Justice pénale internationale : l’épreuve de vérité

Mis en ligne le 19 Déc 2024

Justice pénale internationale : l'épreuve de vérité

Les récentes émissions de mandats d’arrêt de la justice pénale internationale liées aux conflits en Ukraine et au Proche-Orient replacent la question du rôle et de l’impact de cette justice internationale comme facteur de paix et de sécurité collective. L’auteur, ancien juge à la Cour pénale internationale (CPI), aborde les défis et enjeux auxquels est confrontée la CPI, en replaçant ces enjeux et défis posés à la Cour et aux Etats dans une double perspective historique et prospective.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Marc Perrin de Brichambaut, « Justice pénale internationale : l’épreuve de vérité », IFRI/revue Politique Étrangère n°4, hiver 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI.

L’adoption du Statut de Rome, le 18 juillet 1998, aura peut-être marqué la crête de la vague du progrès des droits de la personne au niveau global, dans des circonstances historiques qui leur étaient encore propices. Un quart de siècle plus tard, la volonté de poursuivre et punir les auteurs des plus grands crimes – crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide, crime d’agression – reste partagée par les cent vingt-quatre États parties à ce Statut. Le tribunal permanent qu’il a créé, la Cour pénale internationale (CPI), fonctionne, mais ce projet ambitieux connaît désormais sa première épreuve de vérité.

La Cour est en effet confrontée à des situations, ou à des crimes, pour lesquels elle est compétente et qui sont commis à grande échelle par des États puissants. Dans ces circonstances nouvelles, quelle sera la capacité et la volonté des États parties au Statut de Rome de soutenir la juridiction et l’organisation internationale qu’ils ont créées pour combattre l’impu- nité des auteurs de ces crimes ? La CPI sera-t-elle en mesure de mener les enquêtes, d’engager les poursuites et de tenir les procès qu’appellent les crimes commis en Ukraine, en Palestine, au Myanmar, en Afghanistan, au Venezuela ou au Nigeria ?

Les défis sont immenses et une issue positive n’est pas garantie. Elle dépendra des choix faits par quatre groupes d’acteurs : les États parties au Statut, auxquels revient, dans la durée, la tâche de fournir le soutien politique et les moyens matériels dont la CPI a besoin ; certains grands États non parties qui exercent une influence déterminante sur le contexte dans lequel la Cour est amenée à travailler ; le Bureau du procureur de la CPI (BDP), dont les choix déterminent les orientations stratégiques de la CPI ; et, enfin, l’organe judiciaire de la CPI, qui traduit en décisions de justice les charges et éléments probatoires qui lui sont soumis par le BDP en présence des accusés.

Aux origines de la CPI

La mise en œuvre du Statut de Rome a déjà connu plusieurs temps distincts, où ces acteurs ont tracé des tableaux assez différents du projet de justice pénale sans frontières que représente la CPI. Les premières années de la mise en œuvre du Statut de Rome offrent de nombreux éclairages sur la façon dont ces acteurs combinent leurs actions, représentant une période d’optimisme et de confiance au cours de laquelle la CPI s’est construite autour d’affaires de portée assez modeste qui lui étaient déférées par des États. À l’issue de la première décennie du fonctionnement de l’institution, les premiers dysfonctionnements et critiques se sont manifestés. La Cour a dû faire face à plusieurs crises, tout en cherchant à élargir le champ de ses interventions. L’arrivée du troisième procureur de la CPI, Karim Khan, a coïncidé avec la saisine de la Cour de situations criminelles d’envergure, qu’elle s’efforce de gérer dans un contexte volatil.

Les motivations des États participants à la conférence de Rome de juin 1998, afin de créer une juridiction pénale internationale permanente pour poursuivre les plus grands crimes choquant la conscience de l’humanité, étaient multiples et pas toujours explicites. L’adoption du Statut dans l’enthousiasme était nourrie d’expériences nationales et d’idéaux forts. Cependant, le Statut ne fixait pas d’objectifs précis à une nouvelle organisation internationale ancrée dans la complémentarité avec la souveraineté judiciaire des États parties, lesquels demeuraient respon sables en premier de la prévention et de la poursuite de ces crimes.

