Comment l’organisation terroriste Etat islamique a-t-elle profité du vide sécuritaire pour renforcer sa présence dans la région afghane du Khorasan ? Quelles relations entretiennent l’EI et les Talibans depuis leur prise du pouvoir à Kaboul ? L’article nous éclaire sur la situation politique complexe de l’Afghanistan.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : « L’État islamique au Khorasan : une capacité de nuisance en Afghanistan et au-delà », par Carole André-Dessornes, issu du site de la Fondation pour la Recherche Stratégique. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la FRS.
L’échec du « nation building » en Afghanistan. L’arrivée au pouvoir des Talibans et la proclamation de l’Emirat islamique d’Afghanistan ne signifient pas la fin de la violence et de l’instabilité pour les Afghans, bien au contraire. Les récents attentats vont malheureusement dans ce sens. La situation économique et la crise humanitaire qui frappent déjà le pays ne manqueront pas de nourrir les velléités de conquête de l’EI-K, filiale de Daech au Khorasan, et de représenter une opportunité supplémentaire pour lui d’étendre son influence dans le Khorasan[1].
Le pouvoir officiel Taliban voit dans l’EI-K un adversaire menaçant son hégémonie dans le pays et contrariant de fait ses objectifs dits « nationalistes »[2]. Les deux acteurs se livrent un combat acharné. Cependant, malgré ces rivalités, le retour des Talibans[3] aux commandes du pays est présenté comme le symbole d’une victoire par les groupes jihadistes, parmi lesquels Al-Qaïda et l’Etat islamique. Il est important de rappeler que l’implantation de Daech en Afghanistan ne s’est pas faite du jour au lendemain : loin d’être la conséquence directe du retour des Talibans au pouvoir en août 2021, cet ancrage a été progressif et a connu une nette accélération depuis 2020, en particulier après les négociations lancées par Donald Trump avec la délégation Talibane au Qatar et, surtout, le pré-accord signé à Doha le 29 février 2020.
Il est de plus en plus évident que cet acteur, au grand dam d’une partie des Talibans (en particulier les autorités en place), joue un rôle moteur dans la montée de l’insécurité dans le pays et plus largement dans la région. Cela ne va pas manquer de contrarier les projets de la vieille garde au pouvoir. Cette présence de Daech met également à jour les divisions profondes qui traversent le mouvement Taliban, qui est loin de former un tout homogène.
L’Etat islamique au Khorasan, une présence de longue date sur le terrain afghan
Retour aux origines de la branche afghane de Daech
Depuis 2009, on déplore une augmentation sans précédent du nombre de morts et de blessés dans le pays. L’aggravation de la situation est encore plus nette à partir de 2014 et ceci n’est pas un hasard : la branche afghane de Daech a fait son apparition cette même année, avec l’aide de militants envoyés depuis la Syrie et l’Irak par Abou Bakr al-Baghdadi.
Début juillet 2014, quelques jours après la proclamation du Califat par ce dernier, deux figures locales annonçaient leur allégeance à l’EI : Abdul Qahir Khorasani (né à Kunar) et Abdul Rahim Muslim Dost (né à Nangarhâr), tous deux salafistes jihadistes[4]) partageant la même perception des minorités chiites et de tous ceux qualifiés d’apostats. Muslim Dost aurait fait partie du front salafiste des Moudjahidines, sous la direction de Mawlawi Jamil-Um-Rahman à Kunar, durant laguerre contre l’occupant soviétique dans les années 1980. Il a fini ensuite par rejoindre les Talibans pakistanais. Fin 2001, détenu au Pakistan, il est envoyé avec son frère à Guantanamo pendant quatre ans et est finalement libéré en 2005 (les Américains voient en lui un propa- gandiste davantage qu’un combattant). Cet emprisonnement a encouragé chez lui une vision plus « internationaliste » de la lutte. Peu apprécié des Talibans afghans, il recrute les réfugiés afghans au Pakistan et les envoie notamment près de Peshawar pour partir combattre aux côtés de Daech en Irak et en Syrie. Pour sa part, Khorasani est un érudit salafi-jihadiste sensiblement plus radical. Ses livres et fatwas considèrent les Etats musulmans comme apostats (murtad) et tous ceux qui travaillent avec eux comme des cibles légitimes. Ses écrits, vidéos et audios sont publiés en ligne en pachto, arabe, ourdou et dari, par sa propre agence de production médiatique, Abtal ul-islam, active depuis 2012. Sa déclaration d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi a été mise en ligne sous forme vidéo le 4 juillet 2014 [5]. La déclaration d’allégeance de Muslim Dost, quant à elle, a été publiée en arabe [6]. On peut ajouter un troisième comparse, qui fit allégeance au même moment : Sa’ad Emarati du Logar, ancien commandant Taliban.
