones stratégiques pour ces commerces, fragilisant un peu plus la gestion nationale des institutions post-révolutionnaires du CNT.
Dans une volonté de reprendre la main sur les brigades révolutionnaires et les milices qui les composaient, le CNT a décidé de placer ces groupes armés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, en créant le Conseil suprême de la sécurité (CSS) pour la ville de Tripoli en 2011 et le Bouclier national de la Libye (BNL) en 2012, sous l’autorité du ministère de la Défense. Ces deux coalitions avaient pour objectif de réunir les différentes milices dans des organisations aux ordres du gouvernement de transition.L’expérience ne fut que de courte durée, la BNL étant sujette à de profonds problèmes internes du fait de sa composition hétéroclite mêlant anciens djihadistes et déserteurs de l’armée de Kadhafi[5]. Les militaires de carrière étaient nombreux à quitter cette formation tandis que les milices qui la composaient gardaient une grande autonomie d’action, commettaient des exactions (tortures, arrestations…) et défendaient leurs propres intérêts. Elles ont continué leurs activités illégales tout en recevant leur salaire de la part du gouvernement auquel elles n’étaient que partiellement soumises. Le CSS, quant à lui, fut dissout en 2013 pour des raisons similaires.
L’attaque de l’ambassade américaine de Benghazi en 2012 par la milice islamiste Ansar al-Sharia témoigne de la faible autorité exercée à cette période par l’État libyen sur les différentes milices, qui conservaient une marge de manœuvre considérable depuis la fin de la guerre civile. La restructuration d’une armée nationale fut également un échec avec la fondation de la BNL et du CSS (estimé à 85 000 hommes[6]) où chaque milice gardait sa propre hiérarchie et ses zones d’actions. Pour les chercheurs Bravin et Almarache, ces combattants non-conventionnels constituaient de véritables « milices-gangs », rançonnant et terrorisant la population[7]. Au lieu d’assurer la sécurité de la société libyenne, ces milices ont donc contribué au climat chaotique, à l’instar de Benghazi où, entre 2011 et 2013, plus de 40 personnes appartenant aux forces de sécurité, dont leur responsable le colonel al-Dersi, furent tuées par des miliciens. L’incapacité du gouvernement de transition, puis des nouveaux gouvernements, à mettre sous tutelle les milices en les intégrant aux forces de l’ordre a profité au général Khalifa Haftar pour constituer un semblant d’armée nationale et revendiquer le pouvoir central en pointant du doigt l’insécurité latente dans le pays.
Djihadistes et mouvances islamistes : une menace persistante en Libye
A. La propagation des groupes islamistes et djihadistes après le renversement de Kadhafi
Dans un climat général de désordre et de fragmentation, les milices islamistes et les groupes djihadistes ont eux aussi étendu leurs activités et leur contrôle sur certaines zones. Djihadistes et islamistes radicaux ont occupé une place prépondérante pendant la révolution de 2011, à l’instar du Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Cette filiale d’Al-Qaïda a fourni plusieurs centaines de combattants expérimentés pour encadrer les insurgés. Soutenus par la coalition de l’OTAN, ces islamistes radicaux ont affirmé avoir pris leurs distances avec Al-Qaïda, tout en appliquant au cours de le guerre civile les méthodes d’insurrection et de terrorisme apprises en Afghanistan ou en Irak. Certains finiront par obtenir un poste politique, à l’image d’Abdelhakim Belhadj, l’ancien leader du GICL et héraut de l’opposition à Kadhafi, qui fut intronisé à la tête du Conseil militaire de Tripoli en 2011[8]. Les membres du GICL se sont aussi insérés dans le Bouclier national de la Libye (BNL), ce qui provoqua des tensions internes avec des ex-militaires du régime et l’échec de cette structure à créer un semblant d’armée nationale. Le GICL est aussi suspecté d’avoir fomenté l’assassinat du chef d’état-major des forces révolutionnaires libyennes – et ancien ministre de l’Intérieur sous Kadhafi, Abdul Fattah Younis, à Benghazi en 2011[9]. La présence d’éléments islamistes voire djihadistes au sein des milices officiellement reconnues par le gouvernement de transition puis par les gouvernements libyens post-révolution fragilisa ces structures. De multiples exactions, assassinats et tortures ont été recensés au cours de cette période de flottement, et les différends entre islamistes et ex-membres des forces de sécurité de Kadhafi qui les combattaient fragmentèrent un peu plus la fragile cohésion post-révolution. D’autant que le GICL était loin d’être le seul groupe radical à agir de la sorte en Libye.
