La stratégie de défense de l’Union européenne : entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle

Mis en ligne le 24 Sep 2024

La stratégie de défense de l’Union européenne : entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle

Alors que la guerre de haute et de longue intensité en Ukraine dure depuis plus de deux années et demie, l’Europe semble toujours comme au milieu du gué, entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle. Le papier vise à évaluer la consistance et la portée du « sursaut stratégique » que les Européens appellent de leurs vœux, et qu’ils inscrivent dans différentes initiatives, face à des défis majeurs, complexes et structurels.

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Madeleine de Roux

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Madeline de Roux, « La stratégie de défense de l’Union européenne : entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle », Bibliothèque de l’ École Militaire – BEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la BEM.

Le 5 mars 2024, la Commission européenne a dévoilé sa première Stratégie de défense industrielle, accompagnée pour sa mise en œuvre d’une proposition de Programme européen pour l’industrie de la défense (PEID) des États membres de l’Union européenne (UE). Ce plan de « réindustrialisation » est doté d’1,5 milliard d’euros sur 3 ans à partir de 2025 destinés en partie à ce que 50 % des achats militaro-industriels soient effectués au sein de l’Union européenne[1] (cf. Focus, p. 3). Ces propositions interviennent en écho aux déclarations d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz en février 2024, qui alertent tous deux sur la nécessité urgente à mieux coopérer à l’échelle européenne en matière de défense. Le 13 mars 2024, lors du Paris Defence and Strategy Forum, le président lituanien a aussi insisté sur le fait que « le soutien à l’Ukraine est avant tout un investissement pour notre propre sécurité européenne »[2].

Cela s’inscrit dans un contexte où les États européens appellent de concert à un « sursaut stratégique » suite à l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 et à la ésurgence d’un conflit interétatique de haute intensité sur le continent. Si le concept de défense européenne paraît imprécis et inopérant, notamment de par la présupposée « vassalisation » de l’Union européenne par l’OTAN[3], la France quant-à-elle défend l’idée d’une Europe stratégique et d’une défense plus indépendante[4]. Cette ambition s’apparente à certains égards au projet d’une Communauté européenne de défense (CED) initié en 1950 par Jean Monnet, puis rejeté par la France quatre ans plus tard. À l’heure où les discussions autour de la nécessité d’une défense européenne commune reprennent, et à l’aune des priorités divergentes des États européens, quelle influence la situation géopolitique en Ukraine exerce-t-elle sur la dimension stratégique et de défense au sein de l’UE ?

Si sur le plan économique l’Union européenne est parvenue à s’exprimer d’une seule voix à travers l’adoption de séries de sanctions envers la Russie, elle témoigne également d’une volonté affirmée d’élaborer une identité effective de défense commune, malgré certains défis structurels. Néanmoins, la dépendance accrue de l’Europe des 27 au « parapluie américain » ou encore la volonté ukrainienne d’adhésion à l’Union européenne sont tout autant de facteurs géostratégiques qui complexifient la démarche.

UNE RÉPONSE ÉCONOMIQUE UNIFIÉE CONTRE LA RUSSIE

Les premières sanctions adoptées par l’Union européenne à l’égard de la Russie remontent à l’annexion, en février 2014, de la Crimée et de Sébastopol par la Russie, qui la qualifiait pour sa part de « rattachement ». Malgré certaines ambiguïtés, notamment de la part de Berlin, l’UE condamnait alors les actions étrangères russes à travers le gel des avoirs de personnes et d’entités, ou encore la prohibition des investissements en Crimé[5]. Suite à l’invasion russe de l’Ukraine à partir du 24 février 2022, l’épisode s’est renouvelé mais avec cette fois-ci une ampleur inédite. L’organisation des 27 a depuis adopté plusieurs séries de « mesures restrictives », dont le treizième « paquet » a été voté le 23 février dernier, à la veille des deux ans de l’invasion russe. Parmi ces mesures, des sanctions économiques : embargos sur le pétrole, le charbon, l’or ou encore les diamants russes, fermeture des espaces européens terrestre, aérien et maritime aux moyens de transport russes. Par ailleurs, des sanctions financières ont également été appliquées : plusieurs banques russes ont été exclues du système bancaire Swift, les avoirs de la Banque centrale russe à l’étranger ont été gelés, et les transactions en crypto- monnaies avec les ressortissants russes ont été prohibées. La violation par la Russie des accords de Minsk de 2014 (Minsk I) et 2015 (Minsk II) aura également coûté au Kremlin et à ses oligarques des interdictions de séjour ainsi que l’immobilisation de leurs avoirs, mesures par la suite étendues à l’ensemble des personnes et entités soutenant l’effort militaire russe en Ukraine[6].