Si les premières actions violentes menées par l’EI-K en Afghanistan ne paraissent pas porter atteinte aux projets des fondamentalistes Talibans, le temps va devenir un allié de poids pour cette nouvelle filiale.
La stratégie du pas à pas de l’EI
A partir de fin juillet 2014, CD et tracts sont diffusés dans des mosquées à l’ouest de Kaboul, à proximité d’un bazar, ainsi qu’à Jalalabad (à l’est de l’Afghanistan, capitale du Nangarhâr). Ces tracts, appelant à rejoindre l’EI, ont été également distribués par d’anciens Talibans pakistanais dans les camps de réfugiés afghans et à Peshawar même. Ce procédé n’est pas nouveau : le réseau Haqqani, le Hezb-e-Islami, pour ne citer qu’eux, ont procédé de la même manière, ce bien avant l’EI-K.
Dès le 2 septembre 2014, John Simpson, rédacteur en chef des affaires internationales à BBC News, informait sur des combattants afghans susceptibles de rejoindre l’EI[7]. Ce fut confirmé en janvier 2015, des dissidents dirigés par des commandants Talibans, quelque peu désenchantés, ayant décidé de rejoindre l’EI. Bon nombre de sympathisants ont été enrôlés dans des camps de réfugiés au Pakistan. En Afghanistan, les zones privilégiées de recrutement sont essentiellement implantées dans les provinces orientales du nord-est de Nangarhâr (plus précisément le district d’Achin) et de Kunar (le district de Manogay), toutes deux frontalières du Pakistan. L’organisation a petit à petit étendu son influence dans le nord et l’est du pays.
Un autre élément ne doit pas être ignoré dans la montée en puissance de cette franchise : il s’agit de la succession d’Abou Bakr al-Baghdadi, mort au cours d’un raid américain en octobre 2019. Amir Mohammed Saïd al-Mawla, alias Abou Omar al-Turkmani dit Abou Ibrahim al- Hashimi al-Qurayshi[8], est désigné comme successeur d’Abou Bakr al-Baghdadi. Né dans la ville irakienne de Tal Afar, enclave turkmène (ville du nord-ouest de l’Irak, située dans la province de Ninive, 70 km à l’ouest de Mossoul), il a été incarcéré en 2008 dans la prison américaine de Bucca, là même où al-Baghdadi avait été détenu quatre ans auparavant. L’accession d’un chef turkmène à la tête de Daech rompt avec plus de trois décennies de direction « traditionnellement arabe » de groupuscules jihadistes à vocation internationale. Reste à savoir qui sera désigné à la tête du groupe après la mort d’Abou Ibrahim al-Hashimi al-Qurayshi, au cours du raid mené par les forces spéciales américaines le 3 février 2022 dans la province d’Idlib (il se donnera la mort en actionnant une bombe, tuant aussi sa famille).
Une chose est sûre : les filiales paraissent dorénavant bien plus porteuses pour l’EI, notamment l’Afghanistan. La marginalisation des « provinces » arabes après la chute du Califat a mis en valeur cette zone, devenue un territoire de repli pour des membres en provenance de Syrie et d’Irak, et l’effondrement de Kaboul a offert une opportunité inespérée à l’EI de se refaire une santé. La Wilaya du Khorasan, malgré les offensives menées pour venir à bout de l’organisation terroriste, est à ce jour l’une des plus puissantes franchises de Daech, qui a maintenu des relations assez fortes avec les dirigeants en Irak et en Syrie.
Résurgence de l’EI-K à partir de 2020
La mobilisation des Talibans contre l’EI-K, qui, à partir de fin 2016, met à mal leur monopole de l’insurrection, a été assez rapide. Traqués à la fois par ces derniers, les forces afghanes et les services de renseignement américains, les jihadistes de l’EI-K ont multiplié les attaques. Mais du côté des Talibans on observe une certaine ambivalence. Lors de leur arrivée au pouvoir, la plupart des prisonniers de l’EI-K ont été libérés ou ont pu s’enfuir des prisons.
