Alors que le dernier conflit entre Israël et le Hamas perdure depuis plus de neuf mois désormais, ce papier place la solution d’un partage territorial en deux états comme seule perspective de paix, difficile mais inévitable. L’auteur souligne comment, de la fin des années 30 du XXème siècle au 07 octobre 2023, cette solution à deux états traverse le tumulte de l’histoire régionale pour s’avérer comme un horizon incontournable. Il souligne également le besoin impérieux d’une ferme intermédiation internationale pour surmonter les multiples obstacles de la solution à deux états.
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Les références originales de cet article sont : Élie Barnavi, « Israël-Palestine : une seule solution, les deux États », IFRI/Politique étrangère, vol. 89, n° 2/2024, été 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI. Plus d’informations sur les abonnements à la revue Politique étrangère : cliquez ici.
La solution des deux États est le serpent des mers du conflit israélo-palestinien. C’est une vieille idée, imposée par la nature même du conflit : deux mouvements concurrents se battent pour le même bout de terre – quoi de plus raisonnable que de leur proposer de se partager ce bout de terre, afin que chacun y puisse accéder à la dignité nationale ?
Ses origines sont presque centenaires. Elle a été formulée pour la première fois après le déclenchement de la grande révolte arabe de 1936, par la commission britannique dépêchée sur place pour enquêter sur les causes des troubles et proposer des modifications au mandat confié au Royaume-Uni par la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Constatant que l’affrontement entre les deux communautés avait atteint un point de non-retour, la Commission Peel recommandait l’abolition à terme du mandat et la partition du pays en un État juif et un État arabe : « La réponse à la question de savoir lequel d’entre eux, en fin de compte, gouvernera la Palestine doit être : ni l’un ni l’autre… Mais bien qu’aucune des deux races ne puisse gouverner équitablement toute la Palestine, chaque race peut en gouverner une partie à juste titre. » Les commissaires ne sont pas naïfs : « Les difficultés sont certes très grandes, mais lorsqu’elles sont examinées de près, elles ne semblent pas aussi insurmontables que les difficultés inhérentes à la poursuite du mandat, ou à tout autre arrangement alternatif. La partition offre une chance de paix ultime. Aucun autre plan ne le fait. »
Dix ans plus tard, le 29 novembre 1947, alors que le mandat agonise, l’idée de la partition est entérinée par l’Assemblée générale des Nations unies à la majorité requise des deux tiers. Elle devient ainsi loi internationale. Les Juifs acceptent avec enthousiasme la résolution des Nations unies, les Arabes la rejettent avec indignation. Il est probable que, s’ils l’avaient acceptée, un État juif ainsi installé sur un territoire minuscule en peau de léopard se serait étiolé. En tout cas, le sort de cette région aurait été différent. Il n’y aurait pas eu de « problème de réfugiés », ni d’irrédentisme palestinien, ni la série de guerres qui se sont emboîtées comme des poupées russes, chaque trêve cachant le conflit déjà en gestation.
Ils en ont décidé autrement et, dans la situation de l’époque, on peut les comprendre. Il est trop facile de les renvoyer aujourd’hui à ce refus primordial. Pour les Juifs, la reconnaissance par la communauté des nations de leur fait national, en Palestine, constituait une éclatante victoire ; pour les Arabes, c’était une rude défaite. Toujours est-il que ces derniers ont perdu, et que la guerre d’indépendance des Juifs a été la Naqba (la catastrophe) des Arabes. L’État juif a agrandi son territoire ; plus de 700 000 Arabes palestiniens, poussés par la peur ou chassés manu militari, ont pris le chemin de l’exil. Et c’est là, dans la misère des camps et la rancœur de la défaite, que va véritablement se forger la nation palestinienne.
Israël/Arabes : vers la guerre perpétuelle ?
