La guerre en Ukraine reformule l’ordre mondial, la géopolitique internationale. L’autrice de ce papier explore les conséquences du conflit sur la relation sino-russe. Elle analyse la ligne choisie par Pékin vis-à-vis de Moscou, mise en perspective des intérêts propres et des ambitions plus globales de la Chine. Le papier éclaire également l’influence de la guerre en Ukraine sur la situation de crise taïwanaise.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Anouchka Dumetz, « La guerre en Ukraine, entre opportunités et risques pour Pékin », Bibliothèque de l’école militaire. Ce texte, ainsi que les autres publications, peuvent être consultés sur le site du Bibliothèque de l’école militaire.
La guerre en Ukraine revêt une dimension internationale qui remodèle les relations sino-russes et l’avenir du système mondial de gouvernance, actuellement dominé par le géant américain. Le communiqué conjoint de 6 000 mots publié par Xi Jinping et Vladimir Poutine le 4 février 2022[1] et la déclaration russo-chinoise du 21 mars 2023 soulignent que les deux puissances sont aujourd’hui aussi proches qu’elles l’avaient été pour la dernière fois durant la période communiste des années 1950[2], proximité qui n’excluait cependant déjà en rien la rivalité voire la confrontation. Cette déclaration, qui contient une critique commune de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), une dénonciation de la mentalité de « guerre froide » des États-Unis et de l’ingérence occidentale dans la sphère russe, témoigne du soutien de Pékin à Moscou et de la volonté des deux puissances de façonner un ordre mondial moins centré sur l’Occident[3].
Au-delà de l’ordre mondial actuel, la guerre en Ukraine bouscule également les relations extérieures et les ambitions de Pékin. En raison de sa place sur la scène internationale, la Chine est indéniablement affectée par l’invasion russe en Ukraine. Sa position dans le conflit a un effet majeur sur le développement de la crise en elle-même et sur les changements possibles du statu quo mondial[4], sur ses relations avec les pays étrangers comme sur les projets économiques internationaux, sécuritaires et politiques de Pékin.
1 | L’amitié sino-russe à l’épreuve de la guerre en Ukraine
1.1 Exercices militaires et discours propagandistes : poursuivre les relations sino- russes dans le contexte de la guerre en Ukraine
Dans l’une de ses analyses publiées en Chine au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, le spécialiste chinois des relations sino-russes Zhao Huasheng (赵华胜) soulignait l’importance pour son pays de « conserver des liens étroits avec Moscou » malgré les inconvénients qui pourraient survenir dans ce contexte. Il y décrit la sécurité régionale comme étant le principal intérêt de Pékin dans sa relation bilatérale avec le Kremlin, les deux puissances partageant une frontière de 4 300 kilomètres : « Avec la grande pression stratégique venant de la mer, de bonnes relations sino-russes peuvent garantir à la Chine un arrière stratégique relativement stable ». Cet arrière stratégique représente un enjeu majeur pour Pékin ainsi que pour Moscou, les deux puissances aspirant toutes deux à une stabilité régionale pour se dresser en puissances globales. De plus, stabiliser cet arrière permettrait à Pékin de concentrer l’essentiel de ses ressources énergétiques et militaires sur sa côte, sur les mers environnantes et, plus stratégiquement, en direction de Taïwan[5]. A l’inverse, Zhao Huasheng affirme qu’« une détérioration des relations sino-russes plongerait tout le continent eurasien dans un état d’agitation et d’incertitude » et que cela serait ainsi préjudiciable à la « sécurité et aux intérêts économiques » de la Chine. Au plan économique, les relations sino-russes ne représentent qu’une part restreinte (environ 3 %) du commerce extérieur de la Chine. Cependant, « en cas de crise internationale majeure, la Russie serait la source d’énergie étrangère la plus importante – et même la seule source étrangère de pétrole – que la Chine pourrait continuer à préserver » selon Zhao. Moscou reste ainsi le 1er fournisseur d’hydrocarbures et d’armes de Pékin qui lui fournit en retour, parmi d’autres productions, les semi-conducteurs devenus vitaux pour son industrie de défense suite aux sanctions occidentales. D’autres chercheurs en Chine soulignent également le rôle crucial de la Russie dans la réalisation de certains des objectifs économiques et financiers de Pékin tels que l’internationalisation du yuan et la recherche continue d’une alternative aux systèmes de paiements occidentaux[6], dans la perspective de réduire la dépendance de la Chine vis-à-vis du système financier dominé par le dollar[7]. Ainsi, résumant les relations sino-russes, Wang Xiaoquan (王晓泉), spécialiste de la Russie à l’Académie chinoise des sciences sociales, affirme que « la Chine et la Russie sont la moitié du ciel [半边天] pour la sécurité et le développement de l’autre ».
