L’inexorable avancée du djihadisme en Afrique : le Golfe de Guinée mis au défi

Mis en ligne le 17 Oct 2023

L’inexorable avancée du djihadisme en Afrique : le Golfe de Guinée mis au défi

Les défis liés à l’expansion du djihadisme en Afrique, et notamment dans les pays du Golfe de Guinée, ont longtemps été minimisés. C’est l’idée maitresse de ce papier que l’auteur met en lumière en rappelant la dimension internationale de ce phénomène et en analysant la situation et les réponses apportées par les différents gouvernements concernés. A ce dernier titre, il souligne plus particulièrement l’intérêt de l’initiative d’Accra, lancée en 2017, et qui devrait rapidement bénéficier d’un soutien européen.

Mathias Khalfaoui

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Mathias Khalfaoui, « L’inexorable avancée du djihadisme en Afrique : le Golfe de Guinée mis au défi », Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

Le djihadisme progresse depuis maintenant trente ans en Afrique. Le récent massacre d’étudiants et de professeurs dans un lycée en Ouganda le rappelle tristement[1]. Aujourd’hui, sur une carte de l’Afrique, si on trace une ligne de la Mauritanie jusqu’au Mozambique, l’ensemble des pays traversés subissent des actes de terrorisme et un nombre important d’entre eux possède des cellules djihadistes sur leur sol[2].

Malgré ce qui s’apparente à une diagonale du djihadisme en Afrique, historiquement, son expansion a été longuement minimisée. Lorsque la décennie noire (1991-2002) a commencé à prendre forme en Algérie avec l’avènement d’un djihad politique, le phénomène fut compris, notamment en France, comme le fruit d’une crise démocratique et économique. Autrement dit, la crise est nationale et se terminera avec une relance du pays. L’arrivée au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika et l’apaisement dans le pays au début des années 2000 semblaient confirmer cette analyse. Pourtant, le problème fondamental que comporte le djihad, à savoir sa nature internationale, était déjà limpide avec la présence de vétérans de l’Afghanistan. Lorsque des troubles commencent à agiter le Mali en janvier 2012, les mêmes commentaires sont émis. Il s’agit d’une crise nationale, d’où le terme de « crise malienne », avec notamment la question de l’Azawad et des populations touaregs. Il ne semblait pas concevable que cela s’exporte aux pays voisins burkinabè et nigérien.

La création du G5 Sahel en 2014 marque l’échec de cette analyse mais continue de minimiser le phénomène. Le danger est ici perçu comme sahélien, à savoir donc que la propagation serait horizontale. Le golfe de Guinée semblait trop lointain et sa population en partie fortement chrétienne devait l’éloigner de ce qu’on appelait communément un « problème sahélien ». Mieux encore, le golfe de Guinée devait être protégé par une autre expression de l’époque, le « verrou burkinabè ».

Situé au centre de l’Afrique de l’Ouest, le Burkina Faso possède la particularité d’avoir une frontière avec un nombre important de pays du golfe de Guinée. En conséquence, la capacité du Burkina Faso à lutter contre la descente des groupes sur son territoire devait permettre indirectement de sécuriser les frontières des pays côtiers. Malheureusement, dès 2019, des attaques dans les régions sud du Burkina Faso ont montré que le verrou burkinabè avait cédé. Le golfe de Guinée serait à son tour attaqué.

Togo et Bénin au centre de la cible de tir

Loin de l’accalmie que connaît la Côte d’Ivoire et de la paix qu’a toujours connue le Ghana, le Bénin et le Togo, deux pays aux économies plus réduites, sont sous le feu des projecteurs à mesure que les attaques se multiplient. Ces deux petits pays d’Afrique de l’Ouest se trouvent étonnamment dans le même panier.

Les attaques au Bénin étaient attendues. Dès 2019, l’enlèvement de deux touristes français et l’égorgement de leur guide dans le parc Pendjari avaient envoyé un premier signal d’alarme quant à la proximité des groupes djihadistes avec le pays. En février 2020, le poste de douane de Mékrou est attaqué par des hommes armés criant « Allah Akbar ». En juin 2020, curieusement, un groupe d’une douzaine d’hommes armés sur six motos divaguait dans le nord du Bénin. Originaires vraisemblablement du Burkina Faso, rentrés à hauteur du parc W, ils ont erré au Bénin quelques jours, perdus et demandant leur direction de nombreuses fois à des passants avant d’être, pour certains au moins, tués au moment de passer la frontière nigériane par l’armée qui les attendait. Ces événements isolés laissaient présager le pire.