L’expérience des tribunaux ad hoc créés dix ans plus tôt par le Conseil de sécurité a certainement incité les États dits like-minded à donner corps au projet ancien d’une cour pénale permanente universelle, compétente pour connaître des crimes les plus graves commis partout dans le monde. Ils souhaitaient qu’elle dispose de la compétence la plus large autour d’un procureur indépendant. Mais ces États n’étaient pas toujours ceux qui pesaient le plus dans les conflits et situations de crise, et leurs intentions généreuses ne se traduisaient pas en vision claire du type d’affaires dont la future Cour aurait à connaître. Jusqu’au dernier moment, les membres permanents du Conseil de sécurité se sont efforcés de museler le nouvel instrument et d’en garder le contrôle.

Dès l’origine, le Statut juxtapose un cadre pour l’action des États dans la poursuite des plus grands crimes, une organisation internationale et une juridiction indépendante des États. L’autorité de ce dispositif est incomplète, à défaut d’être universelle et appuyée sur le dispositif de la Charte des Nations unies, comme le sont les deux tribunaux spécialisés créés par le Conseil de sécurité.

Ayant fait le choix de ne pas être parties au Statut de Rome, les États-Unis, la Russie et la Chine sont pourtant fortement impliqués dans le devenir de la Cour. L’attitude américaine a beaucoup fluctué depuis que les amendements présentés à la conférence de Rome en vue de protéger les ressortissants des États-Unis contre toute poursuite émanant de la future Cour ont été écartés. Résolument hostile sous la présidence de George W. Bush – au point de faire adopter par le Congrès une législation spécifique visant la CPI –, elle s’est progressivement détendue sous la présidence Obama, jusqu’à laisser le Conseil de sécurité des Nations unies saisir à deux reprises la CPI.

Les premiers pas

La nouvelle institution bénéficie pourtant de la force de l’idéal de justice auquel cette juridiction donne un visage et des attentes immenses de victimes de grands crimes à travers le monde, relayées par un réseau d’organisations non gouvernementales qui a joué un rôle important dans sa création. Cela lui confère un véritable élan et une période de grâce pour sa première décennie de fonctionnement.

Les premiers responsables de la Cour font des choix originaux pour donner corps au projet qui leur est confié. D’emblée, c’est le BDP qui assume la charge de tracer les choix stratégiques de la Cour. Il accepte de connaître de situations qui lui sont confiées par des États d’Afrique sur leur propre territoire, ce qui lui permet de bénéficier du concours de ces États pour recueillir des preuves, construire des affaires, procéder à des arrestations d’accusés. Dans le prolongement de cette orientation initiale, la Cour va engager et mener à bien une douzaine de procès contre des auteurs de crimes de rang intermédiaire. Ces poursuites et procédures initiales, dont certaines sont toujours en cours, permettent à la CPI de se constituer comme organisation, avec ses organes et son personnel, et d’obtenir des États un budget annuel qui progressera jusqu’à 120 millions d’euros.

Parallèlement, le BDP met en place un système d’examens préliminaires de situations chez les États parties, par lequel il annonce publiquement quelles sont les situations où des crimes relevant de la compétence de la CPI pourraient avoir été commis sans qu’ils aient fait l’objet de poursuites par les autorités compétentes. Leur nombre ira croissant, jusqu’à une quinzaine, et permettra au BDP d’entretenir un dialogue actif avec les responsables de ces États placés sous observation. La CPI s’affirme ainsi comme une juridiction de dernier recours qui incite les États à mettre en œuvre leurs engagements, tout en se réservant la possibilité de se saisir elle-même. Les premiers procès devant la Cour sont longs et coûteux, mais ils permettent de mettre en place des procédures reconnues, d’établir un barreau pour la défense, de faire participer les victimes et d’esquisser un régime de réparations.