Outre Moscou, des mesures restrictives ont également été adoptées à l’égard de l’Iran, accusé de concevoir et de livrer des drones aux forces armées russes[7]. La Biélorussie est également concernée, puisque l’Union européenne a sanctionné son implication en tant que base arrière dans l’invasion de l’Ukraine[8]. Si l’unité ne vaut pas l’unanimité, les nombreux débats internes préalables à l’adoption de l’ensemble de ces mesures n’ont toutefois pas empêché l’Europe des 27 de suivre une approche ferme et solidaire de Kiev, mettant en lumière l’engagement de l’UE en faveur de la sécurité internationale[9]. L’organisation fait depuis front commun contre les actions du Kremlin, perçues comme une menace pour la stabilité régionale, et plus généralement internationale. Néanmoins, bien qu’elles soient le fruit d’une volonté affirmée d’atteindre l’économie russe, force est de constater que ces sanctions n’entravent pas pour autant l’effort de guerre mené contre Kiev. Outre l’Inde, la Turquie ou encore les Émirats arabes unis, qui permettent à la Russie de contourner les sanctions européennes, Moscou bénéficie en effet du soutien de son voisin chinois, devenu son premier partenaire commercial en 2023. L’an passé, les exportations russes vers l’Asie ont ainsi connu une hausse de 5,6 % (à 284 milliards d’euros), tandis que les importations en provenance du continent asiatique ont augmenté de 29,2 % (à 174 milliards d’euros)[10].

Parallèlement à ces mesures de rétorsion contre la Russie, les États membres ont approuvé une décision inédite dans l’histoire de l’UE : le financement de la livraison d’armes létales à un pays tiers en guerre, en l’occurrence l’Ukraine. En effet, au lendemain de l’invasion, dès le 28 février 2022, les Vingt-Sept s’accordent sur la livraison à Kiev de l’équivalent de 450 millions d’euros d’armements, et de 50 autres millions d’euros destinés aux équipements de protection et au carburant[11]. Pour ce faire, l’Union européenne a eu recours à la Facilité européenne pour la paix (FEP), fonds budgétaire adopté en mars 2021 pour la période 2021-2027 et qui s’élève aujourd’hui à près de 12 milliards d’euros[12] (5 milliards d’euros prévus pour l’Ukraine en 2024 selon l’accord de mars 2024). La mise en place d’un tel instrument avait en effet pour objectif de permettre le financement d’actions opérationnelles militaires ou relevant du domaine de la défense, dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

L’Union européenne, qui intervient à la fois sur les plans financier, humanitaire et militaire en Ukraine, est de fait le premier contributeur mondial au soutien à Kiev[13]. Au total et depuis 2022, ce sont plus de 144 milliards d’euros d’aides qui auront été alloués par l’UE ainsi que ses États membres à l’Ukraine[14]. Néanmoins, à la veille du deuxième anniversaire de l’invasion russe, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a rappelé avec acuité que l’Union européenne avait largement manqué à ses promesses en matière de livraisons de munitions : « Sur le million d’obus promis par l’Union européenne, ce ne sont pas 50 % qui sont arrivés, mais 30 %. Malheureusement »[15]. Pour autant, les limites de l’Union européenne sont en réalité surtout dues à l’insuffisance de sa BITD, tant à l’échelle des stocks que des capacités de production. Par exemple, selon le Sénat[16], la France ne produira en 2024 que 20 000 obus de 155 mm annuels, soit quatre jours de consommation par l’artillerie ukrainienne. Afin de pallier ces déficits, et outre le plan de réindustrialisation militaire proposé par la Commission européenne, l’entreprise allemande Rheinmetall a par exemple annoncé vouloir augmenter sa capacité de production d’obus à 700 000 unités par an en 2025, contre 400 à 500 000 cette année. Pour comparaison, tout en prenant garde à la « guerre de l’information » sur ces chiffres, les services de renseignement de l’OTAN estiment début 2024 que la production russe s’est élevée à environ 3 millions d’obus pour l’année 2023. Moscou, déjà en cours de basculement vers une « économie de guerre », annonce une prévision de production de 4 millions d’obus en 2024[17]. L’OTAN et l’UE ont de leur côté produit ensemble 1,2 million d’obus en 2023.