En revanche, au Togo, personne ne s’attendait à la vague de violence qui secoue sa région des Savanes, frontalières du Burkina Faso. Certes, un premier événement inquiétant avait été une attaque sur un convoi transportant notamment un prêtre espagnol qui revenait de Lomé pour se rendre par la route à Ouagadougou en février 2019. Malgré cet événement, le Togo avait continué de connaître une relative tranquillité. La première incursion sur son territoire date de novembre 2020. Le village de Sanloaga, situé à la frontière avec le Burkina Faso, avait été visité par quelques motos d’hommes armés. Le phénomène s’était reproduit un an plus tard, le 9 novembre 2021, dans le même village et dans les mêmes circonstances. Les deux événements avaient été classés comme étant le fruit d’hommes armés souhaitant opérer au Burkina Faso mais s’étant égarés. Les frontières entre les deux pays sont invisibles. De plus, lors de la « visite » de novembre 2021, les hommes armés avaient enchaîné des attaques dans des villages burkinabés les jours précédents leur venue au Togo. Ils devaient être perdus.

Depuis, il n’y a plus de doute, les deux pays sont ciblés par des attaques incessantes[3]. Le Togo et le Bénin partagent le même sort. Les deux pays subissent leur proximité avec une katiba d’Ansarul Islam, groupe affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) d’Al-Qaida[4], qui est basée dans la province de la Kompienga au Burkina Faso, directement à la frontière des deux pays côtiers.

Pour le Togo et le Bénin, la cassure du verrou burkinabè a été vécue comme une longue agonie. Le 21 janvier 2022, le GSIM s’emparait définitivement du village de Nadiagou. Situé non loin de la frontière avec le Bénin et le Togo, ce village est stratégique car il est au centre de plusieurs axes dans la région burkinabè. Le 19 mai 2022, suffisamment aguerries, les forces du GSIM, jusque-là principalement basées dans les parcs, attaquent la base militaire burkinabè de Madjoari. Cela assoit définitivement leurs contrôles sur les parcs et ses axes de passages. Depuis, les environs de la ville de Diapaga, chef-lieu de la province de la Tapoa, sont également, lentement mais sûrement, grignotés par les groupes armés[5].

Cette montée en puissance du GSIM dans la Kompienga expose grandement le nord du Togo et du Bénin à l’insécurité. C’est en cela qu’il est trompeur d’avancer que ces deux pays côtiers n’ont pas de katiba sur leur sol. Toutefois, la présence d’une base djihadiste aussi importante que celle de la Kompienga, de l’autre côté de la frontière, génère des finalités similaires. C’est ainsi que le Togo et le Bénin sont exposés à des attaques d’ampleur, dont certaines contre des civils[6].

Pire encore pour le Bénin, celui-ci est également exposé dans son département de l’Alibori du fait de la présence d’un autre groupe armé, également affilié au GSIM, qui est responsable de l’avancée dans le territoire nigérien, notamment du côté de Torodi. Paradoxalement, cette avancée du GSIM au Niger protège le Bénin de l’État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS)[7] qui, pendant un temps, avait ses entrées sur le territoire béninois via la ville de Malanville[8]. Plus encore, le flan est du Bénin ouvre sur un géant nigérian en déliquescence où pullulent des groupes de bandits qui n’hésitent pas occasionnellement à se rendre dans les communes béninoises situées à la frontière[9].

Côte d’Ivoire et Ghana, les suivants sur la liste ?

La Côte d’Ivoire a historiquement été la cible des groupes armés djihadistes. Premier pays à avoir été attaqué avec Grand-Bassam en 2016, premier pays de nouveau à connaître les avancées djihadistes au nord des pays côtiers avec l’attaque de Kafolo en juin 2020, la Côte d’Ivoire est aujourd’hui sur la défensive mais apaisée. Tellement apaisée qu’elle est aujourd’hui dans une situation comparable au Ghana, un pays n’ayant jamais subi d’attaque sur son territoire[10].