Après sa création en 2012 en Cyrénaïque, berceau historique du djihadisme libyen, le groupe Ansar al-Sharia, lié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), s’est implanté tout d’abord à Benghazi puis à Derna et à Syrte. Dirigé par Mohamad al-Zahawi et fort de 3 000 et 5 000 combattants, ses activités étaient tournées vers la prédication religieuse, les œuvres caritatives et le combat armé[10]. Durant les premières années post- révolution, Ansar al-Sharia s’est imposé comme la principale force djihadiste en Libye du fait de ses effectifs et de son activisme. En 2012, la milice est suspectée d’être responsable de l’attaque contre le consulat américain de Benghazi, causant la mort de l’ambassadeur Christopher Stevens et de plusieurs personnels. En Cyrénaïque toujours, un nouveau groupe djihadiste a été créé en 2014 à Derna par des djihadistes de la Brigade Battar, un groupe terroriste ayant combattu en Syrie et en Irak et qui a prêté allégeance au nouveau califat de l’État islamique récemment proclamé par al-Baghdadi. Après le ralliement de la frange locale d’Ansar al-Sharia, la brigade a pris le nom de « Conseil de la Choura de la jeunesse islamique » (Majlis Shura Shabab al Islam) et a étendu rapidement son influence en Cyrénaïque. Cependant, à Derna même, l’organisation est chassée par une autre coalition islamiste, le « Conseil de la choura des moudjahidines de Derna ». De la même manière, une alliance de milices djihadistes et d’islamistes radicaux, le « Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi » a pris le contrôle de cette ville en 2014[11]. Au sud, dans le Fezzan, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est actif, tout comme sa branche dissidente al- Mourabitoun dirigée par Mokhtar Belmokhtar. En effet, cette vaste zone abandonnée par les institutions libyennes offre une base arrière pour les activités des différents groupes djihadistes de la région du Sahara (AQMI, al-Mourabitoun…). Dans cet environnement désertique, ces groupes aguerris par des décennies de présence dans le Sahara se sont emparés des points clés des flux de marchandises et particulièrement des trafics, tandis que le contrôle étatique des frontières avec le Niger, l’Algérie et le Tchad était quasi-inexistant. L’exemple de l’attaque menée par al-Mourabitoun sur In-Amenas en 2013 est révélateur : la katiba 315 de la ville d’Oubari était préposée à la surveillance de la zone frontalière ; pourtant, ces mêmes miliciens ont accueilli les djihadistes et ne les ont pas empêchés de passer en Algérie pour commettre leur attaque[12].
Avec les pillages des arsenaux de l’armée libyenne, le trafic d’armes a pris une importance considérable, notamment en direction du Sahel et du groupe Boko Haram plus au sud. Le chef du commandement des opérations spéciales (COS) de l’époque, le général Gomart, rappelle que les forces spéciales françaises avaient relevé certains numéros d’armes stockées dans les arsenaux de Kadhafi après sa chute, et que ces mêmes armes ont été retrouvées entre les mains de djihadistes au Mali, lors de l’opération Serval[13]. Il ne faut cependant pas exagérer la portée du trafic d’armes depuis la Libye car, comme le souligne Marc-Antoine Pérouse de Montclos, 80 % des armes des combattants du Sahel provenaient avant tout des stocks des États sahéliens défaits lors de l’avancée djihadiste de 2012-2013[14]. De plus, les populations nomades locales traditionnellement hospitalières, les Touaregs et les Toubous, ont facilité l’implantation ou la présence de ces groupes. Quelques affrontements ont néanmoins éclaté avec certaines tribus locales, au sujet du contrôle des trafics. En Tripolitaine, la coalition de milices islamistes « Aube libyenne » (Fajr Libya), fondée en 2014, s’est rapidement emparée d’une grande partie de la capitale libyenne, Tripoli. Les milices de Misrata, épaulées par d’anciens combattants du GICL, composaient la majorité du contingent. En outre, « Aube libyenne » a refusé la proposition d’Ansar al-Sharia de rejoindre ses rangs, jugeant la position de la filiale d’Al-Qaïda trop extrémiste. Jusqu’à la fin de l’année 2016, la coalition conservera son pouvoir sur la capitale, bien que fragilisée par des divisions et le départ de certaines milices.
B. Implantation en Libye de l’État islamique
À partir de l’année 2014, l’influence d’Ansar al-Sharia a été peu à peu supplantée par les forces de l’État islamique en Libye (EIL). La dynamique du califat levantin et la radicalité du groupe ont séduit davantage d’adeptes au djihad que la politique d’Ansar al-Sharia, d’ancrage local par des actions socio- économiques et un refus systématique de s’en prendre à des civils. Au sein même d’Ansar al-Sharia, le retour d’Irak et de Syrie de jeunes combattants bien plus fanatisés et violents a inquiété les cadres de l’organisation, selon Archibald Gallet[15]. L’État islamique disposait de relais en Libye depuis l’allégeance à Derna du « Conseil de la Choura de la jeunesse islamique » en 2014. Mais après l’expulsion de cette organisation de Derna, l’État islamique ne disposait plus d’une véritable assise territoriale, hormis la ville de Syrte et ses environs conquis en 2015.