Une capacité renouvelée à mener des actions violentes
Affaiblis à partir de 2017 par les coups portés par les Talibans et la coalition, les combattants de Daech n’en demeurent pas moins capables de conduire des opérations meurtrières : par exemple, le 31 juillet 2017, une action terroriste a été menée contre l’ambassade irakienne à Kaboul. Le groupe semblait en proie à une lente agonie jusqu’à fin 2019, ayant perdu un grand nombre de ses combattants, et d’autres s’étant rendus aux autorités régionales après une opération conjointe de l’armée régulière et des Talibans. C’était sans compter sur ses capacités à rebondir.
Cette branche a, clairement depuis 2020, de plus en plus recours au terrorisme urbain comme moyen de réaffirmer sa présence. Si les Hazaras – déjà dans la ligne de mire des Talibans et d’Al- Qaïda –, sans oublier les autres minorités confessionnelles, ont été les victimes privilégiées de ces assauts, il n’en demeure pas moins qu’à l’heure actuelle, la majorité des opérations visent les forces de sécurité, les soldats de l’ex-armée nationale, les civils, y compris les imams et les Talibans eux-mêmes.
Au début de 2020, l’Etat islamique lance une vaste campagne d’attaques urbaines. Le 12 mai, l’unité de maternité à l’ouest de Kaboul, où se trouvent les Hazaras, est touchée de plein fouet, tuant des mères et des nouveau-nés. A cela il faut ajouter l’explosion d’un kamikaze lors des funérailles d’un commandant de police dans la province de Nangarhâr, devenue l’un des bastions de Daech. Entre avril 2019 et mars 2020, il y aurait eu pas moins de 572 attaques.
De nombreuses offensives sont conduites en réaction à l’interpellation de Mawlawi Zia Ul-Haq dit Abou Omar al-Khorasani (chef de file de Daech en Asie du Sud[9]) et la capture en avril 2020 d’Aslam Farooqi (commandant de Daech en Afghanistan) lors d’un raid près de Kandahar (au sud du pays). Le pays s’enfonce dans un cycle de violences incontrôlable, allongeant la liste des cibles de l’EI-K : le 2 août 2020 la prison de Jalalabad, le 2 novembre 2020 l’université de Kaboul, le 19 novembre 2020 l’aérodrome de Bagram ; le 21 novembre 2020 c’est au tour de la zone verte et du Palais présidentiel d’être touchés, etc. Une offensive a visé la base américaine de Camp Chapman[10], dans la province de Khost, le 27 octobre 2020 ; en décembre la même base a fait l’objet d’une autre attaque.
D’après la MANUA, entre le 1er janvier et le 30 septembre 2020, il y aurait eu 2 117 morts et
3 822 blessés parmi les civils dans les opérations, causés par l’EI-K, les Talibans et les ripostes des forces armées internationales ; l’EI-K serait à l’origine de la mort de 132 civils et aurait fait 260 blessés11. Mais il ne faut pas ignorer le rôle des Talibans, à l’origine de plus de 45 % des pertes civiles sur la même période[11]. Au cours des quatre premiers mois 2021, la MANUA a enregistré 77 attaques revendiquées et/ou attribuées à l’EI-K. Cette forte croissance correspond à une poussée similaire des offensives des Talibans au cours de la même période[12].
L’UNAMA/MANUA fait le dramatique constat que les attentats ciblant les écoles et les hôpitaux constituent l’une des six violations les plus graves portant atteinte aux enfants, sans oublier les femmes. En mai 2021, un attentat à la voiture piégée près d’une école de filles à Kaboul a fait une centaine de victimes. Les assauts répétés durant cette période ont été délibérément dirigés contre les civils, en particulier les travailleurs exerçant dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la justice, et plus largement tous ceux qui ont collaboré, de près ou de loin, avec le gouvernement américain et autres membres de la communauté internationale.
Selon ExTrac, l’EI-K serait responsable de 60 opérations terroristes revendiquées ou attribuées en 2020 et 334 entre janvier 2021 et novembre 2021, dont 78 entre le 18 septembre et le 19 novembre en 2021[13]. L’attentat du 26 août 2021 à l’aéroport de Kaboul, qui fit 183 morts, témoigne de la capacité de l’EI à frapper la capitale. Il y a bien là une volonté de rendre la vie difficile aux nouveaux dirigeants. Cette progression de l’EI ne doit pas occulter le fait que les relations entre tous ces groupes radicaux sont en réalité ambiguës.
