Le retour de la guerre de haute et de longue intensité en Europe annonce une nouvelle donne stratégique et géopolitique. Une indispensable mise en perspective du conflit en Ukraine proposée par l’auteur, pour mieux analyser, comprendre, réagir face au risque de perdre la paix.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de la revue sont : « International Journal on Criminology », par Alain Bauer. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IJOC. Pour aller plus loin, vous pouvez également consulter l’ouvrage « Au commencement était la guerre » d’Alain Bauer, chez Fayard.
Rien ne peut excuser l’attaque préméditée de la puissance russe contre l’Ukraine. Mais la dénoncer ne suffit pas pour analyser, comprendre et, surtout, réagir. Hélas, e triptyque habituel d’imprécations, d’incantations, et de lamentations ne sert qu’à masquer l’impuissance politique.
Après 1945, malgré une décolonisation douloureuse, des indépendances arrachées, des terrorismes de toutes sortes, une paix fragile avait réussi à garantir les frontières internationales. Cette parenthèse, du sommet de Yalta (en Crimée) à la chute du mur de Berlin, s’est achevé sous le souffle des bombes et dans le sang des combats en Europe. L’histoire reste tragique et, de ce tournant, un autre monde va naître, de nouvelles démarcations apparaîtront, de nouveaux enjeux s’imposeront pour la survie des libertés et des démocraties.
Alors que le flux de données et d’informations est devenu si abondant et si rapide que nous n’avons plus le temps d’en maîtriser le sens, que les vérités alternatives (appelées fake news) submergent partout le système d’information, alors qu’il n’y a plus de vérité absolue et commune, que les croyances et les méfiances se multiplient – Les Européens, perdus entre la promesse transhumaniste et le Metaverse déstructuré, deviendront-ils enfin une véritable puissance ? Ils n’ont pas réussi à consolider le pouvoir depuis la création du projet de Communauté Européenne de Défense en 1954 ?
DE L’AMNÉSIE EN GÉOPOLITIQUE
Dans les relations internationales, comme dans les affaires criminelles ou terroristes, ce qui semble nouveau s’avère souvent être ce qui a été oublié. L’amnésie est devenue notre principal ennemi. Nous effaçons progressivement l’histoire, la géographie, la perspective, et découvrons que le présent reste brutal.
Guerre froide et/ou paix chaude : en 1989, les démocraties libérales ont vécu leur épiphanie. Les Occidentaux ont cru à la justesse de leur modèle et à sa diffusion par copier-coller. Face au démembrement du Pacte de Varsovie, l’Alliance atlantique disposait d’un cadre doctrinal et moral qui allait s’imposer. La débâcle soviétique en Afghanistan contrebalançait le désastre américain au Vietnam, et les comptes semblaient s’équilibrer. La détente s’installe, les frontières s’ouvrent, et la liberté progresse. Un monde de personnes insouciantes et mondialisées, satisfaisant leurs envies de consommation, s’installe. Mais déjà, la chute du mur de Berlin a été suivie par la destruction de la place Tiananmen. Et un nouvel adversaire inattendu, même s’il a été conçu dans les coulisses du Pakistan avec l’aide des services occidentaux, se prépare à entrer en scène.
La matrice du chaos à venir est établie depuis 1979. Trois événements, dont les liens ne sont pas compris, se succèdent : la chute du Shah d’Iran, l’attentat de la Grande Mosquée de la Mecque, l’intervention soviétique en Afghanistan. Chacun d’eux entraîne des conséquences locales, régionales et internationales. Mais leur accumulation crée les conditions d’un bouleversement majeur. L’apparition du Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés (improprement nommé Al-Qaïda) accompagne le déclenchement de la guerre civile algérienne, suite à l’interruption du processus électoral qui a donné la victoire au Front islamique du salut. Les deux mouvements ont pour colonne vertébrale des vétérans d’Afghanistan qui ont combattu l’ennemi “rouge”. La vision eschatologique de leur lutte modifie le profil traditionnel du terrorisme comme un autre moyen de faire la guerre.