Quoi qu’il en soit, les accords d’armistice signés à l’issue de ce premier round n’ont pas débouché sur des accords de paix et l’échec diplomatique a permis que s’enclenche le mécanisme de la guerre perpétuelle. Les raisons du gâchis sont, comme toujours, complexes. L’historien y met bon ordre, les rationalise, les hiérarchise. Dans la vie, elles se présentent plutôt comme un faisceau enchevêtré. L’une de ces raisons fut sans conteste la rivalité des grandes puissances. Passé un bref moment d’improbable accord, la guerre froide reprend ses droits, chacun des deux chefs de camp organisant le sien en fonction de ses intérêts propres. Non qu’Israéliens et Arabes n’aient été que des pions dans une partie les dépassant : seuls les esprits simples s’imaginent que les grands peuvent tout et les petits rien. Mais la logique bipolaire attisait nécessairement les braises, tout en veillant à régler l’intensité de l’incendie. Surtout, elle interdisait aux deux Grands d’œuvrer ensemble pour mettre fin au conflit. Comme l’a prouvé la crise de Suez – où Américains et Soviétiques, pour une fois d’accord, ont mis fin sans coup férir à l’aventure anglo-franco-israélienne –, eux seuls étaient en mesure d’imposer la paix, au Proche-Orient comme ailleurs. Et dans le contexte de la guerre froide, c’était à proprement parler impensable.
Une autre raison a été la réaction de rejet arabe. Si l’implantation sioniste a été d’emblée mal vécue, la création d’un État juif au cœur de l’oumma musulmane a été considérée comme une insupportable agression et cet État comme un corps étranger, une épine fichée dans la chair arabe. Peuple de dhimmis, de protégés en terre d’islam, voici que les Juifs accédaient à la souveraineté, étaient même victorieux sur le champ de bataille. Dans l’économie de l’histoire conçue par les musulmans, un tel scénario n’était ni prévu ni probable.
Soit dit en passant, cet étonnement douloureux face à la tournure prise par les événements au Proche-Orient n’était pas l’apanage des musulmans. N’oublions pas que si l’Église catholique a mis un demi-siècle à reconnaître de jure l’État d’Israël, c’est aussi parce que le rétablissement de la souveraineté juive en Terre sainte lui jetait un redoutable défi théologique, que seul un homme de la trempe d’un Jean-Paul II allait être en mesure de relever.
Cependant, pour importante qu’elle fût, cette dimension du problème n’était pas la seule, peut-être pas même l’essentielle. Après tout, l’émir Abdallah de Transjordanie n’était pas moins bon musulman que ses pairs, ce qui ne l’a pas empêché de tout faire pour aboutir à un accord avec les Juifs – il y est d’ailleurs presque parvenu. Généralissime des forces arabes pendant la première guerre israélo-arabe de 1948, il a en fait mené une campagne très personnelle et a été le seul à atteindre ses objectifs de guerre : il s’est emparé de la Cisjordanie et de la vieille ville de Jérusalem, les a annexées unilatéralement, érigeant ainsi son émirat en royaume, et a offert aux réfugiés palestiniens la citoyenneté jordanienne. Il lui restait à consolider son État par un accord en bonne et due forme avec l’État hébreu, mais le couteau d’un musulman fanatique l’en a empêché. Un assassinat politique – déjà – tuait dans l’œuf ce qu’on n’appelait pas encore le « processus de paix ».
L’exemple tragique du souverain hachémite met à nu, a contrario, ce que je considère comme la principale raison de l’implacable logique de guerre à l’œuvre dans la région : la grande faiblesse des États arabes, créatures d’emprunt, illégitimes aux yeux de leurs propres populations. Incapables de s’unir dans la guerre, les États et les élites arabes se sont unis contre la paix. Divisés sur tout, tantôt rivaux, tantôt franchement ennemis, ils ne pouvaient trouver un semblant d’unité qu’autour de deux symboles puissants : la question palestinienne et le scandale de l’existence d’Israël.
Il ne s’agit pas de nier la réalité de ce qui n’était pas encore une question nationale, mais était déjà un douloureux problème de réfugiés éparpillés dans des camps de fortune dans tous les pays voisins. Mais les solutions existaient ; on n’en a pas voulu. Il fallait que la plaie des réfugiés restât ouverte et purulente, afin que le conflit eût une raison de se perpétuer. Après tout, les accords d’armistice contenaient en germe la reconnaissance d’Israël, et nul différend, territorial ou autre, ne mettait aux prises l’État hébreu avec aucun de ses voisins. On n’a pas voulu résoudre le problème. Et l’ONU a joué le jeu en transformant tout un peuple en une nation d’assistés.