Pour ces premières avancées, la CPI a bénéficié du soutien actif du noyau des États les plus engagés, des plus grands contributeurs, ainsi que du concours des pays d’Afrique occidentale et centrale francophones. Elle peut ainsi prendre ses marques et affirmer un rôle limité mais réel.

Les premières contestations

Cette période fondatrice prend fin à partir de l’année 2012 environ, quand le BDP prend le risque de demander l’arrestation de chefs d’État comme le président soudanais Al-Bashir ou le président kenyan Kenyatta. Les États d’Afrique se dérobent alors et n’apportent pas leur concours aux poursuites contre ces responsables. Certains d’entre eux déclenchent même des campagnes hostiles à la CPI, au point de menacer de quitter le Statut de Rome. Le BDP connaît par ailleurs ses premières déconvenues avec les acquittements prononcés par les juges dans les affaires Bemba et Gbagbo/Blé Goudé, accusés d’être les responsables des crimes au sommet de la chaîne de commandement – décisions qui soulèvent de sérieuses questions d’ordre juridique. Élus par les États, les juges présentent des parcours, des origines et des compétences divers et n’ont pas toujours le souci de bâtir une jurisprudence cohérente et accessible.

Le défi le plus sérieux auquel est soumis la CPI tient au comportement américain et aux sanctions infligées à la procureure Fatou Bensouda et à l’un de ses directeurs par l’administration Trump en 2020. Ces sanctions étaient motivées par la possibilité que le BDP engage des poursuites contre des ressortissants américains qui auraient pu être impliqués dans des crimes commis en Afghanistan. Les enquêtes et procédures relatives à la situation en Afghanistan portaient sur des allégations de crimes commis par les forces afghanes, les talibans et des groupes apparentés, d’autres groupes terroristes ainsi que les forces internationales, parmi lesquelles l’armée américaine. La Cour est compétente pour connaître des crimes commis sur le territoire des États parties, dont l’Afghanistan, ce qui lui permet de connaître des actes commis par des ressortissants d’États non parties.

Le BDP fait preuve d’une grande prudence chaque fois qu’il lui est demandé de se pencher sur la situation en Palestine. Il évite d’engager toute poursuite après que la Palestine, ayant adhéré au Statut de Rome en mars 2015, lui demande d’examiner la situation sur son territoire en 2018. Entretenant des contacts réguliers avec les autorités tant israéliennes que palestiniennes, le BDP se contente alors de demander à une chambre préliminaire s’il est bien compétent sur le territoire de l’entité palestinienne. La réponse de la chambre a été affirmative mais le BDP n’en tirera aucune conséquence, en dépit de demandes répétées des Palestiniens.

Invités en 2021 à faire connaître leur opinion en tant qu’amici curiae, un petit nombre d’États s’exprime et soutient le point de vue israélien selon lequel, faute d’être un État au sens du droit international, la Palestine ne saurait demander de participer activement aux activités de la CPI, alors que la grande majorité des États s’abstiennent de faire connaître leur sentiment.

La prudence de la plupart des États face aux invitations de la Cour à donner leur avis juridique (comme cela avait déjà été le cas lors de la mise en œuvre du mandat d’arrêt à l’encontre du président Al-Bashir) s’inscrit dans la réserve bienveillante qui marque l’attitude des États à l’égard de la Cour durant toute cette période. Les États s’en remettent dans leur ensemble aux choix du BDP s’agissant des orientations stratégiques qu’il engage pour le travail de la CPI et se contentent d’exprimer un soutien formel.

Peu nombreux sont ceux qui, comme la France, répondent activement à ses demandes d’aide judiciaire, fournissant concours et assistance pour la traque et l’arrestation des accusés. Leur soutien à la procureure, quand celle-ci est soumise aux sanctions des États-Unis, reste discret à l’exception du pays hôte, les Pays-Bas, dont la position ferme lui permet de poursuivre son action. Les deux demandes formulées auprès de la Cour par le Conseil de sécurité, sur le Darfour en 2005 et la Libye en 2011, ne font l’objet d’aucun suivi actif de la part de l’organe onusien, qui se contente d’entendre tous les six mois les rapports que lui présente le BDP.

