Les petits réacteurs modulaires (SMR) : les stratégies des puissances nucléaires

Mis en ligne le 24 Sep 2024

Les petits réacteurs modulaires (SMR) : les stratégies des puissances nucléaires

Alors que l’équation énergétique s’inscrit au cœur d’un monde en transitions, numérique, climatique et stratégique, la question des petits réacteurs modulaires ou « Small Modular Reactor » (SMR) se place progressivement à la croisée entre maitrise technologique et influence géopolitique. Le papier propose la synthèse d’un rapport mené au sein de l’observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques de l’IRIS, rapport qui aborde les défis technologiques, économiques et stratégiques posés par ces SMR, ainsi que le positionnement des grandes puissances nucléaires.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Frédéric Jeannin, (avec le concours de Maëlys Tanguy Gaspard Krug) « Les petits réacteurs modulaires (SMR) : les stratégies des puissances nucléaires. », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRIS.

Fondamentaux

Depuis le début des années 2000, les petits réacteurs modulaires, ou « Small Modular Reactor » (SMR), se sont progressivement imposés dans les réflexions stratégiques et l’espace médiatique. Malgré des incertitudes persistantes sur leur rentabilité économique, des États se mobilisent pour s’imposer sur ce marché naissant, où maitrise technologique et influence géopolitique se confondent.

Partant de la définition de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), un SMR est un réacteur à fission nucléaire, d’une puissance de moins de 300 MWe, caractérisé par un désign modulaire et standardisé, intégrant l’ensemble des composants nécessaires à la production d’énergie.

L’investissement en capital étant plus faible, la puissance modulable et la structure mobile, les SMR permettraient à des pays de se nucléariser à la hauteur de leur capacité de financement, d’alimenter en énergie des territoires isolés et de décarboner des industries énergivores.

Les SMR à eau légère, pressurisée et bouillante (PWR[1]ou BWR[2]), et les réacteurs à haute température refroidis au gaz (HTGR) sont aujourd’hui les plus avancés pour devenir opérationnels d’ici la fin de la décennie.

Parmi les pays leaders sur ces projets, on retrouve : les États-Unis, la Russie et la Chine, qui disposent de projets avancés, voire déjà opérationnels. En Europe, des initiatives sont déclarées, mais toutes enregistrent des retards notables.

Une faisabilité encore incertaine ?

Si l’objectif des SMR est de réduire le coût unitaire des réacteurs, il reste encore trop élevé et les frais d’opération trop difficiles à évaluer pour garantir une rentabilité. Par ailleurs, leurs designs singuliers et hétérogènes s’intègrent difficilement dans les réglementations existantes. D’autre part, l’industrie nucléaire enregistre un déficit d’entreprises certifiées ISO 1944[3], « qualité nucléaire ». Enfin, l’acceptabilité sociale et politique reste une barrière majeure à surmonter pour permettre à la filière de se développer.

Un détournement des usages civils ?

L’émergence des SMR, suscite la crainte d’une dispersion de technologies et de matériaux sensibles pouvant rentrer dans la conception d’une bombe atomique. Sans être négligeables, ces risques doivent cependant être nuancés, car un réacteur seul ne suffit pas à produire une bombe et le volume de matière fissible dans un SMR est largement insuffisant pour parvenir à une production significative de plutonium militaire.

Sur les théâtres d’opérations, les SMR peuvent en revanche offrir un accès fiable et pilotable à de l’énergie en toutes circonstances, ce qui ouvre la porte à une militarisation de territoires difficiles d’accès et à une nucléarisation de lignes de frictions, possiblement hors du contrôle des instances de régulation normalement habilitées.

Carte 1 – Les petits réacteurs modulaires (SMR) : l’émergence d’un outil stratégique du nucléaire civil
Carte 1 – Les petits réacteurs modulaires (SMR) : l’émergence d’un outil stratégique du nucléaire civil
 

États-Unis

Pour les États-Unis, le développement et l’exportation de SMR sont avant tout un enjeu géopolitique, justifiant la mise en place d’une politique « agressive », pour revitaliser l’influence de Washington sur la politique nucléaire internationale. Les États-Unis se sont engagés à partir de 2015 dans une logique de partenariat public-privé (PPP), pour mettre à disposition des entreprises les ressources de l’État, tout en élaborant un cadre fiscal et réglementaire favorable.

Pour les armées étatsuniennes, les petits réacteurs nucléaires mobiles sont un moyen de pallier la vulnérabilité des approvisionnant en énergie des zones d’intervention. Lancé en 2019, le projet PELE, porté depuis 2022 par le U.S. Department of Defense (DoD) et BWX Technologies, vise à déployer un prototype d’ici la fin de l’année 2024.