Enfin, dans ce concert de malheur, Israël a joué sa propre partition. Convaincu de la volonté de ses voisins de le détruire, et cultivant avec une sorte de délectation morose le « seul contre tous », l’État juif s’est persuadé que seule la force pouvait tenir ses ennemis à distance respectueuse. Face aux incursions des feddayin palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, il a ainsi mis d’emblée au point une politique du coup de poing, dont la brutalité était censée avoir valeur dissuasive.
S’interroger sur la possibilité d’une autre politique relève de l’histoire-fiction. Certains, au plus haut niveau de l’État, ont prôné une approche plus modérée, qui fît l’économie des représailles sanglantes qui ont émaillé les années 1950. Il est probable que cela n’aurait pas changé grand-chose. La raison en est simple : Israël n’avait rien à offrir en échange, si ce n’est sa propre disparition. En effet, ses voisins ne lui demandaient rien – on ne demande rien à quelqu’un dont on refuse l’existence, dont on ne prononce jamais le nom et qui n’est qu’une tache blanche sur la carte. Il n’y avait pas encore de territoires occupés, le mouvement national palestinien, dont le Fatah serait le fer de lance, n’existait pas encore mais, à l’heure du panarabisme flamboyant du colonel Nasser, la paix avec l’État juif ne faisait pas partie du programme, non plus qu’un État palestinien sur les territoires désormais intégrés dans le royaume hachémite de Jordanie. Rondement battu sur le champ de bataille de la campagne de Suez d’octobre 1956, le raïs réussissait à transformer une cuisante défaite militaire en victoire politique grâce à la coalition diplomatique inédite soviéto-américaine que j’évoquais tantôt. Pourquoi aurait-il négocié avec Israël, alors que d’autres tiraient pour lui les marrons du feu, négociant à sa place ?
La guerre des Six Jours et la « redécouverte » du problème israélo-palestinien
Le grand tournant de notre guerre de Cent Ans fut la fulgurante campagne des Six Jours, dont Nasser a été à la fois l’artisan et la victime. L’occupation des territoires palestiniens a brutalement bouleversé les paramètres de l’équation proche-orientale. Pour la première fois, en effet, Israël avait quelque chose à offrir à ses voisins, il disposait d’une monnaie d’échange autre que sa propre annihilation. D’ailleurs, le premier choc passé – avec les fameux « trois non » de la Ligue arabe réunie à Khartoum : non à la reconnaissance d’Israël, non à la négociation avec Israël, non à la paix avec Israël –, le vocabulaire arabe évoluait peu à peu. Israël remplaçait « l’entité sioniste », la récupération des territoires perdus se substituait à sa liquidation, la revendication d’un État palestinien souverain dans les frontières de 1967 à la mise en place d’une Palestine une et démocratique – formule élégante censée faire passer la pilule amère de la destruction de l’État juif. Surtout, les États arabes mis hors de course par une défaite sans appel, Israël et les Palestiniens se retrouvent pour la première fois face à face.
Aussi bien, pendant un bref moment, la solution à deux États redevient pertinente. Des notables palestiniens se manifestent pour faire valoir aux Israéliens que, débarrassés de l’hypothèque jordanienne, on tient une occasion historique de créer cet État palestinien promis par la résolution du partage. Mais par un de ces chassés-croisés dont l’histoire a le secret, au moment même où la nouvelle donne semblait ramener Arabes et Palestiniens au réalisme politique, Israël faisait le chemin inverse. Tétanisée par la redécouverte du berceau de l’Israël biblique, une minorité de fanatiques voyait dans les conquêtes de juin 1967 le doigt de Dieu, alors que la majorité de leurs compatriotes ne savaient leur opposer que lassitude idéologique, inertie politique et veule complaisance. C’est ainsi que, de ce qui aurait dû être une opportunité, la colonisation des territoires occupés et l’émergence d’un néo-sionisme messianique, qui a fini par dicter l’ordre du jour de la nation, ont fait un fardeau.