Quand la deuxième procureure, Fatou Bensouda, termine son mandat en 2021, le bilan de la CPI est à la fois réel, modeste et nuancé. Le Statut de Rome prend peu à peu racine chez les États parties, qui inscrivent les plus grands crimes dans leur ordre juridique interne. Les poursuites sur le fondement de la compétence universelle des tribunaux des États sont plus nombreuses. La politique des examens préliminaires produit quelques résultats visibles (en Colombie et en Guinée), bien que ces examens tendent à se prolonger exagérément.

L’institution permanente dédiée à la poursuite des plus grands crimes qu’est la CPI est établie, fonctionne et dispose d’une image forte auprès des victimes et dans les médias à travers le monde. La dimension de la justice pénale est évoquée dans le traitement des conflits et le règlement des crises, mais a rarement été prévue par le Conseil de sécurité des Nations unies. Les conditions retenues pour la mise en œuvre des amendements concernant le crime d’agression sont très restrictives et marquent les réserves de six États membres de l’Union européenne, qui ne les ont pas ratifiées. Après une première demande présentée par les Comores, des États n’ont saisi la Cour qu’à une seule occasion : dans le cas du Venezuela.

Quand le procureur exerce sa faculté d’ouvrir des enquêtes de sa propre initiative, en raison de la réticence de certains États à poursuivre des crimes pour lesquels ils sont compétents, il se heurte à de sérieuses résistances de la part de ces États (Afghanistan, Philippines, Venezuela ou encore Myanmar), qui usent des dispositions du Statut pour y faire obstacle. Le Burundi (en 2017) et les Philippines (en 2019) choisissent de quitter la CPI plutôt que de se soumettre aux poursuites du BDP. Le BDP est donc à la peine pour ouvrir et faire prospérer des enquêtes en vue de procéder à des arrestations, hors des situations où il a été appelé par des États. L’Ukraine avait saisi le BDP à deux reprises concernant des évènements qui se produisaient sur son territoire depuis 2014, mais le BDP n’avait pas donné suite.

Les États parties au Statut semblent s’être accommodés de disposer, avec la CPI, d’une juridiction proclamant une dimension éthique dans le débat international mais restant circonscrite à certains contentieux, en marge des grands conflits où la dimension de la justice serait trop délicate à prendre en compte. Ils se réservent de prendre en compte eux-mêmes certaines affaires délicates, comme les suites de la destruction du vol MH17 ou le procès Hissène Habré, et d’encourager la création de juridictions mixtes comme la Cour pénale spéciale en République centrafricaine.

Ukraine, Gaza : un saut qualitatif

La guerre d’Ukraine

Le troisième procureur de la CPI, Karim Khan, prend ses fonctions en juin 2021 à l’issue d’une élection difficile. Il engage un infléchissement significatif de la pratique du BDP : les examens préliminaires rendus publics sont mis de côté, au profit de contacts au plus haut niveau, ou confidentiels, entre le BDP et les États qui ne rempliraient pas leurs obligations au regard du Statut. Le nouveau procureur annonce renoncer à certains aspects du dossier afghan et met l’accent sur les deux situations qui lui ont été confiées par le Conseil de sécurité, le Darfour et la Libye, où de grands crimes pourraient continuer à être commis. Il donne ainsi des gages à l’administration du président Biden, qui manifeste une attitude positive à l’égard de la Cour.