LA REVANCHE DE L’HISTOIRE ET DE LA GÉOGRAPHIE
Partout, après 1989, les frontières rectilignes imaginées par les grandes puissances victorieuses de 1945 s’effondrent. Un nouveau monde émerge dans la douleur. Puis, d’abord en Yougoslavie, la porte du congélateur qui avait figé la boîte de Pandore des nations, peuples, tribus et confessions s’est rouverte. Pulsions nostalgiques et passions identitaires passions identitaires se mêlent, là où le colonisateur (surtout britannique, mais pas seulement) avait découpé des ethnies qui aspiraient à se réunifier (pachtounes, kurdes, peuls, …), mais aussi, là où les constructions nationales ont laissé des blessures infectées par des pulsions séparatistes ou irrédentistes (Pays basque, Catalogne, Irlande, Ecosse, sans oublier des curiosités comme les Malouines, Ceuta et Melilla, ou Gibraltar).
L’Europe est confrontée à l’éclatement de la Yougoslavie, pays qui est le symbole des non-alignés. Dans les Balkans, les stigmates du siège de quatre ans de Sarajevo (1992/1996), ou des 78 jours de sorties aériennes de l’OTAN bombardant la Serbie de Slobodan Milosevic en 1999 afin d’épargner au Kosovo une épuration ethnique, sont toujours présentes. Tout au long de ces trois décennies, la guerre s’est déroulée sur différents fronts et sous différentes formes, de la confrontation classique à l’innovation hyper-terroriste – jusqu’à ce que, dans le sens strict d’un conflit armé entre deux nations, avec l’agresseur frappant également les villes, elle fasse son retour au cœur du Vieux Continent. Et qu’elle mette fin à une parenthèse enchantée d’un demi-siècle. Nous vivons dans un cycle historique et géographique de la vengeance.
L’EMPIRE IMPENSÉ
Nous avons relu les essais théoriques sur la guerre : Ratzel et la lutte pour l’espace vital, Mackinder et la centralité du pivot mondial, Schmitt et la nécessité de désigner l’ennemi, Mahan et la prédominance des axes maritimes, Fuller et la supériorité du Blitzkrieg. Sans oublier les Français : Aron pour qui il n’existe n’y a pas d’instance supérieure aux États puisque chacun d’eux détient le monopole de la violence légitime et, en l’absence d’un arbitre suprême, a le droit d’y recourir. Et pour qui : ” Tout changement dans le système international entraîne un changement des relations internationales” ; ou Duroselle, dont l’entreprise historique, empirique, réaliste et méthodique, s’efforce de discerner le rôle des idées et des régularités sur la scène internationale, concluant des confrontations inévitables que “tout empire périra”.
Nous avons relu leurs successeurs qui tentent de renouveler le genre à la lumière de l’effondrement du communisme. Certains décrivent les effets du phénomène : Luttwak sur les différents niveaux de stratégie ou Nye sur le soft power. D’autres tentent de le décrypter. En 1992, inspiré par les thèses de Kojève, Fukuyama déclare que la “fin de l’histoire” était arrivée avec la victoire idéologique du libéralisme occidental, dont la suprématie ne signifie pas l’absence de conflit. En 1996, Huntington annonce le “choc des civilisations”, estimant qu’après avoir été prédatrices puis idéologiques, les guerres futures verront s’affronter quelques grands blocs déterminés par leur identité culturelle et religieuse. En 1997, Brzezinski dessine le “grand échiquier” sur lequel un monde basé sur la prépondérance des Etats-Unis alliés à l’Europe, riche mais impuissante, dépendrait pour limiter la multiplication des concurrences. Le même auteur avait indiqué qu’il était nécessaire de détacher l’Ukraine de la Russie parce qu’ensemble, ils formaient un Empire, alors que séparés, ils n’étaient que des Etats.
Les auteurs de ces concepts, centrés sur les questions d’hégémonie, de puissance, et de neutralisation, cherchent à réorganiser la planète. Aucun d’entre eux, ou presque, ne cherche à établir une paix universelle, qu’ils considèrent comme utopique. Leurs réflexions sont confirmées par la mutation induite en 2001 par les attaques terroristes contre les piliers de la puissance américaine. Ils montrent les limites de la dissuasion nucléaire.
Incapables d’empêcher les attaques récurrentes, ni de riposter avec l’arme ultime, les Etats-Unis ont mené des opérations conventionnelles qui ont finalement conduit au retrait de Kaboul en 2021, dont les images humiliantes évoquent le départ de Saigon en 1975.