Pour autant, les effets bénéfiques de la guerre des Six Jours ne sont pas passés par profits et pertes de l’histoire. C’est à cette guerre que nous devons tout de même la politisation du conflit proche-oriental, c’est-à-dire sa transformation d’un affrontement de type religieux, dont la seule issue concevable est l’élimination d’un des adversaires, en un conflit territorial, susceptible d’être résolu par la négociation et le compromis. Si la guerre des Six Jours s’est apparentée au premier type, celle du Kippour, ou du Ramadan, s’est apparentée au second. Pour le président Sadate, en effet, il ne s’agissait plus d’éradiquer Israël mais de remettre la région en mouvement afin de récupérer le Sinaï. Ce qu’il fit, non sans signer par la suite le premier accord de paix entre un État arabe, et non le moindre, et l’État juif. La route était tracée pour la Jordanie, dans la foulée des accords d’Oslo (infra), puis pour l’ensemble du monde arabe (l’initiative de paix saoudienne, approuvée par le sommet de Beyrouth de la Ligue arabe en 2002 et réaffirmée à plusieurs reprises depuis.)
À condition, bien sûr, de régler le contentieux palestinien. Car, on l’a vu, ce fut là le dernier effet de la guerre des Six Jours : ramener le problème israélo-arabe à son noyau dur israélo-palestinien – à l’affrontement de deux peuples, de deux mouvements nationaux sur le même bout de terre. C’est là le vrai nœud gordien : le conflit d’Israël avec les États arabes, proches ou lointains, n’a jamais été que fantasmatique, avec les Palestiniens il est bien réel.
Le conflit avec les Palestiniens semblait, lui aussi, en bonne voie de résorption. Au bout de vingt ans d’occupation sans entrave, le soulèvement palestinien de décembre 1987 – la première Intifada – débouchait sur le processus prometteur d’Oslo. Jamais la solution à deux États n’avait été aussi proche.
Les péripéties de cette négociation hors norme, menée sur trois continents, à participants multiples et différents niveaux, dépassent le cadre de cette analyse. Contentons-nous de brosser à gros traits les raisons de son échec. La première est le déséquilibre entre les parties : l’une, un État constitué puissant qui occupe le territoire en principe dévolu à l’autre, et cette dernière une organisation infra-étatique, faible par définition. Ce déséquilibre est aggravé par l’attitude d’un « honnête courtier » – les États-Unis –, qui n’en est pas vraiment un. Une deuxième raison tient à la nature même des accords laborieusement conclus. D’une part, les négociateurs s’embarquaient dans un train dont ils prétendaient ignorer la destination. À aucun moment il n’a été fait mention du but, demeuré implicite, de la négociation, à savoir un État palestinien souverain dans les territoires occupés. D’autre part, la méfiance réciproque a conduit à mettre en place un mécanisme extraordinairement long et complexe, chaque étape étant conditionnée par la réussite de la précédente et constituant elle-même la condition de la suivante. Ainsi, sans objectif clairement défini et étiré dans le temps, le processus invitait-il les extrémistes des deux bords à s’organiser pour peser sur le résultat final, les uns par le terrorisme, les autres par la poursuite de la colonisation. Enfin, en l’absence d’un mécanisme de contrôle et de sanction externe, que seuls les États-Unis auraient été en mesure d’exercer, les protagonistes, livrés à eux-mêmes et sous pression croissante de leurs opinions publiques, ont perdu la maîtrise du processus.
Tels sont les faits ; au-delà, c’est de la spéculation. Que se serait-il passé si Yitzhak Rabin n’avait pas été assassiné par un juif fanatique un soir de novembre 1995 ? Si le Hamas et le Djihad islamique n’avaient pas lancé une série d’attentats suicides qui, en mai 1996, ont fait perdre à Shimon Peres des élections jugées imperdables, au profit d’un Benjamin Netanyahou déterminé à torpiller les accords d’Oslo ? Si à Camp David, en juillet 2000, Bill Clinton avait imposé à ses hôtes, Ehoud Barak et Yasser Arafat, ses « paramètres » au début de la rencontre au lieu de les proposer à la fin, alors qu’il était évident que tout était perdu ? Si, dans la foulée de ce nouvel échec, l’explosion de la seconde Intifada n’avait pas étouffé, par la violence insensée des attentats suicides, le « camp de la paix » israélien et ouvert une voie royale au retour durable de la droite israélienne au pouvoir ?