Les événements vont se charger de présenter à la Cour de nouveaux défis et confronter les États à une question sous-jacente au Statut de Rome : la Cour peut-elle poursuivre les responsables d’États importants impliqués dans un conflit de grande envergure quand ces États se rendent coupables des plus grands crimes ? Avec l’intervention militaire russe en Ukraine du 24 février 2022 et les sévices commis à cette occasion, les États parties sont interpellés. La réponse ne se fait pas attendre et, à partir du 3 mars, 43 États saisissent le BDP, lui demandant d’enquêter sur les crimes qui seraient commis en Ukraine à la suite de l’intervention russe.

Le procureur de la CPI se trouve projeté au cœur d’un débat politique brûlant, les États proches de l’Ukraine envisageant la mise en cause de la responsabilité pénale des plus hauts responsables russes. Il déploie dans ces débats une activité intense et des talents de communication, participant à de nombreuses concertations sur cette question aux côtés des représentants des États. C’est l’occasion pour lui de demander un renforcement des moyens mis à sa disposition et de solliciter des États pour des contributions volontaires en ressources financières et en personnel, qui lui sont accordées. Ces renforts sont affectés à toutes les situations dont le BDP connaît, afin d’éviter tout reproche de privilégier tel continent ou tel conflit, aux dépens d’autres situations demeurant brûlantes.

L’engagement de la CPI sur le terrain ukrainien représente un saut qualitatif et quantitatif important par rapport à ce qu’avait été jusque-là sa pratique. Le nombre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pourrait s’y chiffrer en dizaines de milliers, commis à l’occasion d’un conflit de haute intensité mettant en jeu des armements sophistiqués. Les autorités ukrainiennes conservent leur entière compétence pour en connaître, et d’autres intervenants étatiques sont disposés à se mobiliser pour poursuivre ces crimes en faisant usage de la compétence universelle impartie à leurs tribunaux.

Le rôle du BDP doit, dans ces conditions, s’inscrire dans un effort d’ensemble. Il noue des relations de coopération étroites avec le bureau du procureur d’Ukraine, rejoint le groupe d’enquête commun constitué par un petit nombre d’États et participe aux échanges au sein d’Eurojust, qui aide à la circulation des preuves. À partir d’une équipe restreinte qui s’élargit progressivement, le BDP choisit donc de faire porter en priorité ses efforts sur les dommages infligés aux civils, l’enlèvement d’enfants et les crimes dans le domaine de l’environnement. Ainsi se met en place une nouvelle forme de complémentarité que l’on pourrait qualifier d’horizontale : la CPI agit avec une compétence ciblée aux côtés d’autres juridictions, pour enquêter en coopération étroite avec elles.

On notera que, tout au long de 2022 et 2023, l’Ukraine, déplorant que la CPI ne soit pas compétente pour en connaître, demande avec insistance la création d’une juridiction spécialisée consacrée au crime d’agression qui serait nécessairement focalisée sur la Russie et la traduction en justice de Poutine. Le procureur aurait souhaité que les États parties prennent des dispositions lui permettant de poursuivre ce crime. Différentes formules pour créer une telle juridiction sont examinées dans les réunions d’un groupe de contact interétatique, auquel la CPI ne participe pas, sans parvenir à un accord, sans doute parce que certains États perçoivent les risques que représenterait un tel précédent pour eux.

Le 17 mars 2023, le BDP obtient d’une chambre préliminaire l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova- Belova pour crime de guerre de déportation illégale de population (enfants) et de transferts illégaux de population (enfants). La Cour applique ainsi strictement le Statut, qui ne prévoit aucune immunité personnelle pour les chefs d’État. Contrairement à la pratique ordinaire de la CPI, l’existence de ces mandats est rendue publique. Il s’agit là d’un choix audacieux de la part du BDP puisque sa première action dans cette situation porte sur un chef d’État de premier rang, alors même que le conflit se poursuit. Le choix des crimes retenus et leur annonce apparaissent également comme visant à un fort retentissement dans les opinions.