La Commission européenne a dévoilé, mardi 5 mars 2024, une proposition de plan destiné à développer et renforcer l’industrie militaire européenne (PEID).

En effet, entre 2022 et 2023, 68 % des achats de matériel militaire effectués par les États membres ont été réalisés auprès des États- Unis, tandis que seuls 18 % des investissements de défense des Vingt-Sept ont été faits en commun. Les États de l’UE sont désormais encouragés à acquérir en commun 40 % de leurs équipements de défense et à en commander 50 % auprès de l’industrie européenne d’ici 2030 (60 % d’ici 2035).

FOCUS
Parmi les mesures proposées, le programme devrait permettre de garantir des prêts aux PME du secteur militaro- industriel, ainsi que de faciliter l’accès aux financements. Par ailleurs, si la crise des munitions qui a conduit les États membres à se tourner vers les États- Unis était en partie due à une asymétrie d’information (les capitales ignorant les capacités réelles des autres États), la Commission affirme une volonté de transparence quant aux chaînes de production en systèmes d’armes au sein des États membres. Afin de financer le projet, il s’agirait entre autres de recourir aux revenus générés par les actifs russes gelés en Europe.

UNE VOLONTÉ D’INDÉPENDANCE STRATÉGIQUE EN DÉBAT

Le projet avorté d’une Communauté européenne de défense (CED) avait été rejeté par la France en 1954, en raison d’un refus de l’Assemblée nationale de céder une partie de la souveraineté militaire et politique de l’État, mais également dans une volonté de préserver le projet européen d’une potentielle ingérence américaine. Le traité instituant l’organisation prévoyait en effet la création d’une armée européenne notamment face à l’URSS, et répondait au dilemme de sécurité que posait en Europe la perspective d’une Allemagne de l’Ouest réarmée[18]. Avec l’adoption du traité de Maastricht en 1992 ressurgit le concept de défense commune : le texte consacre alors les objectifs propres à la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui seront par la suite repris et renforcés par le Traité de Lisbonne en 2006. Toutefois, bien que la PESC mette à disposition des Vingt-Sept des outils pour unifier leurs actions face aux menaces extérieures (création du poste de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ou encore du Comité politique et de sécurité), les États membres conservent en définitive une pleine souveraineté sur leurs politiques étrangères respectives[19].

Néanmoins, le cas ukrainien et la résurgence d’un conflit de haute intensité aux portes de l’Europe a marqué un tournant dans la politique étrangère européenne, désormais teintée d’une volonté des Vingt-Sept d’élaborer conjointement un projet de défense commun. Pour ce faire, l’Union européenne bénéficie de l’avantage d’un outil opérationnel non négligeable, celui de son État-major militaire (EMUE). Ce dernier, constitué des militaires détachés par les États membres auprès du secrétariat général du Conseil, est placé sous l’autorité militaire du Comité militaire de l’Union européenne (CMUE), et met en œuvre ses décisions et directives tout en l’assistant dans l’évaluation des situations et la planification stratégique des aspects militaires[20]. L’EU Military Assistance Mission (EUMAM) aura notamment permis la formation de près de 35 000 soldats ukrainiens depuis le début de la guerre en 2022[21]. Toutefois, l’efficacité opérationnelle de cet état-major européen reste à prouver. S’il s’agit d’un embryon encourageant, il est néanmoins en réalité limité par des questions structurelles.