Ces questions – liste non exhaustive – sont par définition sans réponse, mais non sans pertinence. Car l’histoire n’est pas un enchaînement causal rectiligne ; elle est faite d’une succession de carrefours, où le hasard, la contingence, plus noblement le libre arbitre des hommes, conduisent à prendre tel chemin plutôt que tel autre. Restent quelques tendances lourdes dictées par les conditions objectives, les paramètres immuables d’une situation donnée, et qui finissent par imposer une trajectoire. Au Proche-Orient, en dépit du passage des ans, des guerres et des changements de régimes, la situation est figée depuis les conclusions du rapport de la Commission Peel : deux peuples en lutte pour le même territoire. Pour sinueuse qu’elle paraisse, la trajectoire a sa logique implacable, son inéluctable terminus ad quem : le partage de ce territoire, autrement dit la « solution à deux États ».
De l’échec d’Oslo au 7 octobre
Elle semblait pourtant à jamais rangée au rayon des illusions perdues, les ratés à répétition des tentatives d’aboutir à un accord, comme le terrorisme à l’intérieur du territoire souverain d’Israël, ayant persuadé un Israël-Palestine : une seule solution, les deux États nombre croissant d’Israéliens de l’inanité du « processus de paix ». En 2005, le désengagement unilatéral de la bande de Gaza décidé par le Premier ministre Ariel Sharon a permis au Hamas de s’emparer du pouvoir dans le territoire, d’abord par les urnes en 2006, puis l’année suivante en en chassant par la force l’Autorité palestinienne. Preuve était faite que ce que cette dernière avait été incapable de faire par la négociation – libérer un morceau de la terre palestinienne de l’occupation sioniste –, l’organisation terroriste avait pu l’accomplir par la violence.
Revenu au pouvoir en février 2009, Benjamin Netanyahou nouait une alliance tacite avec le Hamas, au détriment d’une Autorité palestinienne réduite au statut humiliant de supplétif sécuritaire de l’occupation. Objectif de la manœuvre : maintenir la séparation entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, afin de prévenir toute possibilité de négociation et ainsi conjurer le spectre d’un État palestinien.
Le plus remarquable est la manière dont cette politique a été avalisée par la communauté internationale, États arabes compris. Fatigués par un conflit apparemment insoluble et ayant d’autres chats à fouetter, Américains, Européens et Arabes sunnites se sont résignés à passer le conflit israélo-palestinien par profits et pertes. Mieux, les monarchies du Golfe, fascinées par les prouesses technologiques et sécuritaires d’Israël, intéressées par l’accès que ce dernier semblait en mesure d’assurer à Washington et plus sensibles au danger irano-chiite qu’au sort des Palestiniens, décidèrent alors de transformer une coopération discrète et déjà ancienne avec l’État juif en alliance au grand jour. Ce qui fut fait par les accords dits d’Abraham, signés le 15 septembre 2020 à Washington par Israël, les Émirats arabes unis et le Bahreïn, puis le Soudan et le Maroc. Il manquait à Benjamin Netanyahou l’Arabie Saoudite, la sanction suprême de sa stratégie, elle aussi sur le point de se matérialiser.
Le pogrom du 7 octobre 2023 a pulvérisé cette stratégie. À sa manière, le Hamas a ressuscité la solution à deux États. Évidemment, ce n’était pas le but recherché : le Hamas ne veut pas plus d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël que Benjamin Netanyahou. Mais, même si la guerre qui s’est ensuivie s’avère incapable de l’éradiquer complètement, sa folie meurtrière lui interdit désormais tout rôle politique et elle a donc bouleversé la donne au Proche et au Moyen-Orient. Le jeu d’équilibriste de Netanyahou devenu du jour au lendemain caduc, l’éventail des options s’est singulièrement rétréci. Continuer à « gérer » le conflit comme avant le 7 octobre n’est plus possible. L’annexion des territoires, voire la recolonisation de la bande de Gaza – dont rêve la droite messianique –, sont des chimères. Reste l’État palestinien, seule option réaliste envisageable.
Voilà pourquoi le monde entier, Américains en tête, redécouvre la solution à deux États. Mais comment y parvenir ?