Malgré cette relative tranquillité, les deux géants ouest-africains sont en état d’alerte. Leur principale difficulté tient à leurs relations diplomatiques tendues avec leurs voisins malien et burkinabè. Le vis-à-vis qui s’installe entre pays démocratiques et juntes militaires brouille leurs bonnes coopérations. Cela intervient à un moment où la katiba du Sud redevient vivace dans la région de Sikasso au Mali et où l’instabilité ne cesse de frapper les régions du Sud burkinabè comme Cascades ou Sud-Ouest. Autrement dit, sans échanges avec le Sahel, la Côte d’Ivoire et le Ghana sont aveugles quant aux menaces qui pèsent sur leurs territoires.

De plus, les deux pays côtiers font face à un problème majeur, une arrivée importante de réfugiés burkinabès depuis la fin de l’année 2022. Par le passé, les arrivées se faisaient au compte-goutte. Régulièrement, des familles fuyaient le Burkina Faso et s’intégraient dans des familles d’accueil qu’elles avaient préalablement contactées. En 2021, le Ghana s’était rendu compte du phénomène en constatant que certains de ses villages frontaliers avaient doublé de volume. Des questions s’étaient alors déjà posées sur le contrôle de ces nouveaux arrivants ainsi que sur leurs besoins. Toutefois, depuis 2022, la crise des réfugiés burkinabès a pris une nouvelle tournure avec des arrivées massives et soudaines sur les territoires du golfe de Guinée. Cela est généralement consécutif à des violences, que ce soit par des djihadistes ou par des Volontaires pour la défense de la patrie[11].

En Côte d’Ivoire, la stratégie fut de continuer de miser sur la capacité d’absorption des familles d’accueil. Celle-ci a néanmoins rapidement montré ses limites et la Côte d’Ivoire s’est résignée à la création de deux centres d’accueil, l’un dans la région du Tchologo, l’autre dans la région du Bounkani. Néanmoins, la viabilité de ces centres est sujet à débat, le Conseil national de la sécurité en Côte d’Ivoire ayant notamment interdit l’entrée du bétail des réfugiés burkinabès le 25 mai 2023. Il est peu probable que les réfugiés se défassent de leur bien le plus précieux. Ils pourraient au contraire chercher à s’éloigner de ces sites d’accueil.

Entre similarité et dissonance des stratégies de sécurité nationale

Chacun des pays côtiers possède sa propre stratégie face à la menace. La première divergence fut celle de la vitesse de réaction. De ce point de vue, c’est le Togo qui a établi une opération militaire de sécurité, appelée Koudjouaré, dès 2018, avant même que les premiers signes n’indiquent la gravité du danger.

Depuis 2021 néanmoins, ils ont tous conçu leur stratégie de défense et celles-ci évoluent au fil des réflexions en interne. Pour meilleur exemple, l’opération Koundjouaré au Togo a d’abord été un relatif échec. En 2018, cette opération consistait principalement dans le déploiement de militaires se devant de contrôler au maximum les axes principaux et les flux à la frontière. Rapidement, l’armée togolaise se heurte à la difficulté de contrôler des flux humains transfrontaliers importants sans s’aliéner la population environnante qui a ses habitudes socio-économiques. Le Togo s’est promptement adapté et a diminué l’intensité des contrôles tout en créant un nouvel organe, le Comité interministériel de prévention et de lutte contre l’extrémisme violent (CIPLEV) en mai 2019. Ce CIPLEV, complémentaire de l’opération Koundjouaré, permet d’organiser des actions civilo-militaires afin d’améliorer le lien de confiance avec la population.

Les autres pays ont créé leurs propres institutions qui sont à l’avant-front de la lutte contre l’insécurité dans les territoires du Septentrion. Le Bénin a mis sur pied un système similaire au Togo, avec un Comité de haut niveau à partir de 2019 rassemblant les principaux responsables sécuritaires du pays, tout en ayant une Agence des frontières (ABeGIEF) chargée d’activités civilo-militaires. La Côte d’Ivoire a centralisé ses actions au nord autour du Comité national de sécurité (CNS), dirigé directement par le président de la République et qui trace les grandes lignes de la politique sécuritaire du pays. Plus récemment, en 2021, un Centre de renseignement opérationnel antiterroriste (CROAT), placé sous le ministère de la Défense, a été mis sur pied afin de centraliser l’information et la prise de décision sur le terrain. De même, le Ghana a vu son ministère de la Sécurité nationale gagner en importance, avec une dimension sécuritaire classique mais également des actions civilo-militaires via un Fusion Center.