D’autre part, certains chercheurs[22] pointent du doigt les défis persistants au sein de l’Union européenne en matière de défense. Malgré les avancées, l’action européenne demeure pour l’essentiel intergouvernementale : c’est notamment le cas des négociations en cours autour du nouveau PEID, vis-à-vis duquel Paris et Berlin sont réticents. Les deux gouvernements cherchent surtout à faire valoir leurs intérêts nationaux respectifs, laissant subsister une certaine ambiguïté quant au concept de souveraineté européenne tel qu’il est décrit dans la Boussole stratégique de mars 2022. Par ailleurs, si une force de réaction rapide de 5 000 hommes d’ici 2025 est prévue, en plus des Groupements tactiques existants, les effectifs restent relativement faibles comparés au New Force Model de l’OTAN, devant mobiliser à terme 300 000 soldats[23]

Les tensions en matière de coopération européenne se manifestent particulièrement entre la France et l’Allemagne, piliers de l’Union européenne aux cultures stratégiques différentes, notamment en ce qui concerne la défense aérienne. En octobre 2022, Berlin a en effet lancé l’initiative d’acquérir un système de bouclier antimissile (l’European Sky Shield Initiative), en commun avec quatorze autres États, dont le Royaume-Uni, la Norvège ou encore la Hongrie. Ce projet n’a pas manqué de créer des tensions au sein du « couple » franco-allemand. Paris et Rome ont déjà développé ensemble leur propre système Mamba et coopèrent dans la rénovation des frégates françaises et italiennes Horizon. Elles se sont volontairement écartées du projet en reprochant à l’Allemagne d’avoir recours à des systèmes américains et israéliens, ce qui apparait contradictoire avec la Boussole stratégique de 2022 (qui vise à renforcer la BITD européenne) et l’aspiration française à une « souveraineté européenne »[24]. Ce différend bouscule les intérêts industriels européens et divise les États signataires dont certains, principalement situés à l’Est de l’Europe, sont pressés d’agir rapidement face à la « menace russe ». Toutefois, le 22 mars 2024, Paris et Berlin ont témoigné d’une volonté de surmonter leurs différends via un accord qui relance leur programme commun de Main Ground Combat System (MGCS). La répartition des tâches serait « de 50/50 » entre les industriels français et allemands, « sans aucune possibilité d’interprétations ou de malentendus, même de l’extérieur »[25]. L’effectivité de cette annonce se confirmera lors de la signature officielle de l’accord, prévue le 26 avril 2024.

Par ailleurs, s’agissant de la conduite d’une politique industrielle commune, des progrès notables ont été réalisés depuis 2016, notamment grâce à l’initiative de Jean-Claude Juncker d’établir le Fonds européen de la défense (FEDEF). L’impact de ce dernier se voit néanmoins limité par l’allocation d’un montant de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027, inférieur aux 13 milliards initialement proposés par la Commission. Ce fonds est notamment destiné à financer des projets collaboratifs de recherche et développement militaires, exclusivement réservés aux entreprises de la Base Industrielle et Technologique de Défense Européenne (BITDE)[26].

Si la crise ukrainienne a renforcé la volonté des États membres de collaborer dans les domaines politiques et industriels, la tendance à la hausse des budgets alloués à la défense nationale des Vingt-Sept pourrait compromettre la création d’une politique européenne industrielle intégrée. En moyenne, les pays de l’Union européenne ont augmenté leurs budgets de défense de 35 %, et la répartition témoigne de disparités : tandis que la Finlande et la Lituanie ont marqué des augmentations respectives de 36 % et 27 %, la Suède et la Pologne ont quant à elles ajusté leur budget défense à + 12 % et + 11 %. À l’inverse, les dépenses de défense de six pays, dont la Slovaquie, la Roumanie, le Luxembourg, la Hongrie, la Lettonie et la Lituanie, ont doublé, voire au-delà[27]. De ce fait, il est clair que la priorité demeure souvent à l’échelle nationale, ce qui participe à réduire les contributions à l’échelle communautaire.