De fait, par nécessité autant que par intérêt des deux puissances, les relations entre Pékin et Moscou sont toujours solides après une année de guerre, et les exercices militaires conjoints se poursuivent à un rythme assez soutenu[8]. Si plusieurs défis surviennent dans la relation entre Pékin et Moscou, peu d’experts prédisent une rupture soudaine et significative du dialogue soutenu entre Pékin et la Russie. Le 22 février dernier, Wang Yi, ministre des Affaires étrangères chinois, est arrivé à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine et d’autres hauts responsables, dont son homologue Sergueï Lavrov. Wang Yi a alors réaffirmé l’étroite amitié entre la Russie et la Chine, affirmant qu’il s’attendait à ce que la relation parvienne à un « nouveau consensus ». Symbole de ce soutien, le Parti communiste chinois (PCC) reprend et relaie massivement les discours de propagande russes accusant l’Occident d’avoir déclenché la guerre en Ukraine. « En surface, le conflit russo-ukrainien qui a éclaté en février 2022 semblait avoir été initié par une attaque russe, mais c’était en fait le résultat de la promotion américaine de l’expansion de l’OTAN vers l’est et de la compression de l’espace stratégique de la Russie »[9]. Cette rhétorique reprise par de nombreux spécialistes et acteurs politiques chinois soutient clairement le discours de Moscou selon lequel l’expansion de l’OTAN a “provoqué” le Kremlin à intervenir en Ukraine[10]. Les nombreux accords conjoints, notamment la construction du gazoduc Power of Siberia 2[11], ou encore l’implantation d’une présence chinoise dans le port de Vladivostok, signent la persistance des relations sino-russes dans le contexte de guerre en Ukraine[12].
1.2 Un soutien chinois toutefois limité par les risques diplomatiques et économiques
Malgré un soutien diplomatique et économique affiché encore en octobre 2023 avec la rencontre Xi Jinping-Poutine lors du Forum des Routes de la Soie à Pékin, de nombreux spécialistes chinois alertent sur les risques que la guerre en Ukraine fait peser sur la stabilité politique et économique du pays. Comme l’a souligné en 2022 l’économiste chinois Xu Mingqi (徐明棋) : « Les répercussions du conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine ont été largement négatives. Premièrement, cela a entravé l’économie mondiale post – pandémie, deuxièmement cela a alimenté la tendance idéologique à la démondialisation, et troisièmement, cela a mis en péril la gouvernance économique mondiale »[13]. L’invasion russe de l’Ukraine a en effet des répercussions importantes sur l’économie mondiale et en particulier sur l’initiative chinoise de « La Ceinture et la Route », projet d’un nouveau corridor économique eurasiatique qui établirait des liaisons ferroviaires avec des pays tels que le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne et qui connaît actuellement de grandes difficultés dans sa réalisation. L’impossibilité des entreprises chinoises de rejoindre le territoire polonais ou ukrainien empêche en effet l’acheminent des matériels et des ouvriers[14], alors que Pékin tient à conserver son rang de premier partenaire commercial de Kiev qu’elle détenait avant la guerre. De plus, selon Yan Xuetong (阎学通), expert chinois en relations internationales, « le refus de condamner la Russie a tendu les relations de la Chine avec certains de ses voisins et éloigné Pékin de nombreux pays ». Les experts chinois s’inquiètent désormais des effets que produira le soutien chinois à la Russie, lui qui creuse un profond fossé entre la Russie et la Chine d’un côté et l’Occident et ses alliés de l’autre[15]. Particulièrement ancrés en Chine, les griefs historiques contre la Russie refont aussi surface dans le contexte de la guerre en Ukraine et inquiètent les spécialistes et diplomates. Yuan Gang (袁刚), professeur de géostratégie à l’Université de Pékin, a d’ailleurs souligné que « la Chine a eu sa part d’invasions et d’abus de la part des grandes puissances, mais la saisie des territoires chinois par la Russie a été le plus grand fléau. Les souvenirs de trahisons, d’intimidations et même d’agressions par l’ancien frère soviétique de la Chine sont sûrement encore très vivants, en particulier dans ce contexte ukrainien ».