La méthode qui a prévalu depuis les accords d’Oslo consistait à mettre face à face Israéliens et Palestiniens, et à « faciliter » leur dialogue. La mare de sang où barbotent les protagonistes rend la méthode peu pertinente. Il faut donc renverser la perspective et imposer aux parties un cadre de règlement rigide. Ce cadre existe, puisque tout, absolument tout, a déjà été négocié au fil des ans dans les moindres détails. C’est à la communauté internationale, en clair les États-Unis, l’Europe et les pays arabes, de l’imposer aux parties prenantes. À ces dernières de négocier, dans un deuxième temps, à l’intérieur de ce cadre, les détails de l’accord final.
Ainsi, il ne s’agit plus de négocier avec les parties au conflit, mais de créer un front international auquel lesdites parties ne pourraient pas s’opposer. On dira qu’Israël refusera d’obéir à un tel diktat. Voire. D’une part, à chaque fois que les Américains ont vraiment voulu obtenir quelque chose d’Israël, de l’abandon du Sinaï après la campagne anglo-franco-israélienne de 1956 à sa participation à la conférence de Madrid après la première guerre du Golfe, en passant par les accords dits de « désengagement » dans la foulée de la guerre du Kippour, ils l’ont obtenu. D’autre part, ce que nous avons (re)découvert avec l’attaque du 7 octobre, c’est qu’Israël n’avait tout bonnement pas les moyens de se passer de l’aide américaine. Comment faire la guerre sans munitions ni pièces de rechange ? Il ne faut donc pas trop s’inquiéter de ce que Netanyahou veut ou ne veut pas. Il est aujourd’hui un leader faible, coincé entre la droite extrême de sa coalition et l’opinion publique qui ne veut plus de lui, dont les jours au pouvoir sont comptés. Les Américains ont les moyens de hâter la chute de ce gouvernement, en forçant Netanyahou à entrer dans un processus dont ses partenaires extrémistes ne voudront pas. Bref, il faut changer de méthode et tirer les enseignements de ce qui ne fonctionne pas depuis si longtemps.
Il faut faire vite, en tirant les enseignements du processus d’Oslo. Dans l’immédiat, une fois les opérations militaires dans la bande de Gaza terminées (au moment où je rédige ces lignes, à la mi-avril, l’incursion terrestre est pratiquement achevée), il s’agit d’empêcher le pourrissement de la situation en sécurisant d’urgence le territoire. Le gouvernement israélien semble déterminé à investir Tsahal de cette tâche. L’armée est en train de mettre en place une zone de sécurité d’un kilomètre de large le long de la frontière, après avoir sectionné la bande en deux secteurs selon une ligne est-ouest. Mais la réoccupation de la bande de Gaza par Israël risque d’aboutir à la situation prévalant avant le 7 octobre avec, cette fois, un territoire dévasté et anarchique. D’ores et déjà, dans les zones en principe « nettoyées » de la présence du Hamas, des escouades terroristes émergent des tunnels. Nous aurons demain devant nous dix, vingt petits Hamas. Un nouveau Mogadiscio.
La solution peut emprunter trois étapes aussi rapprochées dans le temps que possible, sinon simultanées : une force internationale militaire intérimaire, de préférence composée d’unités arabes et agissant au nom d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies ; une administration provisoire émanant de l’Autorité palestinienne, laquelle paie de toute façon des milliers de fonctionnaires gazaouis à ne rien faire ; et une autorité politique, qui pourrait être un gouvernement provisoire de technocrates. Ce gouvernement serait chargé, entre autres, de lancer la reconstruction et d’organiser des élections présidentielles et législatives en vue de la mise en place d’une Autorité palestinienne « revitalisée », selon le vœu du président Biden, qui regagnerait par ce biais une légitimité populaire perdue depuis des lustres. C’est à elle que reviendrait la tâche historique de proclamer l’existence effective de l’État de Palestine.
Un chemin difficile mais inévitable
Évidemment, la première condition pour qu’un tel cercle vertueux puisse s’engager est le changement de l’équipe au pouvoir à Jérusalem, dont la composition rend futile ne fût-ce que l’évocation de la solution à deux États.
Mais même lorsque cette hypothèque sera levée, d’énormes obstacles subsisteront sur le chemin cahoteux d’un État palestinien, dont trois sont le plus souvent présentés comme insurmontables : la séparation physique du peuple palestinien, entre la bande de Gaza et la Cisjordanie sur la rive occidentale du Jourdain ; la présence massive d’implantations juives en Cisjordanie ; et la question de Jérusalem.