Enfin, la volonté d’indépendance stratégique et d’autonomie d’action qui se traduirait par une force armée européenne, acmé de la mise en œuvre d’une défense commune, présupposerait d’une part un alignement politique de l’ensemble des États membres, de l’autre l’accord commun quant à la mise en place d’une chaîne de commandement claire et efficace. Par ailleurs, outre la question épineuse de la souveraineté extérieure, la mobilisation des équipements mis en œuvre constitue un autre frein. En l’état actuel des choses, ils sont pour partie de fabrication américaine : la Pologne, par exemple, possède les systèmes de défense antiaérienne Patriot, ainsi que des chasseurs F-35. L’État polonais est ainsi soumis à la règlementation américaine ITAR (International Traffic in Arms Regulations) en ce qui concerne son arsenal américain. Cet élément d’extra- territorialité du droit américain permet aux États-Unis de contrôler l’utilisation d’armes, ou de leurs composants, issues de leurs exportations. L’accord du fournisseur devient en conséquence un paramètre déterminant de l’action elle-même[28].

DÉFIS GÉOSTRATÉGIQUES ET PERSPECTIVES D’ÉVOLUTION

L’ombre américaine plane ainsi résolument sur les décisions européennes, dynamique stratégique facilitée par les déséquilibres internes de l’Union.

À l’aune de la guerre en Ukraine et de la menace russe, les pays de l’Est, pour la plupart voisins frontaliers de la Russie, privilégient la stabilité et la sécurité offertes par les liens renforcés avec l’OTAN. L’Europe centrale, notamment l’Allemagne, maintient de son côté une position ambiguë envers les États-Unis. Cette ambivalence se manifeste notamment à travers l’enjeu des forces aériennes et du programme sur le Système de combat aérien du futur (SCAF), en collaboration avec la France. Tandis que le programme rencontre des difficultés en raison d’une coopération difficile entre Airbus Deutschland et Dassault Aviation, Berlin a rapidement acquis auprès des États-Unis 35 chasseurs F-35 A pour 8,4 milliards de dollars, en décembre 2022[29]. Cela malgré l’absence de garanties de compensations industrielles et la dépendance envers les États-Unis pour la maintenance des technologies sensibles.

De ce fait, la question de la compatibilité entre le « cloud » du F-35 et celui du SCAF risque de poser d’importants problèmes à l’avenir.

Par ailleurs, Washington encourage les États membres à augmenter leurs dépenses militaires à 2 % du PIB minimum, mais entend surtout en faire bénéficier sa propre BITD. En effet, l’augmentation des budgets de défense européens se traduit principalement par des importations massives d’armements américains par l’Allemagne, que la Zeitenwende[30] a doté d’un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros destiné à moderniser son armée, ainsi que la Pologne, la Roumanie et les États baltes. Ces importations traduisent une volonté des États de réduire leurs vulnérabilités et de conserver la « garantie de sécurité » américaine, même au détriment de l’industrie de défense européenne. La BITD française en fait particulièrement les frais, et ne remporte principalement des contrats qu’en dehors de l’UE (76 % de ses exportations d’armes en Asie et au Moyen-Orient contre 9,1 % en Europe sur 2019-2023[31]). L’éventuelle réalisation de « l’autonomie stratégique européenne », chère à Paris, est ainsi reportée à plus long terme. Toutefois, cette vision « gaullienne » est peu partagée par le reste des États membres, voire en inquiète certains à l’instar des États baltes ou de la Pologne qui la perçoivent surtout comme un potentiel affaiblissement de l’OTAN. En effet, l’article 5 de la Charte atlantique garantit une protection mutuelle et solidaire aux membres de l’Alliance, éventuellement sous le parapluie nucléaire américain, Washington restant toutefois seul maître de la décision d’utilisation ou pas. À l’inverse, l’article 42.7 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ne garantit que vaguement une clause de défense mutuelle à « un État membre qui serait l’objet d’une agression armée sur son territoire »[32]. De plus, la question récurrente d’un éventuel parapluie nucléaire français protégeant le territoire européen demeure un débat inachevé.

Enfin, les situations géographiques particulières d’États frontaliers (Pologne) ou à proximité (Allemagne) des frontières russes, ainsi que leur besoin rapide de matériel militaire – auquel seuls les États-Unis sont aujourd’hui en mesure de répondre massivement et rapidement – participent à nourrir leur conviction que la défense de l’Union européenne passe prioritairement par l’OTAN. Les déploiements de forces armées européennes sur le flanc Est face à la Russie depuis 2022 se font d’ailleurs dans le cadre otanien.