Si les critiques explicites de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont, pour d’évidentes raisons, peu exposées, le PCC reste tout de même prudent. Les mentions du partenariat « sans limites » de la Chine avec la Russie ont en effet disparu des déclarations officielles depuis le début de la guerre en Ukraine, et la Chine joue un jeu diplomatique « d’équilibriste » entre l’Occident et la Russie. Si le refus de la Chine de condamner Moscou a terni l’image de Pékin et tendu les relations avec l’Occident, le PCC évite soigneusement d’envisager toute alliance, notamment militaire, qui risquerait d’exacerber la bipolarisation de la politique mondiale et reposerait sur une relation intrinsèquement fragile, marquée par les échecs de la précédente alliance sino-soviétique[16]. Wang Dong (王栋), professeur en relations internationales à l’université de Pékin, anticipe qu’« à moins que Washington n’augmente sa pression stratégique sur Pékin et Moscou à un point tel que les deux États se sentent obligés de consolider une alliance formelle, la Chine et la Russie continueront à poursuivre une stratégie de couverture mais éviteront de conclure une alliance pure et simple». Zhao Huasheng évoque plutôt pour sa part un « partenariat stratégique flexible » entre les deux États. Par souci de conserver son image de médiateur et de puissance pacifique, Pékin pourrait également hésiter à fournir des armes lourdes, par exemple des chars ou des missiles, l’allié nord-coréen de la Chine expédiant toutefois de l’armement à Moscou suite au sommet Kim-Poutine de septembre 2023 en Russie. L’abstention de la Chine lors du vote sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe contre l’Ukraine a d’ailleurs provoqué des changements dans l’opinion publique de certains pays, notamment en Pologne, et développé des sentiments antichinois.
FOCUS : POSITION STRATÉGIQUE DE LA POLOGNE DANS LE CONFLIT UKRAINIEN
Située à la frontière de l’Ukraine, la Pologne est très impliquée dans l’aide à son voisin et a pris énormément de poids sur la scène internationale depuis le début du conflit. Varsovie constitue aujourd’hui un passage obligatoire pour discuter de la guerre en Ukraine. Les visites officielles des représentants européens, américains et même chinois dans la capitale polonaise se multiplient. La Pologne est de plus le pays d’Europe de l’Est entretenant les meilleures relations avec Pékin. Lors d’une réunion bilatérale, Wojciech Gerwel, le vice-ministre polonais des Affaires étrangères a d’ailleurs exprimé « l’espoir que la Chine (…) condamnera l’agression de la Russie et fera pression sur la Russie pour qu’elle revienne au respect des principes du droit international ».