Ces mandats sans précédent ont des conséquences pour la CPI, puisque le procureur et plusieurs juges sont placés sous mandat d’arrêt par les autorités russes. La Cour a par ailleurs fait l’objet d’une cyberattaque d’envergure à l’été 2023. Le BDP poursuit son engagement en obtenant deux autres mandats d’arrêt pour crimes de guerre, pour attaque contre des biens civils, à l’encontre de hauts gradés militaires russes en mars 2024, puis le 25 juin 2024 contre le ministre de la Défense et le chef d’état-major russes. Pour chaque cas, l’existence des mandats est rendue publique.

Le BDP a bénéficié d’un fort soutien de la part des États-Unis pour les enquêtes sur la situation en Ukraine à l’encontre d’accusés russes, au point qu’une délégation de six sénateurs américains s’est rendue à La Haye à la CPI pour manifester son intérêt au mois de mars 2023. L’attitude de quelques États parties non européens à l’égard de l’engagement fort de la CPI dans cette situation apparaît comme nettement plus réservée, conformément à la réticence de ces États à prendre position sur un conflit qui leur paraît étranger à leurs intérêts.

Quand la Rada ukrainienne adopte le Statut de Rome et les amendements concernant le crime d’agression le 21 août 2024, elle assortit sa décision d’une déclaration écartant la juridiction de la CPI pour les crimes de guerre qui pourraient avoir été commis par ses ressortissants, ou sur son territoire, conformément aux dispositions de l’article 124 du Statut. Cette déclaration ne manquera pas de soulever de délicats problèmes d’interprétation pour le BDP et les juges.

Le défi de Gaza

La phase de relative cohésion entre les États parties pour le soutien aux initiatives du BDP adoptées par les juges touche à son terme le 7 octobre 2023. L’attaque meurtrière menée par le Hamas sur le territoire israélien va obliger le BDP à s’engager dans la situation palestinienne. Dès le 17 novembre, l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti déposent un renvoi de la situation en Palestine au BDP. Ces États sont ensuite rejoints par le Chili et le Mexique. Le BDP doit alors renforcer considérablement les effectifs qu’il avait consacrés à cette situation. Karim Khan effectue deux déplacements, l’un à une entrée de Gaza, l’autre en Israël. Reconnaissant les fortes attentes d’un groupe d’États, le BDP innove encore une fois : il rend publique le 20 mai 2024 la demande qu’il présente à la chambre préliminaire d’émettre des mandats d’arrêt à l’encontre des trois dirigeants du Hamas les plus importants, ainsi que du Premier ministre et du ministre de la Défense d’Israël. Le communiqué de presse correspondant est très détaillé, au point de ressembler à un véritable acte d’accusation. La communication publique d’une demande de mandat avant que les juges aient eu à en connaître et son accompagnement par un rapport d’experts soulèvent des questions de droit et de méthode, qui ne manqueront pas d’être examinées aux étapes suivantes de la procédure, mais elles ont un fort retentissement politique et médiatique.

La présentation simultanée de demandes de mandats d’arrêt contre les responsables du Hamas et ceux de l’État d’Israël est perçue comme un amalgame inacceptable, en particulier par les autorités américaines et allemandes, et la réaction de nombre d’États européens est réservée. L’annonce est cependant bien accueillie par les États qui avaient des réserves à l’égard des initiatives du BDP en Ukraine. Après que le gouvernement du Royaume-Uni a demandé à intervenir auprès de la chambre préliminaire chargée d’instruire les mandats, de nombreux intervenants individuels, associatifs ou étatiques demandent à faire connaître leur point de vue, autant sur la question de la compétence de la Cour à connaître de la situation en Palestine que sur la substance même de la demande.

Quel avenir pour la justice internationale ?

L’implication de la CPI dans des conflits de grande envergure non parvenus à leur terme ouvre une phase nouvelle, et imprévisible, dans son histoire. Les situations en Ukraine et en Palestine, ainsi que dans plusieurs autres théâtres difficiles où la CPI se trouve actuellement impliquée (Afghanistan, Myanmar, Venezuela, République démocratique du Congo), sont bien différentes de celles qui prévalaient lors des procès de Nuremberg, où les accusés étaient présents et le conflit terminé. L’action de la CPI sera inévitablement affectée par les difficultés de la coopération multilatérale et par le moindre respect des droits de la personne, dans un monde fragmenté où elle ne dispose que d’une autorité contestée.