À son apogée, l’EIL ne contrôlera pas plus de 5 % du territoire libyen[16] mais sa capacité de nuisance fut particulièrement élevée en termes d’attentats, notamment contre les installations pétrolières ou les positions de l’ « Aube libyenne ». La mise en scène macabre de l’exécution de 21 coptes égyptiens en 2015 symbolisa l’apogée médiatique de la branche libyenne de l’EI. Le territoire libyen constituait alors une zone stratégique pour les djihadistes du groupe, à proximité directe de l’Europe, permettant également de s’y réfugier et d’y préparer des opérations terroristes. En 2016, les effectifs de la branche libyenne étaient estimés entre 3 000 et 5 000 membres, dont 80 % d’étrangers (au moins la moitié de Tunisiens)[17]. Néanmoins, les exactions et la violence suscitèrent l’antagonisme de la population[18], tandis que même certains groupes salafistes proches de l’organisation prirent leurs distances avec l’EIL. Des soulèvements populaires ont fragilisé le contrôle territorial du groupe à Derna à la suite de l’exécution de deux membres du « Conseil de la choura des moudjahidines de Derna » pourtant allié à l’EIL. À Syrte, plus de 90 000 personnes (soit 85 % de la population) ont fui la ville dirigée par les djihadistes et, de cette manière, l’État islamique en Libye s’est aliéné la plupart de ses partenaires locaux.
Dès 2016, le groupe a subi d’importantes pertes, des milices locales soutenues par l’armée américaine (AFRICOM) et l’armée française le chassant de Syrte. Les effectifs de l’EI se sont effondrés à environ 500 en 2019 selon l’AFRICOM[19] et les membres qui subsistaient se sont réfugiés au Fezzan, terreau favorable à la présence djihadiste. La menace djihadiste a ainsi été grandement réduite, bien que toujours vivace. Pour une plus grande facilité d’exécution, les combattants ne sont jamais plus de 4 ou 5 et agissent en autonomie partielle à partir de cette base arrière du Fezzan. À l’instar de l’EI en Irak et en Syrie, les djihadistes libyens sont aujourd’hui encore capables de mener des opérations de déstabilisation, à l’image des deux attaques de janvier-février 2018 qui ont fait plus de 150 morts à Tripoli[20], tout en recrutant parmi les populations les plus désœuvrées des candidats au djihad. La cible principale de l’EIL reste l’État libyen et ses représentants, attaqués par des actions de guérilla et de terrorisme (raids sur des checkpoints, assassinats, engins explosifs improvisés de type EEI ou IED…).
Depuis 2018, « l’Armée nationale libyenne » (ANL) a conduit plusieurs opérations pour éliminer la présence de l’État islamique en Libye et le maréchal Haftar a lancé une manœuvre majeure en janvier 2019. Malgré des succès évidents comme la reprise de Derna aux mains de djihadistes, l’ANL a dû toutefois composer avec les forces locales, surtout à partir du redéploiement de ses forces face au Gouvernement d’union nationale (GUN) en 2019. Or, la fiabilité de ces acteurs locaux laisse à désirer. L’État islamique, bien que nettement affaibli, continue de mener des actions, profitant du chaos créé lors des affrontements entre l’ANL et le GUN. L’enjeu principal pour ces nébuleuses djihadistes que sont l’État islamique libyen (EIL) et Ansar al-Sharia est de fonder un émirat islamique en Libye, puis de l’étendre au reste de l’Afrique. Les divisions entre les différents groupes islamistes et l’opposition des milices de l’ANL ou du GUN (pourtant salafistes pour certaines) empêchent un ancrage territorial, hormis le court épisode de la région de Syrte. Par ailleurs, les groupes islamistes ont souvent davantage de velléités politiques que réellement religieuses. Plutôt que de voir la Libye comme un pays aux mains des islamistes, il convient davantage de remarquer que les nombreux acteurs de tendance islamiste s’affrontent, parfois en formant des coalitions avec des groupes non-religieux, et que seul le Fezzan constitue, à l’instar du reste du Sahel, une zone refuge et une base arrière pour des groupes terroristes.
L’influence des islamistes et des djihadistes n’aurait pas été aussi érodée sans la polarisation des combats pour le pouvoir entre deux coalitions à partir de 2014.