Les récentes adhésions à l’Alliance atlantique de la Finlande (en 2023) et de la Suède (officielle le 7 mars 2024), qui renoncent ainsi simultanément à leur neutralité séculaire, sont un nouveau facteur de rapprochement croissant des États membres avec les États-Unis. Malgré les efforts de solidarité économique, militaire et politique avec l’Ukraine, les décisions prises penchent pour l’heure en faveur d’un renforcement de l’emprise de l’OTAN et du leadership américain en Europe.

Par ailleurs, outre la dépendance européenne vis-à-vis de son partenaire outre-Atlantique, l’émergence de la question de l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne soulève également une série d’enjeux politiques, économiques et stratégiques pour les Vingt-Sept[33].

L’UE se retrouve en effet confrontée à un dilemme, entre le caractère urgent de la question ukrainienne et celui en suspens des autres États (dont la Turquie et la Macédoine du Nord) en attente de leur intégration depuis parfois plus d’une décennie[34]. Dans ce contexte, une admission rapide de l’Ukraine susciterait des réactions mitigées parmi ces États, représentant de facto un nouveau défi stratégique pour l’Union européenne.

En outre, depuis l’annexion de la Crimée et les opérations menées dans l’est de l’Ukraine, le Kremlin a constamment qualifié l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, notamment en faveur de l’Ukraine, d’agression contre la Russie. Ainsi, l’intégration de l’Ukraine à l’UE pourrait être instrumentalisée par Moscou comme une provocation. En effet, la perception de V. Poutine de la question ukrainienne, qualifiée à dessein dissuasif de « vie ou de mort »[35], pourrait concourir à l’émergence d’un nouveau casus belli.

De plus, une inclusion rapide de l’Ukraine au sein de l’Union européenne constitue en réalité une équation complexe aux répercussions concrètes sur plusieurs fronts. Ce qui explique en partie les réticences européennes de facto, malgré la décision symbolique d’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE en décembre 2023. Les impacts démographique, institutionnel et surtout économique seraient en effet considérables. D’une part, cela supposerait l’ajout potentiel d’une cinquantaine de députés au Parlement européen et d’un 28e commissaire européen. De l’autre, l’Ukraine, véritable « grenier à blé » de l’ex-URSS pourrait bouleverser la Politique agricole commune (PAC) de l’UE en raison de ses vastes et riches terres cultivables[36]. Cependant, la modernisation nécessaire de son secteur agricole et les défis environnementaux compliquent la donne car ces changements ne seraient pas sans conséquence pour la France, principale bénéficiaire de la PAC, avec 9,5 milliards d’euros d’aides agricoles perçus en 2022[37]. En termes de géostratégie, l’adhésion de l’Ukraine déplacerait le centre de gravité de l’UE vers l’Est, remodelant les équilibres régionaux. Cela renforcerait également le poids du bloc conservateur formé par les pays du groupe de Visegrad, dans le cas d’une adhésion de Kiev à ce dernier, ce qui amplifierait aussi potentiellement les tensions avec Bruxelles[38].

Somme toute, la crise en Ukraine aura engendré une réaction économique affirmée de la part de l’Union européenne, révélant sa capacité à faire valoir des valeurs de solidarité, mais soulevant toutefois des défis majeurs. L’aspiration à une Europe stratégiquement autonome pose avant tout problème quant au sens de cette volonté, perçue subjectivement selon les besoins propres à chaque État membre. Les diverses tentatives de réponse apportées à cette question soulèvent toutes des difficultés structurelles et géopolitiques conséquentes. In fine, la concrétisation d’une BITD renforcée et souveraine, partie intégrante d’une autonomie stratégique européenne, demeure un défi complexe, nécessitant une collaboration renforcée, des investissements conséquents, et la résolution de divergences internes persistantes. Confrontée à des réalités complexes et changeantes mettant à l’épreuve sa capacité à forger sa propre voie dans le paysage géopolitique mondial, l’Union européenne est ainsi à la croisée des chemins. Les choix futurs conditionneront son poids stratégique sur la scène internationale, don²t les insuffisances actuelles contribuent à affaiblir le projet européen dans sa globalité.

References[+]

Par : Madeleine de Roux
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire


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