La recherche de la justice comme élément de la paix n’apparaît plus comme une préoccupation essentielle de la communauté internationale. Les États engagés dans la gestion des crises sont désormais plus réticents à en faire un élément intégral des accords de sortie de crise. Le BDP s’affirme comme un porte-voix vigoureux de la justice internationale, mais il est exposé au reproche d’être soumis à l’influence de certains États et de négliger un large champ de crimes pour lesquels les victimes et certains États souhaiteraient le voir intervenir. L’élimination de trois accusés potentiels de la direction du Hamas par Israël n’a suscité que peu de références au fait qu’ils faisaient l’objet de procédures judiciaires devant la CPI. La communication de la CPI se trouve ainsi de plus en plus isolée quand elle rappelle qu’une justice pénale équitable est la voie normale pour traiter des plus grands crimes et qu’elle peut servir à les dissuader.

Entre États engagés pour la justice pénale internationale, le risque de fracture est réel et le concept de double standard souvent évoqué. Alors que la situation en Ukraine réunit les États européens et quelques autres États avec l’appui des États-Unis, elle ne provoque guère de mobilisation sur les autres continents. La situation en Palestine, en revanche, suscite l’engagement des non-Européens mais divise les Européens, et provoque une réaction américaine très négative. Dans d’autres situations, certains États rechignent à mettre en œuvre le Statut de Rome dans leur ordre interne et le dialogue avec le BDP ne donne que des résultats limités. La Cour n’a ainsi été en mesure de faire procéder à aucune arrestation sur la base de ses mandats depuis 2021. À défaut de mise en œuvre des nombreux mandats d’arrêt émis sur les cinq continents, les juges ne devraient plus avoir d’affaires en audience à compter de l’été 2025.

Or la Cour ne dispose que de moyens limités pour satisfaire les attentes multiples et divergentes des victimes, de la société civile et des différents groupes d’États. Le nombre d’enquêteurs travaillant pour le BDP tient à quelques dizaines et peu de renforts lui ont été accordés dans la période récente. Les moyens techniques à disposition de la CPI restent modestes au regard de la variété des situations qu’elle doit traiter, et elle dépend des concours de quelques États, voire de certaines entreprises spécialisées, souvent nord-américaines. La Cour se voit contrainte de créer des fonds fiduciaires pour recueillir des contributions volontaires qui entrent en concurrence les unes avec les autres. Le nombre de juges disponibles et les moyens à la disposition du greffe ne permettent pas de mener plus de quatre à cinq procès à la fois.

Chaque année, les débats de l’Assemblée des États parties voient ressurgir le contraste entre la rhétorique généreuse des représentants des États à l’égard des missions de la Cour en séance plénière, et le marchandage restrictif auquel ils se livrent au moment de l’adoption du budget de la Cour. Il y a là un signe clair de la difficulté que rencontrent les principaux contributeurs à la CPI, qui sont aussi ses soutiens politiques, à tracer des perspectives stratégiques claires à son action. Satisfaits par le modèle d’une Cour dédiée à un petit nombre d’affaires modestes et périphériques, ils rechignent à tirer les conséquences des responsabilités fortement accrues qu’ils confient eux-mêmes à la CPI, ou que celle-ci doit prendre en charge pour préserver l’équilibre d’ensemble de son action.

S’agissant de la branche judiciaire de la Cour, les États présentent rarement à la CPI des candidats au poste de juge issus de leurs plus hautes instances judiciaires, au point que certains juges sont désormais issus du corps des conseillers juridiques de la Cour elle-même. La machine judiciaire de la Cour pourrait rencontrer des difficultés à s’adapter aux nouveaux défis auxquels elle se trouve confrontée, et à prendre en compte les crimes de masse commis dans des conditions de conflit international majeur qui sont désormais l’horizon de son activité.