2 | Isoler les États-Unis et construire un nouvel ordre mondial
2.1 Les États-Unis, ennemi commun de Pékin et Moscou
Malgré la volonté de Pékin de ne pas exacerber la bipolarisation de la politique mondiale, la reprise des discours propagandistes russes accusant l’Occident du déclenchement de la guerre en Ukraine témoigne d’une vision du monde commune entre Moscou et Pékin. Moscou est régulièrement présenté comme un partenaire clé, sinon le partenaire le plus important de Pékin, dans ce que l’expert chinois en relations internationales Zhao Long (赵隆) appelle “l’effort de la Chine pour construire un nouvel ordre international“, un ordre qui serait moins dominé par l’Occident et plus conforme aux intérêts de Moscou, Pékin et d’autres membres du Sud global[17]. L’argument selon lequel les États-Unis se seraient arrangés pour ériger une alliance belliqueuse est le principal moteur des relations sino-russes[18]. Le plan de paix proposé par la Chine en début 2023 souligne la cohérence de l’approche de Pékin face à l’invasion russe de l’Ukraine, une approche longtemps caractérisée par l’approbation des récits de Moscou concernant la guerre, ses origines et sa signification. Elle est symptomatique du partenariat indéfectible de Pékin avec Moscou ou, comme l’ont souligné les dirigeants Xi Jinping et Vladimir Poutine en février 2022, de leur « amitié sans limites »[19]. La vision commune qu’ont Pékin et Moscou de l’ordre mondial offre un terrain fertile pour la coopération dans des domaines aussi variés que l’économie, l’idéologie, la défense… Dès lors pour Pékin le pire scénario concernant la guerre en Ukraine serait un échec de la Russie, la chute du Kremlin aboutissant à un changement de régime, et l’expansion en Ukraine de l’influence occidentale, particulièrement américaine. Comme le souligne le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan, « alors que les hommes du PCC sont heureux de blâmer l’Occident pour le conflit et de soutenir les affirmations russes, ils ont de véritables préoccupations de sécurité face à l’expansion potentielle de l’organisation du traité de l’Atlantique Nord »[20]. En effet, les rhétoriques russes et chinois reposent sur deux piliers communs : d’une part l’affirmation d’une identité nationale partagée puis déchirée (qu’il convient de restaurer), et d’autre part une préoccupation géostratégique causée par une présence militaire des États-Unis ou de leurs alliés potentiellement hostiles dans leur étranger proche. À ces arguments s’ajoute l’obsession de ces systèmes autoritaires de se protéger face au « contre-modèle » démocratique qui se déploie à leurs frontières (Ukraine et Taïwan). Dans une vision obsidionale commune, la Russie affirme que la présence militaire occidentale vise à « encercler » son territoire tandis que, de manière similaire, l’autonomie de Taïwan sous protection américaine constitue aux yeux des autorités chinoises une menace occidentale sur l’influence de Pékin[21].
2.2 Pékin dans la guerre en Ukraine : une « puissance médiatrice »
Dans ce contexte de recherche d’un nouvel ordre mondial, Pékin se démarque par l’adoption d’une posture stratégique de « médiateur », lui permettant de se construire une image de puissance pacifiste qui œuvrerait, à l’inverse de l’Occident, pour la paix. Cette posture que la Chine a adoptée depuis plusieurs années dans différents conflits (Iran/ Arabie saoudite et conflits dans la Corne de l’Afrique), appuie la volonté de Pékin de développer son influence et son soft power sur la scène internationale, y compris à l’occasion de la guerre en Ukraine. Le plan de paix en douze points[22] publié par Pékin le 24 février 2023 revêt un caractère stratégique et révèle une rhétorique spécifique mise au service de son ambition[23]. Le contenu du document appelle à la reprise des pourparlers de paix, au respect de la souveraineté de tous les pays et à l’abandon de la « mentalité de guerre froide ». Il présente également le « règlement politique » comme la meilleure solution au conflit et plaide pour l’arrêt de la mise en œuvre de sanctions unilatérales ainsi que la réduction des risques stratégiques liés à la prolifération nucléaire. Un soutien militaire de Pékin à Moscou s’avère dans cet esprit assez peu probable tant ce dernier mettrait à mal l’économie, le soft power et l’image pacifique que le régime chinois essaye de se construire. Yun Sun, directeur du programme Chine du groupe de réflexion Stimson Center, a ainsi déclaré que « la Chine vise à se présenter sur la scène internationale non pas comme un défenseur de la Russie, mais un défenseur de la paix »[24]. L’échec de la résolution du conflit ukrainien par les États-Unis et ses alliés occidentaux permet légitimement à la Chine de se positionner en puissance médiatrice, ses solides ressources diplomatiques et économiques pouvant également en faire un médiateur utile[25]. La véritable question serait cependant de savoir si la Chine est réellement en mesure d’occuper cette position dans la guerre russo-ukrainienne. De prime abord, c’est bien le seul grand pays bénéficiant de la confiance de la Russie et qui soit potentiellement à même d’exercer sur Moscou une influence en faveur de pourparlers de paix.