Le réseau Haqqani, Al-Qaïda et l’EI-K : des relations troubles favorables à l’EI
De nouveau à la tête du pays, les Talibans, n’admettant toujours pas que ce nouveau bataillon d’insurgés prenne pied sur ce qu’ils considèrent comme leur espace d’affrontement, sont plus que jamais déterminés à éliminer ce concurrent, à tel point que le chef de la délégation Talibane s’est rendu à Moscou le 9 juillet dernier pour affirmer au ministre russe des Affaires étrangères l’intention des Talibans de tout faire pour empêcher l’EI-K de s’installer durablement enAfghanistan[14]. Cependant, et même si a priori nous sommes loin de leur complaisance avec Al- Qaïda découlant des attaches historiques qui les unissent, il semblerait que l’opposition à l’EI ne fasse pas l’unanimité chez tous les combattants Talibans.
Pour rappel, la « brigade 55 »[15] de jihadistes arabes a servi jusqu’à la chute du régime Taliban en novembre 2001 au sein des troupes de l’Emirat islamique, protégeant les responsables Talibans. Le réseau Haqqani[16], composante essentielle du mouvement Taliban, est toujours très lié à Al- Qaïda, ne serait-ce qu’à travers les alliances familiales. Jalaluddin Haqqani, fondateur du réseau, particulièrement présent et actif dans le sud-est de l’Afghanistan et antérieur à la création des Talibans, protégeait Ben Laden, ce bien avant sa rencontre avec le mollah Omar. Sirajuddin Haqqani, fils et successeur de Jalaluddin (mort de maladie en 2018), a été placé à la direction de la hiérarchie militaire des Talibans. Sa tête est depuis lors mise à prix du fait de ses liens avec Al- Qaïda[17]). Il est aujourd’hui ministre de l’Intérieur du gouvernement en place.
Les Talibans au pouvoir n’hésiteront pas à utiliser Al-Qaïda face à Daech. On ne doit cependant pas écarter la probabilité qu’ils fassent de l’EI un moyen de chantage sur la scène internationale afin d’obtenir l’aide indispensable pour sortir de l’impasse économique et humanitaire dans laquelle ils sont enlisés. Certaines rumeurs de collaboration tactique entre l’EI-K et le réseau Haqqani au niveau des commandements, via des liens personnels, circulent. Des attaques revendiquées par l’EI-K, dont celle conduite en mai 2020 dans une maternité de Kaboul gérée par Médecins sans frontières (précédemment mentionnée), auraient pu être orchestrées par le réseau Haqqani ou conjointement avant l’arrivée au pouvoir des Talibans. Toutefois rien ne permet pour le moment de le confirmer.
Les Talibans et l’EI-K sont officiellement ennemis. Malgré cela, la possibilité d’une collaboration locale, occasionnelle entre des éléments des deux belligérants ne peut être exclue. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils partagent la même vision, l’EI ayant son propre agenda.
Qui est aux commandes de l’EI-K ?
Comme souligné précédemment, dès 2017, et plus encore à partir de l’été 2018, l’Etat islamique au Khorasan a subi de nombreux revers militaires, dont le plus retentissant fut celui de Djozdjan, province du nord de l’Afghanistan, face aux Talibans et aux forces internationales[18]). Malgré tout, l’EI est resté actif en mettant en avant son idéologie basée sur le rejet de l’autre et, depuis septembre 2021, en misant sur le mécontentement de la base radicale afghane face à la politique des Talibans au pouvoir s’efforçant d’obtenir une reconnaissance internationale, ce qui va sans nul doute aggraver les dissensions et luttes internes au sein du mouvement Taliban[19].
L’Afghanistan est considéré par les dirigeants de l’EI-K comme une tête de pont essentielle pour l’extension de leur influence en Asie centrale et en Asie du Sud. Sur le plan régional, la stratégie de l’EI-K serait coordonnée par le bureau d’al-Sadiq, qui couvre la région du Khorasan en Asie centrale (à savoir Afghanistan et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale) et le Sud (Pakistan, Bangladesh, Inde, Maldives, Sri Lanka). Shahab al-Muhajir (alias Sanaullah Ghafari) a été nommé à la tête de l’EI-K en juin 2020 par un communiqué à la suite de la capture par les forces spéciales afghanes d’Aslam Farooqi. Avant d’être nommé émir de l’EI-K, al-Muhajir était planificateur en chef des missions importantes à Kaboul et autres zones urbaines. Avant son arrestation, Abou Omar al-Khorasani aurait été à la fois chef du bureau d’al-Sadiq et chef de l’EI- K. Les deux postes ont ensuite été séparés : al-Muhajir a été nommé pour diriger l’EI, alors que Sheikh Tamim s’est vu attribuer la charge du bureau al-Sadiq coordonnant la stratégie de l’EI dans la région. Il est probable qu’al-Mujahir ait été auparavant un commandant de haut niveau du réseau Haqqani – mais cela reste à confirmer. Autres figures incontournables : Mawlawi Rajab, le chef de l’EI-K dans la province de Kaboul et à l’origine des opérations menées dans la capitale, et Aziz Azam (dit Sultan Aziz), le porte-parole de l’EI. Depuis mai 2020, Shahab al- Muhajir s’attache à reconstruire les capacités du groupe en se concentrant sur les zones urbaines clés, à commencer par Kaboul[20].