Les stratégies divergent selon l’importance donnée aux projets de développement dans les zones du Septentrion. Ces régions sont pour leur grande majorité moins développées que le reste de leur pays respectif. Le Togo et la Côte d’Ivoire se sont inscrits dans le pari que le lien avec la population civile ne pourra se faire que via le développement. Le Togo a ainsi annoncé la création d’un « Plan d’urgence pour les Savanes » (PURS) en 2022 et l’a chiffré depuis février 2023. De même, la Côte d’Ivoire, dans sa stratégie nationale de développement, a inscrit dans son plan nommé PS GOUV II, pour la période 2022-2024, les zones du Nord comme étant la priorité. Au Bénin, un plan de développement spécifique pour le Nord est discuté mais n’a pas encore abouti. Plus compliqué au Ghana, l’institution en charge de ce développement, le Northern Development Authority (NDA), est au point mort. L’immense majorité de ses effectifs, dont ses dirigeants, est en effet poursuivie en justice pour des accusations de corruption.

L’initiative d’Accra comme réponse régionale à l’insécurité ?

Face aux limites géographiques du G5 Sahel et aux hésitations de la CEDEAO (Communauté économiques des États de l’Afrique de l’Ouest) à s’emparer du sujet, l’Initiative d’Accra, créée en 2017 par le Togo, le Bénin, le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, s’est emparée des rênes de la réponse régionale.

À l’origine, l’Initiative d’Accra était basée sur une organisation souple. Chaque État désignait un point focal, chargé des relations avec l’organisation, qui était sous la houlette d’un secrétaire permanent ghanéen issu du Ministry of National Security. Les relations devaient permettre d’avoir un maximum d’échanges d’informations informels entre les différents États. Autrement dit, l’Organisation était avant tout un moyen d’échanger du renseignement entre les agences étatiques compétentes. En plus de ce niveau informel, des réunions étaient organisées avec trois niveaux, un premier entre points focaux dans une réunion dite « d’experts », puis une réunion entre ministres et enfin une réunion entre chefs d’État.

Face à son succès, les États membres de l’Initiative d’Accra ont agrandi son champ d’action en incluant des formations et des opérations militaires qui sont appelées « Koudanlgou ». Ces opérations devaient permettre d’agir dans les espaces transfrontaliers entre les États membres, jugés propices à être utilisés par des djihadistes pour se dissimuler. Dans le même temps, l’Initiative d’Accra s’est agrandie avec l’arrivée du Mali et du Niger en 2019, d’abord comme États observateurs. Des contacts avancés existent également avec le Nigeria qui devrait devenir un membre à part entière sous peu.

Les évolutions de la situation ont mené à des débats internes quant aux transformations que devait prendre l’Initiative d’Accra. Il s’agissait principalement de savoir s’il fallait augmenter les opérations militaires pour contrer la descente des groupes et s’il fallait ouvrir le financement de l’organisation à des partenaires extérieurs. Jusqu’à présent, l’Initiative d’Accra se voulait purement endogène afin de limiter les influences qui ont pu peser sur le G5 Sahel par exemple.

Dans ce cadre de réflexion, la réunion à Accra en novembre 2022 a permis à l’organisation d’annoncer publiquement ses orientations. La présence de Charles Michel, président du Conseil européen, et sa déclaration selon laquelle l’Union européenne soutiendrait l’organisation étaient une réponse à la question du financement extérieur. De même, le communiqué final de la réunion annonçait une force d’intervention militaire qui serait basée dans la ville de Tamale, au nord du Ghana, afin de préparer une future opération « Koudanlgou renforcée ».

Il faut noter ici qu’il reste de nombreux détails à régler afin que cette opération militaire voie le jour et que des observateurs cessent d’émettre régulièrement des doutes sur l’Initiative d’Accra. Pour autant, à un moment où le fossé entre pays démocratiques et juntes militaires ne cesse d’augmenter, l’existence de forums régionaux comme l’Initiative d’Accra est indispensable. Un soutien particulièrement bien calibré de la communauté internationale serait extrêmement bénéfique.

References[+]

Par : Mathias Khalfaoui
Source : Fondation Jean Jaurès


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