Cependant, il faut toujours écouter les dirigeants des régimes autoritaires. Ils ont l’habitude de dire ouvertement ce qu’ils veulent, où ils veulent aller et même comment. Le Russe Poutine, le Chinois Xi, le Turc Erdogan, mais aussi l’Américain Trump ou le Brésilien Bolsonaro, ont en commun de passer leur temps à annoncer – en criant quand il le faut – leur vision alternative à la société mondialisée décadente dont ils condamnent les faiblesses, mais dont ils craignent la vitalité démocratique. Chacun d’entre eux a une représentation géographique de son territoire, souvent ancienne, assez éloignée de celle de nos manuels scolaires, qui délimite leurs revendications fondamentales. Un à un, les vieux empires se réveillent, qu’ils soient perses (Iran), ottomans (Turquie), han (Chine) ou slaves orthodoxes (Russie). Téhéran au Liban d’abord, Ankara dans le dossier caucasien, Pékin à Hong Kong en attendant Taïwan. Moscou en Ossétie, en Transnistrie, en Crimée, après être intervenu en Biélorussie et au Kazakhstan, envahit l’Ukraine. Ils effectuent des manœuvres qui recomposent l’espace idéalisé de leur roman national, et sur lequel, depuis le premier mandat de Barack Obama, l’administration américaine s’est cassé les dents à plusieurs reprises.
L’UKRAINE : UN CAS D’ÉCOLE PURULENT POUR MOSCOU
Dans la question ukrainienne, l’évidence des impératifs stratégiques tend à estomper la prépondérance des ressources énergétiques. Mais elle explique aussi les rivalités qui enserrent un pays plus vaste que la France (600 000 km2), presque aussi peuplé que l’Espagne (44 millions d’habitants) et doté d’une riche histoire européenne. Fondée par les Varegues, Vikings venus de Scandinavie, baptisés par des missionnaires byzantins en 988, un État puissant sous le règne de Yaroslav le Sage (1016-1054), la Rus de Kiev, également connue sous le nom de Ruthénie, est le cœur commun du monde slave et, ballottée entre les empires, ne cesse de vouloir retrouver son indépendance.
Aujourd’hui, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, les richesses de son sol suscitent la convoitise. Ce “grenier à blé”, qui comprend près d’un quart des terres arables d’Europe, contient également les mines de charbon du Donbass, les gisements de fer de Krivoi-Rog et de manganèse de Nikopol, de remarquables mines de charbon, d’uranium et de potasse, tandis que la puissante centrale hydroélectrique du Dniepr (10 milliards de kilowattheures) correspond au centre sidérurgique et industriel autour de Donetsk. Le pays contrôle également l’approvisionnement en eau de la Crimée, ce qui permet de comprendre pourquoi la Russie est si désireuse de maintenir son contrôle sur ce territoire inextricablement intégré à son économie.
Après 1989, durant la période de rétraction de l’URSS, devenue CEI, a prévalu l’accord tacite que les frontières de l’Alliance atlantique ne bougeraient pas. Mais, dès la fin de la présidence de Gorbatchev et pendant le mandat d’Eltsine, la Russie a exprimé son opposition aux mouvements jugés agressifs en termes d’expansion de l’OTAN.
De son côté, l’Ukraine a déclaré son indépendance en 1991 et, en 1992, par le traité de Tachkent, elle a renoncé à l’arsenal qui avait fait d’elle brièvement la troisième puissance nucléaire du monde. En 1994, avec le Belarus et le Kazakhstan, elle a signé les Mémorandums de Budapest, dans lesquels les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie garantissent l’intégrité territoriale et la sécurité des anciennes républiques soviétiques en échange de leur ratification du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). En 2009, ces garanties ont été réaffirmées par les États-Unis et la Russie, puis oubliées en 2014.
Entre-temps, en 2002, les États-Unis se sont retirés unilatéralement du traité ABM (Anti-Ballistic Missile), ont déployé des systèmes antimissiles à la périphérie de la Russie et ont annoncé leur intention d’acquérir des capacités de Prompt Global Strike, remettant ainsi en question la capacité de frappe en second de la Russie et donc sa force de dissuasion.
L’OTAN, sous l’impulsion de Washington, a lancé son plan d’élargissement (MAP) vers l’Est. Les trois premiers pays ont adhéré en 1999, suivis de sept en 2004, de deux en 2009, et deux autres en 2017 et 2020. Depuis 1949, l’Alliance atlantique est passée de 12 à 30 membres et a réussi à intégrer, en un quart de siècle, la quasi-totalité des armées des pays fondateurs du Pacte de Varsovie.
A Moscou, si le basculement en question peut être accepté, de même que la neutralisation du Kazakhstan, le moindre pivotement de l’Ukraine ou de la Biélorussie n’est pas envisageable. Cependant, la Russie agit sous le prétexte de conflits locaux spontanés ou provoqués. La Moldavie a été coupée de la Transnistrie en 1992. Le désir d’indépendance des Tchétchènes d’indépendance tchétchène s’est réglé dans le sang en 1994-1996, puis en 1999-2000 (avec le curieux soutien des Etats-Unis). La Géorgie subit la dissidence de l’Abkhazie et de l’Ossétie, puis l’intervention des forces russes en 2008, tandis que les séparatistes du Donbass ont été soutenus dans leur lutte armée dès 2014, dans une sorte de répétition générale de ” l’opération militaire spéciale ” contre l’Ukraine en 2022. Depuis 20 ans, Vladimir Poutine n’a cessé de prévenir qu’il ferait tout pour desserrer ce qu’il considère comme un étau. Il s’en est indigné lors de son discours à Munich, en février 2007, à la Conférence sur la politique de sécurité. Il s’est montré vindicatif, accusant les Etats-Unis de “sortir de leurs frontières dans tous les domaines”, de mettre en péril “la sécurité de tous” et “le droit international”, de poursuivre dangereusement une “course aux armements et de rendre le monde “moins fiable” qu’il ne l’était pendant la guerre froide.
Après avoir entamé la modernisation de son armée, déstabilisé ses adversaires dans le domaine de la cyberguerre, atténué l’effet de ses sanctions en se rapprochant de son autre ami/ennemi la Chine, et attendu le moment décisif, elle aura décidé d’elle-même de passer à l’offensive. Pour le monde occidental, le recours à la violence est le signe ultime d’incompétence. Ce n’est pas le cas dans le monde slave, qui y voit qui la considère comme un moyen approprié pour arriver à ses fins. Souvenons-nous de Grozny.
LA DOCTRINE PRIMAKOV-GERASIMOV
Depuis 2013, la Russie use et abuse de la “guerre hybride”. Annulant la distinction entre temps de paix et temps de guerre tout en combinant hard et soft power, ce concept stratégique permet au Kremlin de tester les postures et les réactions du camp occidental, dont l’apathie l’encourage, au prochain coup, à se surpasser. Nous la devons au général Valery Gerasimov, mais elle s’inscrit dans une longue tradition. Elle est née d’une dimension particulière de la stratégie de l’Empire byzantin, avec la dimension ” tellurique ” que Léon Tolstoï prête à l’âme russe dans son opus méconnu « La Physiologie de la guerre : Napoléon et la campagne de Russie », et elle trouve sa première ébauche dans l’évolution des conflits, le recueil de conférences de 1920 du général Alexandre Svechin, un tsariste rallié à la cause bolchevique. Elle a également hérité de la doctrine Primakov qui a guidé la politique étrangère russe pendant plus de deux décennies. Né à à Kiev, ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de 1996 à 1999 sous le président Eltsine, Evgueni Primakov postule qu’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis est inacceptable et que la Russie doit faire contrepoids à l’hégémonie des Etats-Unis en favorisant l’émergence de nouvelles puissances telles que la Chine ou l’Inde, garantir sa primauté et maintenir son contrôle sur l’espace post-soviétique, et s’opposer à l’expansion de l’OTAN.
En adoptant l’axe politique de la doctrine Primakov, la confrontation avec l’Occident, la doctrine militaire Gerasimov le maximise. En l’appliquant au terrain de la guerre, elle affirme l’importance des outils hybrides, tout en les confinant à leur valeur instrumentale et en conservant la puissance militaire comme catalyseur indispensable : l’arme nucléaire reste la garantie ultime de l’indépendance stratégique. Ainsi, il est possible de mener à bien une bataille malgré la menace du feu nucléaire et en empêchant l’escalade.
Comme l’analyse Dmitry Adamsky dans la RDN, “la compétition géopolitique n’a pas finie avec la guerre froide, elle a changé de forme”. Et comme le précise Thibaut Fouillet, cette “forme” est celle “d’une stratégie intégrale dont l’originalité repose sur une utilisation coordonnée de moyens de toutes sortes (civils, techniques) et, pour les moyens militaires, sur un appareil conventionnel modernisé et info-renforcé […] en utilisant la totalité des fonctions disponibles (domaines immatériels de la désinformation, du cyber, des proxies, etc. mais aussi domaines matériels des frappes profondes) afin de produire des effets tactiques et opérationnels suffisants pour paralyser la capacité de réaction de l’ennemi”.
Les mises en œuvre de la doctrine Gerasimov, de la Géorgie en 2008 à la Syrie en 2015, en passant par l’Ukraine depuis 2014, ont été calibrées pour exclure toute prise de prise de risque excessive. Comme l’a montré le test géorgien, l’outil conventionnel est dépassé en termes de technologie, de communication et de maîtrise de la complexité ; la Russie a investi massivement, mais de manière ciblée, pour tenter de rattraper son retard. Les dirigeants actuels semblent plus influencés par l’exemple de la Crimée, mais le modèle qu’ils choisiront finalement aura des conséquences cruciales pour l’avenir du monde sous l’œil attentif de la Chine.
DE DEUX FRONTS À L’ESCALADE
Depuis 1989, la Russie se bat sur deux fronts. Sur le plan extérieur, Moscou a tenté de limiter les dégâts du moment unipolaire de l’après-guerre froide, au cours duquel son rôle sur la scène internationale a subi une marginalisation sans précédent. Le Kremlin a continuellement essayé de faire évoluer l’ordre international vers la multipolarité afin de afin de s’assurer un rôle dans le concert des grandes puissances.
Dans le même temps, la concurrence avec l’Occident s’est déroulée sur la scène intérieure. Selon Moscou, l’Occident, depuis la fin de l’Union soviétique, a tenté d’imposer ses valeurs à la Russie, perçue comme un outil de subversion géopolitique. Ainsi, le Kremlin a considéré la concurrence extérieure et intérieure comme deux aspects d’une même confrontation géopolitique globale avec l’Occident.
Cependant, avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la compétition stratégique avec l’Occident n’a cessé de s’intensifier, passant de la confrontation à la guerre, au sens littéral du terme – et sur le sol européen.
La guerre s’est donc révélée totale. Avant la guerre, pendant la guerre, la même quête a animé et continue d’animer cette conflictualité radicale. Il s’agit de d’une guerre de repositionnement qui a bouleversé la vie et le destin de l’Europe. Il reste à voir ce que la Chine en tirera pour Taïwan, et bien plus largement. Les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping ont exposé leur vision de l’ordre mondial lors d’un sommet le 15 décembre 2021, affichant un front uni contre l’Occident.
« Aujourd’hui, certaines forces internationales, sous le couvert de la “démocratie” et des “droits de l’homme”, s’immiscent dans les affaires intérieures de la Chine et de la Russie, foulant aux pieds le droit international et les normes reconnues des relations internationales”, a déclaré Xi Jinping. “La Chine et la Russie doivent accroître leurs efforts conjoints pour sauvegarder plus efficacement les intérêts de sécurité des deux parties. ” Et non sans apporter son soutien à Vladimir Poutine pour les garanties de sécurité que ce dernier réclame sur le flanc ouest de la Russie. Les deux dirigeants ont également exprimé leur désaccord fondamental avec la création de nouvelles alliances militaires dans les bassins du Pacifique et de l’Indo-Pacifique telles que l’Aukus (Australie, Grande-Bretagne, Etats-Unis) ou le Quad (Australie, Inde, Japon, États-Unis).
Le 4 février 2022, à Pékin, a été publiée une longue déclaration adoptée conjointement par Vladimir Poutine et Xi Jinping, en marge de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver. Elle édicte et proclame une ” nouvelle ère “, un ” nouveau modèle mondial ” pour le le XXIe siècle en prônant “un développement durable pour la planète, le dialogue, la justice, la liberté, l’égalité, la confiance mutuelle et la démocratie en tant que valeur humaine universelle exercée dans toutes les sphères de la vie publique”. Derrière ces proclamations se cache l’affirmation commune d’un autre modèle de gouvernance qui remet en cause celui de la démocratie libérale. Dans un communiqué, publié le même jour et dédié à “la promotion du droit international”, les deux ministères des Affaires étrangères de la Russie et de la Chine Chine dénoncent la mainmise occidentale, selon eux, sur les relations internationales. Ils condamnent l’Assemblée générale de l’ONU qui a jugé illégale l’annexion de la Crimée par Moscou et la Cour d’arbitrage de La Haye qui nie les revendications de Pékin en mer de Chine méridionale.
Dans un échange de bonne volonté et de soutien mutuel, la déclaration souligne que “la démocratie n’est pas un modèle unique”, qu’un pays “peut choisir les formes et les méthodes d’exercice de la démocratie qui lui conviennent le mieux”, ce qui est à l’avantage de la Chine. En retour, la Chine soutient Moscou sur la non-expansion de l’OTAN et ses demandes de garanties de sécurité en Europe. Il s’agit d’un tournant pour Pékin, qui s’était abstenu de reconnaître l’annexion de la Crimée et n’avait pas soutenu Moscou dans la guerre en Géorgie.
Le communiqué affirme également le concept de l’indivisibilité de la sécurité, qui a été beaucoup utilisé par Moscou dans le contexte de la crise ukrainienne, et qui stipule que la sécurité des uns ne peut être organisée au détriment des autres. La vision de la gouvernance d’Internet, de l’intelligence artificielle ou du cosmos est également révélatrice. Les deux pays s’engagent à approfondir leur coopération dans le domaine de la sécurité des technologies de l’information et, tout en plaidant pour une ” internationalisation ” de la gouvernance de l’Internet (par laquelle ils entendent une gouvernance non américaine), ils clairement qu’ils refuseront toute entrave à leur souveraineté sur la régulation de ces réseaux.
LA FRANCE, DERNIÈRE PUISSANCE NUCLÉAIRE INDÉPENDANTE EN L’EUROPE OCCIDENTALE, EST-ELLE PRÊTE ?
Paris a pris acte des changements en cours. Dans la “vision stratégique” qu’il a publiée (un exercice rare), le général Burkhard, chef d’état-major des armées (CEMA), explique qu’il s’agit désormais de “gagner la guerre avant la guerre”, le continuum “paix/crise/guerre” n’étant plus pertinent. Au cœur de cette révision est la notion de relativité associée à la temporalité des hostilités. Ceci établit une nouvelle grammaire de la guerre, dont il donne les clés. Hobbes notait déjà dans le Léviathan que ” la guerre existe aussi longtemps que la volonté de combattre est suffisamment avérée”. Cela nous invite à revisiter la délimitation juridique qui régit le droit international, qui découle du traité de Westphalie, à savoir la légitimité d’une autorité politique à déclarer la guerre et à signer la paix. Hobbes ajoute que la pertinence et l’actualité d’une guerre résident également “dans une disposition reconnue à combattre aussi longtemps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire”. Cela invite alors à réintégrer de deux aspects souvent absents de l’équation militaire : les dimensions économique et psychologique du conflit.
Le général Burkhard conclut qu’il est nécessaire de “préparer notre stratégie militaire stratégie à la lumière de trois notions : la compétition, qui est devenue le mode normal d’expression de la puissance dans de nombreux domaines (économique, militaire, diplomatique, juridique, culturel, etc, culturel, etc.), la contestation, qui remet en cause les règles communément admises pour chercher à imposer un fait accompli, et la confrontation”. Compte tenu du désordre mondial actuel, “Deux acteurs peuvent ainsi se trouver à la fois en compétition dans un domaine et en contestation dans un autre. Ils peuvent aussi être en contestation uniquement dans une zone géographique donnée et en concurrence dans le reste du monde.”
Les armées françaises doivent donc “contribuer à la connaissance des capacités et des intentions des différents concurrents et proposer en permanence des options militaires pertinentes au décideur politique, contribuer à lever les incertitudes et empêcher la mise devant le fait accompli, et détecter les signaux faibles qui permettent d’anticiper le passage à la confrontation”. Étant donné que cette compétition se déroule dans un nombre croissant d’environnements et de champs de conflits, propices aux stratégies hybrides et de contournement, qui combinent des modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, réguliers et irréguliers, souvent difficiles à attribuer, mais toujours conçus pour rester en deçà du seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert, “les forces françaises doivent donc être en mesure de les contrer en apprenant à les maîtriser, dans le respect des principes qui fondent notre action”. Cela implique de renforcer les capacités de renseignement et d’analyse et d’élargir le spectre des capacités. Le tout en prenant en compte l’hypothèse d’un engagement de ” haute intensité “. Les forces armées ” contribuent à l’exercice des responsabilités et à l’ambition de la France d’être une puissance équilibrée, tout en étant capables de conduire des opérations en coalition, participent activement à la stratégie nationale de puissance dès le stade de la compétition, où se confrontent déjà les intérêts des différents acteurs, notamment par le biais de stratégies indirectes ou hybrides, et offrir au pouvoir politique une très large éventail d’options militaires combinant des effets maîtrisés dans tous les environnements et domaines de confrontation, avec une attention particulière à l’action dans les espaces exo-atmosphérique et cybernétique et dans le domaine de l’information, afin d’influencer la détermination de nos adversaires en imposant des rapports de force favorables”. Cependant, pour le général Burkhard, cette redéfinition implique également une refonte : “Les forces armées françaises doivent être organisées de manière à pouvoir faire face […] à la surprise stratégique, tout en étant résilientes au-delà des seules postures permanentes de dissuasion nucléaire, de sécurité et de protection, et capables en permanence de répondre à toute situation qui menacerait la France et ses intérêts, le cas échéant dans une confrontation de haute intensité”.
En définitive, le triptyque emprunté au général Poirier dans La Crise des fondements doit être replacé dans son contexte stratégique, celui de la guerre froide. Or, Poirier lui-même a montré l’utilité relative de la bombe atomique : elle ne peut réduire qu’un seul type de menace, l’invasion du territoire national, mais ne peut pas écraser une attaque financière délocalisée ou le terrorisme.
Désormais, le fort est confronté au fort, le faible au fort et le fort au fou.
La stratégie Burkhard n’oublie pas les effets dans les domaines immatériels. Elle veut intégrer deux aspects largement oubliés : la coopération et la coexistence. Il s’agit de phases complémentaires et indispensables de la réflexion stratégique, qui doivent être imbriquées en raison de leur chevauchement : la coopération et la coexistence. C’est la question essentielle que pose la stratégie du général Burkhard : comment éviter la confrontation ? La montée aux extrêmes ? La guerre paroxystique ?
Dans le contexte géostratégique de la guerre froide, les notions de défense des frontières terrestres et d’actions terrestres de grignotage s’étendaient dans les profondeurs de l’espace géophysique, bien au-delà de la frontière politique. Néanmoins, “la frontière pratique française” était délimitée par le “rideau de fer”. Cette frontière pratique était la véritable frontière militaire. En fin de compte, il y a eu une extension de la notion de frontière physique en raison d’actions à but limité au-delà de la frontière théorique de la France.
Sur un plan strictement terrestre, cette stratégie entraîne un changement de paradigme dans la compréhension de la notion de frontière. Concomitamment à la violence, il y a un transfert de la dimension physique à la dimension psychologique. C’est pourquoi, dès le temps de la soi-disant “paix”, la pensée stratégique doit appréhender les voies détournées, encore appelées périphériques ou hybrides, d’une guerre future dont les formes préliminaires sont économiques, idéologiques, subversives, clandestines et indirectes. Dans cette phase paradoxale et périlleuse de la “guerre sous le seuil”, les armées françaises disposent de chefs, de personnels, d’une doctrine et de matériels autour desquels elles entretiennent leur préparation opérationnelle – qu’elles n’ont pas encore le droit ou le besoin d’utiliser. “Éviter la confrontation” signifie alors prendre le dessus en gagnant la bataille intellectuelle. Cette bataille consiste à définir le seuil d’agressivité, c’est-à-dire l’analyse d’une situation de manière autonome et permanente, dont le dilemme est de réagir trop tôt et trop fort, au risque de rendre l’escalade inévitable, et à réagir trop tard et trop faiblement, au risque d’être exposé. La stratégie de Burkhard aborde ces deux problèmes.
SI VIS PACEM …
La guerre, de par sa nature historique, combine intrinsèquement deux dimensions du temps de manière variable : la répétition et l’innovation. Face à ces deux logiques contraignantes, l’État stratège enregistre des retards et des accélérations. La guerre reste liée à une itération variable entre répétition et singularité. Nous donnons-nous aujourd’hui les moyens que la singularité du moment exige ?
Sauvé de l’aveuglement des comptables du Trésor par l’équipe résolue de Jean Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, les armées françaises seront-elles en mesure de mettre en œuvre une telle stratégie d’adaptation à la nouvelle situation après les épisodes difficiles de l’Afghanistan et le retrait forcé du Mali ? En tout cas, après la démission du général de Villiers, qui occupait le même poste de chef d’état-major des armées, la lucidité de la vision du général Burkhard permet de croire à un véritable bond en avant. C’est précisément ce qu’exige le nouveau désordre mondial entériné par la guerre en Ukraine.
Mais cette vision nouvelle, cet effort budgétaire, suffiront-ils à rattraper le temps stratégique perdu ? Car désormais, il faut aussi réapprendre à gagner la guerre pendant la guerre. Telle est la nouvelle tâche stratégique à accomplir. Elle confronte la temporalité spécifique de la guerre.
L’acte stratégique que le général Burkhard qualifie de “conflit dur” et de “haute intensité” doit redéfinir notre rapport au temps. La notion de “haute intensité” ou ” hypothèse d’engagement majeur ” implique de développer une culture de la vitesse. En effet, les flux d’informations disponibles pour approcher le phénomène de la guerre se combinent d’une manière nouvelle et selon des perspectives variées. Cette culture doit déboucher sur le concept de vitesse de commandement. Et ceci, non sans garder à l’esprit que le temps long, comme le temps lent, sont aussi des armes.
Hier, avant une guerre “conventionnelle”, les armées avaient un temps d’alerte, c’est-à-dire une période relativement longue avant de s’engager dans le combat (Temps d’alerte = T décision + T préparation + T formation + T déploiement). Pour la Première Guerre mondiale, on peut estimer un temps d’alerte de quatre ans. Pour la Seconde, environ dix mois – c’est la “drôle de guerre”. En 1990, lors de la guerre du Golfe ou en 1999, lors de l’intervention au Kosovo, il a été réduit à six mois. Le temps d’alerte dépend de la menace, de l’ennemi. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le massacre de Beslan, le conflit en Syrie, l’annexion de la Crimée, le massacre du Bataclan, ou l’offensive de l’Azerbaïdjan et de la Turquie dans le Haut-Karabakh, le temps d’alerte est désormais quasi nul. Demain, les armées françaises auront peu ou pas de temps pour réagir. Les moyens mis à leur disposition ou non détermineront la préservation de notre indépendance et de de notre État de droit.
UNE RAISON D’ESPÉRER
Il était une fois une grande puissance militaire confrontée à une guérilla. Alors que tout indiquait un déséquilibre des forces en faveur de l’armée régulière, les guérilleros ont gagné. Et cela s’est produite de nombreuses fois : tour à tour, et parmi d’autres, Indochine, Algérie, Vietnam, Afghanistan, etc.
En accélérant le sentiment d’unité nationale au sein d’un nouveau pays résistant, l’Ukraine, en favorisant l’apparition d’une nouvelle figure héroïque, le “serviteur du peuple” Volodymyr Zelensky, la Russie de Vladimir Poutine vient peut-être de créer un nouvel Afghanistan. Imaginés au Kremlin comme des libérateurs applaudis dans les rues des villes ukrainiennes, les soldats russes se découvrent comme des envahisseurs détestés. Moscou réussira peut-être son Anschluss à Kiev. Mais la victoire militaire, plus difficile à obtenir que prévu, se fera au prix d’un désastre moral dans le monde slave et d’un désaveu sans précédent pour le Kremlin. Le désordre mondial ne s’arrêtera pas. Pas plus que le renouveau virulent des empires. Les prochains conflits sont annoncés publiquement. Les intentions ne sont pas cachées. Il reste peu de temps à la France et à l’Europe pour décider de l’avenir qu’elles veulent construire. La guerre en Ukraine n’est qu’un début. Dans le chaos de l’invasion russe, c’est la renaissance violente des empires qu’il convient de prendre en compte.
Pour sauver la paix qui s’en va et éviter la guerre qui vient. Pour être vigilant, résilient et résistant.
Par : Alain BAUER
Source : International Journal on Criminology
Mots-clefs : Guerre, Ukraine