Une emprise territoriale aux dépens du régime Taliban
La pression exercée par la coalition internationale sur Daech en Syrie et en Irak a poussé des membres à rejoindre l’EI-K. Parallèlement, on assiste à un flux géographique continu de combattants entre le Pakistan (FATA – Federally Administered Tribal Areas –, comprenant les zones tribales du Waziristân et la province du Baloutchistan administrées par le gouvernement fédéral du Pakistan, partageant une frontière avec l’Afghanistan) et la province de Kunar enAfghanistan, où ils sont principalement basés et qui compte au moins treize points de passage illégaux entre les deux pays. Cette zone, par sa géographie facilitant, entre autres choses, le trafic d’armes et le repli des insurgés, a déjà largement contribué au succès des Talibans.
Avant le retour des Talibans au pouvoir, l’EI-K était estimé à une base oscillant entre 1 500 et 2 000 combattants[21] dispersés initialement dans les provinces de Kunar et Nangarhâr, puis répartis en petites cellules à travers le pays. La difficulté à évaluer le nombre de ces jihadistes réside dans l’extrême mobilité au sein des groupes armés, certains membres passant aisément de l’un à l’autre. Le noyau dur de Kunar est composé de ressortissants afghans et pakistanais. Les Tadjiks et les Ouzbeks se situent quant à eux au Badakhshan (province frontalière du Tadjikistan, de la Chine, de l’Inde et du Pakistan), à Kunduz (province du nord de l’Afghanistan à la frontière du Tadjikistan) et à Sare-Pol (au nord-ouest de l’Afghanistan). Le danger réside dans le fait que l’EI-K, forcé de se décentraliser face aux raids menés par les Talibans, se compose de ces petites cellules dispersées à travers le pays[22]. L’une d’entre elles, de près de 450 personnes autour de Mazâr-e-Sharîf (la quatrième plus grande ville d’Afghanistan), aurait été démantelée fin août 2021, selon les dire des nouvelles autorités à Kaboul. L’EI-K a connu de profondes divergences internes entre les combattants d’Asie centrale et les leaders pakistanais mieux implantés. Ceci ne l’empêche pas de reconstituer ses rangs en recrutant et en formant de nouveaux adeptes rejetant tout dialogue des nouveaux maîtres de Kaboul avec les puissances étrangères.
Même si l’Etat islamique a subi des pertes territoriales dans les provinces de Kunar et de Nangarhâr en 2020, il demeure plus que jamais une menace. Le régime Taliban a déployé pas moins de 1 300 soldats supplémentaires dans la province de Nangarhâr en novembre 2021 afin de l’affaiblir[23]. Cette campagne de raids conduite par la Direction générale du renseignement (GDI) des Talibans, a été intensifiée les 30 novembre et 3 décembre derniers[24] sans résultats réellement probants. Venir à bout de l’EI semble être un but bien difficile à atteindre en l’état actuel des choses.
L’autorité du gouvernement Taliban mise à rude épreuve
Les attaques à l’aide d’engins explosifs improvisés visent les patrouilles isolées ou/et des responsables. La riposte des Talibans, en tuant les individus soupçonnés d’être affiliés à l’EI-K sans suivre les procédures établies par eux-mêmes, va au contraire accélérer le recrutement, y compris au sein de leurs rangs. Des Talibans feraient défection, facilitant ainsi l’expansion de Daech et sa capacité de nuisance : des combattants affiliés à la faction Talibane dissidente du mollah Abdul Manan Nyazi[25] dans la province d’Herat, auraient déjà rejoint l’EI-K.