Nous disposons de modèles de règlement du problème géographique : route extraterritoriale, tunnel routier et ferroviaire, pont… Affaire d’imagination et de volonté politique. Ce n’est pas idéal, mais on ne peut rien contre la géographie.
Le problème des implantations juives en Cisjordanie est plus ardu. Hors Jérusalem, la population des colons compte environ un demi-million d’âmes. Tous ne sont pas prêts à se battre et à s’accrocher les armes à la main, loin s’en faut. La plupart sont des ultraorthodoxes et des juifs traditionalistes, voire séculiers, qui ont trouvé là à se loger à des conditions plus avantageuses que de l’autre côté de la ligne verte. Ceux-là vivent dans des colonies situées le long de cette ligne verte, dans une bande de territoire dont les différents modèles de règlement prévoient l’annexion par Israël en échange de terres prélevées sur son territoire souverain. Quelque 100 000 individus, tous armés, dont quelques milliers de radicaux, vivent au cœur même de la population palestinienne. Les déloger sera difficile, chaotique et générera beaucoup de violence. Mais c’est la condition incontournable pour rendre viable la solution à deux États.
Comment l’opinion prendra-t-elle l’arrachage brutal de la présence juive de l’antique « Judée-Samarie » ? Si l’on en juge par sa réaction au désengagement de la bande de Gaza, elle s’y fera. Certes, la dimension démographique n’est pas la même, ni le poids de l’histoire, de la tradition, de la passion religieuse. Hébron n’est pas Gaza. Cela dit, le fléchissement droitier des Israéliens est dû à la situation sécuritaire bien plus qu’à l’idéologie du Grand Israël. La plupart d’entre eux ne se rendent jamais dans les territoires et, comme le montrent les résultats électoraux récurrents, ont peu de sympathie pour les zélotes. Aussi bien, pour autant que l’incapacité d’aboutir à un accord de paix durable incombe à Israël, le problème n’est pas celui de l’opinion publique – puisque la plupart des Israéliens se situent quelque part entre le centre droit et le centre gauche – mais bien celui du leadership politique. Un leadership qui saurait ce qu’il veut, et où il va, emporterait l’adhésion. L’opinion, après tout, a largement accepté Oslo. Il y aura certes des poches de résistance dans cette partie de la population gagnée aux idées de l’extrême droite messianique, dont les plus excités seront tentés par la violence.
Le troisième obstacle, et non le moindre, est le sort de Jérusalem. La ville « trois fois sainte », comme il est convenu de l’appeler, est politiquement deux fois sainte, puisque seuls Israéliens et Palestiniens la revendiquent comme capitale. Quelque 250 000 Juifs habitent les quartiers construits dans la partie annexée de la ville après la guerre des Six Jours, et sont ainsi considérés comme des colons par la communauté internationale. Au cours des diverses étapes de la négociation, il a été rapidement convenu que l’on ne reviendra pas sur l’incorporation de ces quartiers dans le territoire d’Israël. Les discussions ont buté sur la souveraineté sur les lieux saints, notamment le mont du Temple/Haram Al-Sharif. Les paramètres Clinton de 2000 ont défini d’une formule frappante la solution de bon sens : « Ce qui est juif à Israël, ce qui est musulman à la Palestine. »
Si l’on veut aboutir à une solution à deux États, il faudra bien en revenir à la formule de Bill Clinton.
Rien de ce qui précède n’annonce une partie de plaisir, ou n’est assuré du succès. La logique de l’histoire, la morale, le salut des peuples, conduisent pourtant à la solution des deux États. Alors que l’exclusivisme nationaliste et la passion religieuse la rejettent. Aussi bien, la clé de la réussite n’est-elle ni à Jérusalem, ni à Ramallah, et certainement pas à Gaza. C’est regrettable, humiliant, mais telle est la réalité : Israéliens et Palestiniens ont besoin qu’on les sauve d’eux-mêmes. C’est la tâche historique de Washington et de ses alliés.
Par : Élie BARNAVI
Source : Institut Français des Relations Internationales