La deuxième guerre civile (2014-2020) : l’échec d’une solution militaire
Battus dans les urnes lors des élections législatives de 2014, les islamistes ont refusé de reconnaître le résultat et le transfert du pouvoir du Congrès général national (institution de transition) à la Chambre des représentants nouvellement élue. Celle-ci s’est exilée à Tobrouk en Cyrénaïque, où elle a désigné un nouveau gouvernement dirigé par Aguilah Salah. Le pays est alors divisé en deux pôles politiques, avec d’un côté l’ancien gouvernement de transition toujours en place à Tripoli, et de l’autre un gouvernement non reconnu en Cyrénaïque. L’opposition entre deux gouvernements et entre deux grandes régions historiques de la Libye illustre la fin de la parenthèse unitaire de la Libye, pendant laquelle les trois grandes provinces avaient été réunies pour quelques décennies sous la houlette du régime autoritaire de Kadhafi.
La polarisation politique est à replacer dans une perspective plus large de lutte pour le pouvoir et le contrôle des ressources du pays. Depuis 2011, le pays fut fragmenté de toutes parts entre les différentes factions politiques et la quasi-absence d’institutions étatiques. La fragile production de pétrole libyen de la National Oil Corporation (NOC, compagnie détenue par l’État libyen) fut elle-même divisée entre les exportations légales depuis Tripoli et les exportations illégales depuis la ville de Benghazi. De plus, la situation sécuritaire était dégradée par l’activisme des groupes djihadistes et islamistes et les conflits tribaux sur fond de lutte pour le contrôle des trafics illicites. Les tensions se sont aussi exacerbées entre les deux pôles politiques : à la tête de « l’Armée nationale libyenne » (ANL) décriée à tort comme étant « kadhafiste », le général Khalifa Haftar lança l’opération « Karama » en 2014 avec comme objectif l’anéantissement des groupes islamistes et djihadistes,au pouvoir grandissant en cette période (prise de Syrte par l’État islamique, contrôle de Benghazi, prise de Tripoli par « Aube libyenne »)[21]. Les troupes hétéroclites de l’ANL comprenaient du reste des milices elles-mêmes salafistes-madkhalistes. Ce reliquat de l’ANL était composé d’anciens soldats ou policiers du régime Kadhafi (dont des forces spéciales), de miliciens tribaux et de mercenaires d’Afrique subsaharienne (11 000 mercenaires soudanais, surtout liés à la faction Minni-Minawi sont à ce jour en territoire libyen[22]), le tout étant dirigé par la famille Haftar ou ses proches : les fils du général, Saddam et Khaled, sont respectivement à la tête de la brigade Tarik Ben Ziyad et la 106e brigade, tandis que son gendre Ayoub al-Farjani commande le 166e bataillon de Ajdabiya[23]. Les effectifs de cette coalition atteignirent 7 000 soldats, auxquels s’ajoutaient 18 000 auxiliaires[24], 8 avions de combat et quelques patrouilleurs.
L’offensive débuta à Benghazi contre les forces d’Ansar al–Sharia, du « Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi » (pas composé exclusivement d’islamistes) et de l’État islamique libyen. À Tripoli, les milices de Zintan, alliées à Haftar, ont affronté les milices de « l’Aube libyenne ». Cette dernière prit le dessus tandis que les opérations de contre-terrorisme de l’ANL en Cyrénaïque permirent à Haftar de « sécuriser » l’Est du pays, bien que des troubles subsistèrent à Benghazi. Plus hétérogène encore que l’ANL, le bloc des opposants à Haftar était composé de milices tribales, dont celles de Misrata (Brigade de Misrata), de soldats plus ou moins réguliers et de groupes islamistes[25]. Cette alliance fragile s’est fracturée une fois le danger Haftar temporairement repoussé. À la fin de l’année 2015, les Nations unies ont cherché à réconcilier les deux pôles politiques en créant un gouvernement d’union nationale. Les « accords de Skhirat » furent alors signés, mais sans l’aval de la Chambre des représentants de Tobrouk qui ne reconnaissait pas le Gouvernement d’union nationale (GUN) de Fayez al-Sarraj, pourtant légitimé par l’ONU. Au sein même du bloc anti-Haftar, seules la Brigade Nawasi et les Forces spéciales de dissuasion Rada apportèrent leur soutien à al-Sarraj dans un premier temps. Par des alliances et des opérations militaires, le GUN parvint cependant à accroître son influence sur la Tripolitaine et sur les points clés : ports et aéroports de la capitale, banque centrale libyenne et une partie des infrastructures de la National Oil Corporation (NOC).
References
Par : Oren CHAUVEL
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire
Mots-clefs : instabilité, interventionnisme, islamisme, Libye, milices