FOCUS : LE PLAN DE PAIX CHINOIS
Le plan de paix chinois représente l’aboutissement d’une série de réunions diplomatiques qui ont débuté lors de la conférence de Munich sur la sécurité le 17 février 2022. Wang Yi, le plus haut diplomate chinois, a présenté ce plan aux responsables occidentaux, niant en même temps les affirmations d’Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, selon lesquelles la Chine était sur le point d’envoyer des armes à la Russie. Ce document publié le 24 février n’est en réalité pas un « plan de paix » à proprement parler, mais constitue plutôt une description de la position de Pékin dans le contexte de la guerre en Ukraine. Le document est d’ailleurs intitulé : « Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne » (« 中方对政治解决乌克兰危机的立场 »).
3 Taïwan-Ukraine : un parallèle stratégique
3.1 Le cas ukrainien : une situation jugée « non comparable » par Pékin
Dans son « plan de paix »[26] en douze points, bien que peu souvent mentionnée, « l’opération ukrainienne » est à plusieurs reprises indirectement qualifiée par Pékin d’ « agression d’un territoire souverain ». Dans son premier point, la Chine appelle en effet au respect du « droit universellement reconnu, y compris les buts et principes de la Charte des Nations unies », c’est-à-dire, « la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays »[27]. Adoptant une position d’équilibriste, Pékin rappelle stratégiquement dans de nombreuses allocutions que le territoire ukrainien, étant un territoire souverain et indépendant, n’est « pas comparable » au territoire taïwanais, qui dépend lui de la République populaire de Chine. Dans un contexte de renforcement des ambitions chinoises sur Taïwan, la Chine se doit en effet d’adopter cette rhétorique spécifique qui permettrait de traiter de la situation ukrainienne tout en soulignant indirectement les différences avec la situation taïwanaise, l’île n’étant pas un territoire souverain mais un territoire historiquement chinois destiné à être réunifié à la RPC.
3.2 Les enseignements stratégiques de la guerre pour la Chine
Pour Hugues Eudeline[28], il existe une symétrie stratégique dans la façon dont la Russie et la Chine appréhendent leurs territoires voisins, l’Ukraine et Taïwan notamment[29]. Leurs attitudes respectives témoigneraient de l’intérêt des deux puissances pour la maîtrise de l’espace maritime, toutes deux persuadées que les mers susceptibles d’être fermées peuvent se transformer en véritables carcans pour leurs forces navales si elles n’ont pas le plein usage de points d’appuis logistiques situés de part et d’autre des détroits[30]. C’est d’ailleurs le cas pour la Russie qui, dès 2014, s’est attelée à annexer la Crimée, territoire qui bénéficie d’un accès stratégique à la mer. La Chine est dans une situation similaire puisque seules des bases navales situées à l’extérieur de ses approches maritimes, en l’occurrence dans le Pacifique, lui permettraient de disposer pleinement de sa puissance navale. C’est en partie ce besoin stratégique qui explique les opérations d’influences menées par la Chine dans les îles du Pacifique[31].
Au-delà des symétries stratégiques, la guerre en Ukraine est également une occasion pour la Chine de tirer des enseignements stratégiques précieux[32]. Certains analystes chinois ont mis en exergue les défauts inhérents à l’armée russe. « Les lacunes qui ont été exposées dans les logistiques et les fournitures de l’armée russe devraient être une priorité pour nous ». Ces lignes extraites d’un article publié par l’Agence chinoise pour le développement de la technologie militaire, soulignent l’intérêt que les spécialistes chinois portent aux enseignements de la guerre en Ukraine. Cet article a également mentionné que la Chine devait se préparer à des « défis similaires à ceux que l’armée russe affrontent actuellement », notamment les enjeux « cyber », « spatiaux », et « technologiques » comprenant notamment l’utilisation de drones ou de satellites. Certains experts chinois ont déclaré que les difficultés russes à rassembler suffisamment de troupes d’infanterie suggèrent que la Chine doit maintenir des forces terrestres numériquement importantes, fortes et opérationnelles : « L’expérience russe montre qu’une grande puissance doit maintenir des forces terrestres à échelle raisonnable, sinon elle perdra son avantage sur le champ de bataille » a ainsi déclaré Wu Dahui, ancien chercheur militaire de l’Université Tsinghua de Pékin. La crainte chinoise est de ne disposer en réalité, derrière une vitrine impressionnante, que d’une « armée Potemkine[33] » bien moins puissante opérationnellement que sa propagande ne la décrit.