Enfin, les questions de justice sont de plus en plus instrumentalisées dans le débat politique entre les États, et la CPI n’est plus l’acteur privilégié du champ de la justice pénale internationale. Certains États, prenant acte de l’approche prudente adoptée par les procureurs successifs de la CPI pour ouvrir des enquêtes et de la lenteur inévitable de la procédure pénale à la CPI, préfèrent agir devant la Cour internationale de justice (CIJ). Ils soutiennent que des violations de grandes conventions, comme celles sur la torture ou la prévention du génocide, sont commises par d’autres États parties à ces conventions. La démarche de l’Afrique du Sud contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide a ainsi recueilli un fort soutien. Elle s’est traduite par une série d’audiences fortement médiatisées, débouchant sur des demandes précises de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël. Aucune condamnation de responsables des crimes poursuivis n’est envisageable par cette voie, mais l’impact politique et médiatique de telles démarches paraît significatif. Les décisions de la CIJ, sur les faits et sur le fond, ne pourront être ignorées par la CPI quand elle aura à connaître des crimes sur lesquels la CIJ a statué.

La CPI pourrait être amenée à aborder les affaires que le BDP choisit de traiter en ayant recours à une combinaison de procédures nouvelles. Dans certaines situations, elle pourrait être amenée à intervenir aux côtés des juridictions nationales, et d’autres juridictions, selon des modalités de complémentarité en réseau. Elle se réservera alors la poursuite de cer- taines catégories de crimes et certains types de responsables. Cela l’obligera à agir en harmonie avec les procédures et la jurisprudence des autres juridictions, dans un dialogue avec leurs enquêteurs, leurs procureurs et leurs juges. Elle pourrait choisir de généraliser la méthode des audiences renforcées de confirmation des charges, pour formaliser des procédures d’accusation ad hoc. Elle devra veiller à ne négliger aucun des théâtres sur lesquels elle est appelée, afin de préserver l’équilibre entre ses différentes composantes.

Certaines situations comparables à celles dont elle a traité au cours de ses deux premières périodes d’activité pourraient lui fournir matière à des procès ordinaires, qui permettraient aux juges de poursuivre l’approfondissement de leur jurisprudence à l’occasion de procès complets. Ainsi pourvue d’une méthode de travail souple, la CPI serait prête pour aborder, le moment venu, les grandes affaires en gésine dans les saisines les plus récentes.

Pour que ces contrats nouveaux puissent être remplis, beaucoup va en effet dépendre de facteurs extérieurs à la CPI elle-même. L’épreuve de vérité s’impose en premier lieu aux États parties, et en particulier à ceux qui ont déféré à la CPI certaines situations. Le BDP ne peut promouvoir la lutte contre l’impunité sans recevoir un fort appui des États, y compris de la part des États-Unis qui ont la capacité de paralyser la CPI. Il faudra donc aux États les plus engagés une volonté politique forte, une détermination tenace, pour que la poursuite individuelle des responsables des plus grands crimes demeure une exigence dans le traitement des crises ouvertes. Il leur faudra faire des choix difficiles pour que le BDP puisse accomplir son travail d’enquête et que les mandats d’arrêt émis par les juges puissent être mis en œuvre, quel que soit le niveau des accusés.

Les mois et les années qui viennent s’annoncent donc comme riches en aléas et en tensions pour tous les partenaires engagés autour du Statut de Rome. L’épreuve de vérité les concerne tous. Chacun devra y apporter des réponses exigeantes dans la durée. La CPI pourrait connaître des phases de retrait et de patience stratégique, avant qu’elle puisse remplir à nouveau sa mission exemplaire selon des modalités renouvelées. Dans cette attente, le projet tracé à Rome restera dans les cœurs et les esprits des victimes, qui le porteront.


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