Fédération de Russie

La Fédération de Russie ne reconnait pas les SMR comme une innovation, mais comme un prolongement de concept déjà existant, sous une configuration nouvelle pour répondre à de nouveaux usages. Elle s’appuie sur la réaffectation de technologies déjà disponibles et des acteurs déjà établis pour mener ses projets, sous le contrôle de l’entreprise d’État russe Rosatom.

Moscou ne cherche pas à concurrencer les réacteurs de forte puissance avec des SMR, mais à se positionner sur des marchés de niche où le prix de l’énergie est déjà élevé, à commencer par le Grand Nord qui offre de nouvelles perspectives économiques et géostratégiques avec le réchauffement climatique. C’est l’objectif de l’Akademic Lomonosov, une centrale nucléaire flottante considérée comme la première centrale SMR au monde. Elle est amarrée depuis 2019 au port de Pevek, la ville la plus septentrionale de Russie et servant de relais sur la route maritime du Nord (passage du Nord-Est).

D’autre part, la Russie cherche à consolider sa présence sur un marché encore peu touché par les sanctions internationales, en s’ouvrant grâce aux SMR vers des pays qui jusqu’ici étaient incapables de se nucléariser par des moyens conventionnels.

En 2024, il n’existe officiellement aucun concept avancé de SMR à finalité militaire dans la Fédération de Russie. Pour autant, l’industrie et la recherche nucléaire russe restent intimement liées au secteur de la défense, à l’appui d’institutions dédiées au développement de technologies nucléaires duales, depuis l’Union soviétique.

La République populaire de Chine

Depuis le 12e plan quinquennal de 2011, les « petits systèmes énergétiques nucléaires[4]» sont progressivement rentrés dans la stratégie énergétique et écologique de Pékin, notamment pour réduire sa dépendance aux technologiques étrangères et pénétrer un marché qui jusqu’ici lui restait fermé.

Les différents projets de SMR se partagent entre les trois entreprises d’État qui administrent en concurrence le nucléaire civil chinois : China National Nuclear Corporation (CNNC), China General Nuclear Power Corporation (CGNPC) et China Power Investment Corporation (SPIC). CNNC semble aujourd’hui la plus avancée avec son réacteur à eau légère ACP100 (Linglong One) reconnu comme stratégique par le 12e plan quinquennal.

En 2024, il n’y a officiellement aucun projet de SMR à finalité militaire en Chine. Pour autant, cette affirmation doit être nuancée par le rapprochement opéré entre le secteur civil et militaire depuis le premier mandat de Xi Jinping et le 13e plan quinquennal. Par ailleurs, Pékin pourrait utiliser des SMR flottants pour alimenter ses bases militaires en mer de Chine méridionale. Un espace représentant plus du quart du commerce mondial, au contour contesté par les pays limitrophes et revendiqué par la Chine populaire. La nucléarisation des îles Paracels et Spratleys, en plein cœur des zones disputées reviendrait à une « sacralisation » du contrôle de Pékin sur ces territoires et les voies maritimes attenantes.

Carte 2 – Chine, Russie et États-Unis : rivaux et partenaires dans le secteur des SMR ?
Carte 2 – Chine, Russie et États-Unis : rivaux et partenaires dans le secteur des SMR ?

Union européenne

Depuis juin 2021, la Commission européenne exprime son intérêt pour les SMR et travaille à l’édification d’un cadre réglementaire propice au développement d’une industrie européenne. L’Alliance des SMR annoncé en février 2024 est venue donner un caractère plus concret à cet engagement en posant les premières bases d’une coopération européenne pour un SMR européen d’ici 2030 ou 2040.

Cependant, des incertitudes perdurent sur l’engagement réel des différents membres de l’Union et les modalités de financement. D’autre part, le cadre législatif reste à adapter et harmoniser, mais les travaux restent à un stade préliminaire. Un retard d’autant plus critique au vu de l’entrée en scène d’acteurs étatsuniens sur le marché européen et la formation de consortiums en dehors des institutions de l’Union, risquant de diluer les efforts européens. Enfin, la question de l’acceptation sociale et politique reste ouverte, le nucléaire demeurant un sujet clivant entre les États membres.

Conclusion

Malgré des incertitudes persistantes, les SMR s’imposent dans la réflexion stratégique des grandes puissances nucléaires : les États-Unis, la Russie et la Chine. Face à eux, l’Union européenne tente de rattraper son retard, en dressant les contours d’une filière autonome. Mais il est encore trop tôt pour affirmer que les SMR vont rentrer dans notre quotidien. Les gages de compétitivité restent insuffisants et les faiblesses de la chaine de valeur sont encore trop saillantes. Malgré tout, il est raisonnable de penser qu’ils trouveront des applications dans les champs militaires et stratégiques.

Carte 3 – L’Europe, une attitude mitigée sur le nucléaire
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