Plus instructif encore pour Pékin, la guerre en Ukraine a attesté l’importance de la cohésion nationale et de la résilience de la société, facteur déterminant dans l’activité guerrière et susceptible de remettre en question les possibilités d’une victoire rapide[34]. De nature à influencer l’issue d’une guerre, les différentes sanctions occidentales imposées à la Russie ont fourni à Pékin des renseignements sur la manière dont l’Occident pourrait réagir militairement, économiquement ou politiquement à une invasion de Taïwan. La Chine sait désormais, et peut intégrer dans ses plans militaires[35], que la réponse occidentale inclut potentiellement diverses sanctions, un soutien militaire direct ainsi que des opérations cyber visant des infrastructures stratégiques.
4 | Pékin à la poursuite de ses intérêts propres
La guerre en Ukraine permet donc à Pékin de saisir de véritables opportunités. Dans ce remaniement du système de gouvernance mondiale, la Chine se positionne stratégiquement en puissance médiatrice et pacifique alors que la guerre l’oblige néanmoins à conserver ses liens avec Moscou, sans toutefois un soutien trop direct ni officiel. La récente reconnaissance de « l’agression russe en Ukraine »[36],ainsi que l’échange téléphonique avec le président Zelensky en avril 2023, témoignent à cet égard de l’inflexion opérée par la Chine ces derniers mois : si le pays maintient ses relations avec la Russie basées sur l’idée ancienne de « communauté de destin pour l’humanité », il laisse néanmoins présager une nouvelle stratégie quant à la poursuite et aux enjeux de la guerre en Ukraine, davantage en phase avec l’image de « médiateur constructif et respectable » que Pékin cherche à imposer[37]. En somme, dans un contexte de bipolarisation croissante de la communauté internationale divisée entre « pro-russes » et « pro-Ukraine », Pékin cherche à instrumentaliser la guerre en Ukraine pour étendre ses partenariats économiques et stratégiques dans le cadre des Nouvelles routes de la soie ou de la « Global Security initiative ». Le Parti communiste chinois cherche également à développer des institutions internationales alternatives (BRICS, Banque asiatique d’investissement notamment) et à offrir une « nouvelle voie » dans la médiation des grands conflits mondiaux[38].
La stratégie de Pékin dans la guerre en Ukraine n’est finalement pas tant d’y mettre fin que de relayer un message essentiel : Pékin « veut être vu et pris au sérieux comme un artisan de la paix », relève Robert Daly, directeur du programme Chine au Wilson Center, centre de réflexion américain. « C’est cela qui intéresse Pékin, plutôt que de réellement prendre des mesures pour obtenir la paix en Ukraine. Il s’agit surtout ici de s’afficher et d’œuvrer pour ses intérêts »[39].
FOCUS : LE CONCEPT DE « COMMUNAUTÉ DE DESTIN POUR L’HUMANITÉ »
Cette expression a été employée pour la première fois par Hu Jintao dans son rapport au 18e Congrès du Parti communiste chinois en 2012, dans lequel il appelait à la conscience d’une « communauté de destin commun » pour s’implanter parmi ses voisins. Sous la présidence de Xi Jinping, la construction d’une communauté de destin commun est devenue un objectif transversal de la politique étrangère chinoise, pas seulement à l’échelle régionale mais également à l’échelle mondiale40. Cette « communauté de destin pour l’humanité » (人类命运共同体) est un élément central de la diplomatie chinoise inscrit dans la préface de la Constitution de la RPC. Elle est présentée par le Parti comme une gouvernance mondiale alternative qui puise son inspiration dans la culture chinoise. Au-delà de toute rhétorique, cette posture masque mal la volonté chinoise sous-jacente de ne servir ici aussi que ses seuls intérêts.
References
Par : Anouchka Dumetz
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire