Cet article du Professeur Alain Bauer analyse la réponse de la société française au défi de la crise sanitaire. Reconsidérant les événements et les comportements individuels et collectifs dans une perspective historique, il diagnostique un manque de pensée stratégique et d’anticipation. L’instabilité et l’incertitude multifactorielles conjuguées à l’amnésie collective face à la gestion de crise sanitaire auraient ainsi engendré une crise totale que seules la prospective et l’analyse stratégique pourraient démêler.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM. Les références originales de cet article sont : « Faire face aux crises totales » par Alain Bauer, à paraitre prochainement dans l’International Journal on Criminology.
En matière criminelle, terroriste, de gestion des crises, ce qui semble nouveau est le plus souvent ce qui a été oublié.
Il est souvent de bon ton de se moquer des prévisionnistes et de leurs erreurs. Ou des « prophètes de malheur ». Puis de les montrer du doigt lorsqu’ils ne « voient » pas un événement dramatique. Les Cassandre et autres pythies sont alors plus ou moins ridiculisés par toutes celles et tous ceux qui font profession de l’analyse rétrospective, bien moins dangereuse pour les réputations.
Mythologiquement, Cassandre est la fille de Priam (roi de Troie) et d’Hécube. Elle reçut d’Apollon le don de prédire l’avenir, mais elle se refusa à lui, et le dieu décréta que personne ne croirait à ses prédictions. Ce qui ne les empêchait pas d’être justes.
Après chaque catastrophe ou tragédie, une commission d’enquête analyse les raisons du drame. Et commence généralement son rapport par la liste de tous les indices qui auraient dû provoquer l’intérêt des Etats ou des responsables du secteur concerné.
Au beau risque donc de se tromper, il appartient malgré tout aux chercheurs de continuer à élaborer des dispositifs permettant d’anticiper les crises et les menaces, mais surtout de les gérer. On peut aussi manager les crises et les outils de l’assurance peuvent révéler leur utilité, dès lors que les processus actuariels laisse de l’espace à la pensée libre.
Depuis la fin de la Guerre froide, le terrorisme et le crime organisé ont connu une mutation, une mondialisation, et des hybridations telles qu’ils débordent largement du cadre statique et rétrospectif où ils s’étudiaient hier.
Désormais irriguée par le concept de « sécurité globale », une nouvelle pensée stratégique se doit d’intégrer défense nationale, sécurité publique, protection des entreprises ou sécurité environnementale. On y ajoutera sans danger d’être contredit la dimension sanitaire.
En Europe, aux États Unis, en Russie, en Chine, en Inde, l’urgence de la reconstruction d’une pensée stratégique permettant de concevoir les contenus et les missions, de moderniser les structures de sécurité et de défense des Etats est devenue encore plus pressante. Le retour à une paix « chaude », d’opérations de déstabilisation notamment sur les réseaux sociaux mais aussi sous forme de menaces, d’empoisonnements, d’enlèvements ou d’assassinats, imposent peu à peu de se réveiller d’une sieste stratégique marquée par les illusions de l’après chute du mur de Berlin.
Aujourd’hui, la plupart des États démocratiques ne disposent plus d’une pensée stratégique structurée et active malgré des potentiels considérables. Pourtant, les évolutions récentes montrent que les concepts ne peuvent rester figés face aux évolutions des menaces et à leur interpénétration. Assurer la défense et la sécurité des États nécessite de percevoir puis de comprendre les dangers et les risques.
Or, les administrations centrales ou fédérales sont quasiment dépourvues des outils nécessaires permettant d’appréhender, d’analyser et de traiter tout ce que l’on entend aujourd’hui par « sécurité globale ». Marquées par un esprit d’analyse rétroactive, elles sont plus en capacité de réagir à la guerre d’avant que d’anticiper la prochaine.
On passe assez rapidement du syndrome d’Azincourt au désastre de la ligne Maginot. Pourtant, on ne manque pas d’esprits brillants mais isolés, corsetés dans un environnement qui ralentit au mieux et enlise au pire, l’innovation.
Par effet de conséquence, on passe de plus en plus souvent du mode sceptique au mode panique.
La crise de 2020/2021, qui suit d’une décennie à peine la répétition générale de 2010 (H1N1) et d’un siècle sa genèse de 1918 (Grippe du Kansas dite « espagnole ») a permis d’en percevoir les contours et les enjeux.
Clausewitz avait imaginé une guerre totale d’anéantissement, attribuée de manière erronée aux concepts stratégiques napoléoniens, avant de corriger son erreur. Mais l’expression est restée. Durant les deux Guerres mondiales, des pays neutres ou non alignés avaient échappé au conflit, collaboré sans être occupé, joué double ou triple jeu. Les crises économiques en 1929 ou en 2008 avaient eu des conséquences très diverses et s’étaient « limitées » à leur aspect monétaire et financier.
Mais voici une crise sanitaire de grande ampleur, comparable à celle de 1918, dont les effets dans la mémoire collective se sont noyés dans les conséquences de la Grande Guerre, même si la grippe « espagnole » (en fait originaire du Kansas semble-t-il) fit plus de morts que le conflit armé lui-même.
Cette crise est, à la fois et en même temps, une crise de l’offre et de la demande, touchant une économie plus mondialisée que jamais et parfaitement amnésique des épisodes pandémiques précédents, même récents. Elle pose clairement le risque d’une récession dangereuse à tous points de vue.
Krisis, le socle grec du mot crise, n’est pas seulement un terme sanitaire. Son étymologie ramène à distinguer, choisir, séparer ou décider. Juger pour simplifier. C’est le latin qui le transposera dans le domaine médical. Ce mot semble avoir été inventé pour permettre d’analyser sa relation avec la pandémie comme avec l’État qui devait la combattre.
Le lien entre l’État et la Nation en France est tout particulier. Si dans la plupart des pays du monde c’est la Nation qui a créé l’État, en France l’inverse semble bien plus vraisemblable. Notre histoire est riche de ces grands dirigeants politiques et de leurs Maires du Palais, Missi Dominici, Commissaires Impériaux, Préfets, qui ont structuré un État central puissant et dominant
Conscients du risque de désintégration d’un pays divers, parlant des langues différentes, respectant des traditions et pratiquant des cultes très divers, des dirigeants au sens politique affirmé et des administrateurs de génie se sont alliés. Ils ont patiemment constitué un État qu’on appelle aujourd’hui « profond ».
Hélas, ce maléfique fantôme caché qui bloquerait toute évolution ou réforme, n’est plus. Il est structurellement enterré dans une gangue bureaucratique et comptable, qu’il a patiemment aidé à construire et qui l’a littéralement submergé. Il semble aujourd’hui en réanimation.
Jusqu’à présent, à chaque crise majeure, sortait miraculeusement du peuple ou de l’élite, un sauveur ou une icône : Charlemagne, Louis XI, Jeanne d’Arc, Henri IV, Bonaparte, … La déficience du politique était sauvée par le génie du militaire (De Gaulle), Sully, Colbert ou Pompidou s’occupant des aspects économiques, financiers ou industriels. Chacun rajoutera à cette liste ses héros ou héroïnes préférés.
La crise de la COVID-19, aura constitué le révélateur funèbre de cette situation. Pendant que médecins et politiques passaient lentement du mode sceptique au mode panique, révélant dix ans de démantèlement de l’hôpital public, les médias, désorientés et bousculés par l’ampleur d’un évènement pourtant récurrent dans l’histoire du monde, englués dans l’instant, perturbés par l’absence de consensus dans le petit monde des experts médiatiques, contribuaient largement à la diffusion du péché originel de cette crise : le mensonge par ignorance et par omission.
Sur les masques, les tests, les transferts à grand spectacle, l’ignorance coupable des capacités du secteur privé hospitalier et surtout des laboratoires, rien n’aura été épargné à la ridiculisation de la communication politique.
Pourtant, jusqu’à 2012, la France disposait d’un tout à fait remarquable outil de prévention des pandémies (l’EPRUS), d’un stock de masques permettant de sauver des vies sans fermer le pays, et des responsables politiques qui avaient parfaitement fait leur travail d’enquête, de préparation et d’information, parlementaires, députés et sénateurs, experts scientifiques, administrateurs publics, gouvernants du Président aux Ministres concernés. Hélas, d’autres depuis, curieusement aidés par l’atonie des administrations de tutelle ont mis dix ans à déconstruire avec détermination ce qui aurait pu sans doute éviter cette crise majeure et qui a par ailleurs a été copié avec succès par des États qui ont décidé l’option « zéro Covid » plutôt que de vivre avec.
C’était pourtant l’honneur des grands commis de l’État que d’imposer à des politiques jugés comme frivoles et passagers le sens d’une continuité nécessaire. Grands programmes industriels, création de champions nationaux, sens de l’avenir, … Pendant longtemps, nos dirigeants ont investi dans un avenir qui s’appelait Ariane, Airbus, Renault-Nissan, Sanofi, Veolia, Total, ….
Mais le secteur industriel a été largement sacrifié à la mondialisation, des géants se sont délocalisés, les privatisations des années 80, l’appât des stocks options, les relations souvent incestueuses qui s’est lentement mais fortement instaurée avec des fonds d’investissement déracinés, ont changé la nature du capitalisme patrimonial et de long terme pour le transformer en pur outil spéculatif en haute fréquence.
La ‘Sainte Alliance’ entre l’État et le Capital, qui avait renforcé le pays, a été sérieusement handicapée par cette concurrence d’allégeances.
Pire même, alors que les structures de formations, notamment académiques, continuaient de produire des cerveaux qui ont pour beaucoup réussi à développer des start up ou pris la tête d’entreprises qui ont réussi à développer des vaccins performants dans des délais rapides, ce ne fut pas le cas du champion national.
La crise sanitaire a donc révélé un État désemparé, encalminé, immobilisé. Et paradoxalement incapable de rétablir la confiance en matière de communication, outil qui en général survit quand tout le reste semble perdu. Faute d’avoir assumé leur propre rédemption, à une rare exception près, sur la question des déclarations hasardeuses sur l’utilité des masques, politiques mais aussi invités permanents de plateaux des chaînes d’information en continu, ont créé et diffusé une crise de la vérité qui n’atteignait que le monde politique et médiatique, et qui s’est également répandu sur l’espace scientifique, posant un problème crucial de durabilité institutionnelle et de confiance sociale.
En 1919, Jacques Bainville prévoyait les crises à venir en indiquant dans « Les conséquences politiques de la Paix », ce que seraient les effets des accords signés.
En 1946, de manière posthume, « L’étrange défaite » de Marc Bloch, signait l’autopsie d’un désastre méthodiquement construit. Il suffirait presque de remplacer « militaire » par « sanitaire » pour republier cet ouvrage en 2022 afin d’analyser méthodiquement la gestion erratique de cette crise de la COVID.
Michel Rocard expliquait très justement que l’État n’était pas fait pour produire, mais pour contrôler. Les gouvernements successifs ont ensuite maladroitement essayé de s’occuper surtout du secteur productif et oublié leurs obligations réglementaires essentielles avant de se noyer dans l’accessoire.
L’État n’a pas su gérer la crise, mais le système D de la Nation a permis d’y survivre.
Pourtant, il reste partout des fonctionnaires, des entrepreneurs, des élus, qui ont cette capacité de rétablir un État plus fécond que profond, dans la démocratie et la solidarité, l’ordre et la fraternité. Dans l’adversité, le génie national se révèle plus souvent dans la contrainte et sous la pression que dans l’administration de discours préventifs mais inaudibles.
On trouve désormais des formations en matière d’antiterrorisme, d’analyse du renseignement, effet réactif des attentats revendiqués ou assumés par l’État Islamique (inopportunément appelé Daech en France). La dimension des Nouveaux Risques a été anticipée, notamment par un assureur, Allianz, celle des souverainetés industrielles et alimentaires, des enjeux de maîtrise des découvertes en R&D réactivées. La souveraineté est de retour.
Dans un monde chaotique et fragmenté, une nation souveraine – et voulant le rester – ne peut en effet se borner au rétrospectif. Elle ne peut compter sur les précédents, us et coutumes, règles et protocoles, pour simplement riposter. Réagir, c’est déjà être en retard.
Constamment, une nation, une entreprise stratège, doit pouvoir prévoir, anticiper, devancer, éviter, prévenir ; cette obligation nouvelle d’agilité exige que cette nation dans ses composantes (l’Etat mais aussi le monde de la recherche, l’économie) soit avertie à temps de ce qui l’avantage ou à l’inverse, la menace réellement.
La libéralisation commerciale et financière, l’innovation technologique et le développement des communications fabriquent des interdépendances et constituent une géographie nouvelle de territoires réels et virtuels organisés autour de mégalopoles, de clusters, de communautés à la fois infra et multinationales. Mais dans le même temps, ils fabriquent aussi des exclus pour qui la mondialisation accroîtrait leur dépossession et leur impuissance.
Ces décalages sont porteurs de dangers : émeutes de la faim, migrations économiques, instabilités politiques, conflits locaux pour le partage des ressources, revendications identitaires ou religieuses et surtout développement incontrôlable d’une véritable économie criminelle. Ainsi en entrecroisant les intérêts à distance et en limitant les tensions au niveau mondial, la globalisation a pu les renforcer à d’autres niveaux.
Les nouvelles tensions géostratégiques, les effets du dégel et l’apparition de nouveaux acteurs/anciens Empires, la revanche/vengeance des frontières, des nations/tribus, des Religions, nous renvoie vers un passé décomposé que nous avions voulu oublier comme s’il n’avait jamais existé. Nos amnésies nous nuisent bien plus que nos aveuglements.
Le crime lui-même est devenu un acteur principal, un opérateur économique et militaire, un danger pour les Etats et les démocraties. Il fonctionne comme un modèle de l’entreprise libérale avancée. Intégration verticale et horizontale, développement des zones de chalandise, nouveaux produits, investissements dans la recherche/développement, incentive pour le personnel. Seule la gestion de la concurrence semble un peu plus définitive qu’ailleurs…
Et son utilisation du monde virtuel, agent autant mercenaire pour des États que s’occupant essentiellement de ses intérêts propres, rend le crime organisé encore plus transnational sans s’occuper du passage des frontières ou de la remise des rançons.
Mais une escalade militaire non contrôlée à partir d’un conflit local, la recherche dans une aventure extérieure d’un dérivatif à des tensions internes, la perception exacte ou fausse d’un avantage technologique décisif, une cyberattaque sous faux pavillon, pourraient ensemble ou séparément aboutir à des déflagrations majeures.
Ces risques déterminent un environnement périlleux, un champ des dangers plausibles à parcourir et scruter, dans un esprit de détection et d’anticipation.
Loin de tout angoissant alarmisme, ces risques sont le réel quotidien d’un pays moderne, technologiquement complexe, chaîne aux maillons toujours plus nombreux tenant chacun à l’autre, immergé dans un monde en réseaux, dépendant par essence de la qualité et de l’efficacité de ceux-ci.
Le processus de réflexion est quasiment clinique : Diagnostic (l’étape la moins travaillée à ce jour), pronostic, thérapeutique. Il s’agit là effectivement d’un véritable travail de Cassandre. Les analystes du futur s’étonneront longtemps de notre difficulté à anticiper des crises pourtant écrites, des drames pourtant annoncés, des attentats pourtant proclamés.
Ceux qui n’avaient pas voulu lire Mein Kampf, ceux qui n’ont pas traduit la Déclaration de Guerre à l’Amérique, ceux qui n’ont pas voulu lire la propagande terroriste, ceux qui n’ont pas analysé le risque d’un cyberespace sans code de la route, peuvent toujours s’étonner des évènements. Mais rares sont ceux qu’on ne pouvait pas prévoir.
Comme le rappelait le maître des criminologues, Sherlock Holmes : « Une fois l’impossible supprimé, ce qui reste, même invraisemblable, doit être la vérité ».
Par : Alain BAUER
Source : ESD-CNAM