Autre tactique utilisée avec succès par Daech : s’en prendre aux infrastructures, notamment les pylônes électriques, comme le 21 septembre 2021 près de Jalalabad, après l’explosion coupant l’électricité à Kaboul[26]. Le but est de mettre à mal le gouvernement dans sa gestion au quotidien de la capitale et d’autres grandes villes.
A la suite de l’attentat-suicide du 15 octobre 2021 perpétré dans la mosquée chiite Fatima à Kandahar, l’Emirat s’est engagé à renforcer la surveillance dans les mosquées chiites. Cette position ne va pas manquer d’encourager les éléments sunnites les plus radicaux à passer à l’ennemi. En annonçant son intention de sécuriser les mosquées chiites, Kaboul cherche avant tout à ménager le voisin iranien. Ceci n’empêche pas d’exproprier les Hazaras de leurs terres pour les attribuer aux Talibans. Cette politique du « grand écart » sera difficile et périlleuse à maintenir sur le long terme.
La présence de l’EI en Afghanistan alimente des inquiétudes au-delà des frontières. Ceci est d’autant plus vrai avec le départ des derniers soldats américains et la chute de l’ancien régime le 15 août 2021.
La préoccupation des puissances régionales
La prise de pouvoir des Talibans, une nouvelle opportunité pour l’EI-K
Le besoin de reconnaissance internationale des Talibans après leur arrivée au pouvoir a largement profité à Daech, qui a vu là le plus sûr moyen de recruter des jeunes sans avenir issus des zones rurales ainsi que les plus radicaux du mouvement Taliban. Cette fragmentation chez les Talibans offre un point d’ancrage indiscutable à l’EI. Il va sans dire que tout accord de paix poussera certains d’entre eux, qui se sentent déjà isolés, à être plus perméables à la propagande de Daech. Des combattants de l’Armée nationale afghane défaite, se retrouvant marginalisés, pourraient eux aussi être tentés de rallier les forces de l’EI[27].
Un risque sécuritaire élevé pour la région
Le nombre de combattants étrangers, affiliés à l’EI ou à Al-Qaïda, en Afghanistan serait en constante progression[28], en provenance principalement d’Asie centrale, du Caucase du Nord, d’Asie du Sud, d’Asie du Sud-Est. Jusqu’à la fin de 2019, l’EI était encore relativement marginal dans la nébuleuse jihadiste en Afghanistan. Cependant, les cellules présentes à Kaboul et Kandahar (fief des Talibans) prouvent la faculté de l’EI à s’adapter à des contextes en constante évolution et à revoir sa stratégie. Le sanctuaire afghan doit lui permettre de frapper au-delà des frontières et de défier les puissances régionales, sans renoncer à des opérations d’envergure en Occident. Le retour en puissance des Talibans a soulevé une vague d’inquiétudes sur le plan sécuritaire à Moscou comme à Pékin, sans oublier New Delhi, du fait de leurs liens indiscutables avec Al-Qaïda et des interrogations qui pèsent sur la réalité de leur lutte pour éliminer l’EI.
La crainte des Russes de voir renaître en Asie centrale des cellules terroristes[29] est bien réelle du fait de la porosité des frontières entre cette partie de son voisinage et l’Afghanistan : la quasi- totalité de la frontière du Tadjikistan fait face aux Talibans, l’Ouzbékistan a dû s’adapter aux incursions, jusqu’ici contrôlées, de combattants afghans sur son territoire, le Turkménistan partage 800 km de frontière avec l’Afghanistan ; autant d’incertitudes renforcées avec l’arrivée de réfugiés, soupçonnés d’appartenir à l’EI-K ou Al-Qaïda. Beaucoup de travailleurs tadjiks présents sur les chantiers russes se trouvent harcelés par les services de l’immigration, ce qui ne va pas manquer de faciliter la diffusion de la propagande jihadiste parmi eux.
La Chine et l’Inde se montrent elles aussi préoccupées, avec la recrudescence des attentats, revendiqués ou non par l’EI-K. La priorité pour ces deux géants est d’éviter l’installation d’un sanctuaire terroriste à leurs portes, qu’alimenteraient des recrues en provenance de zones qualifiées de sensibles par les autorités à l’intérieur de leurs frontières (le Cachemire pour l’Inde, le Xinjiang pour la Chine). L’attaque suicide perpétrée le 8 octobre 2021 dans une mosquée chiite de la ville de Kunduz a été revendiquée par l’Etat islamique, qui, dans un deuxième communiqué, a précisé que l’auteur de l’opération n’était autre qu’un musulman ouïghour[30], soit un représentant de la minorité turcophone de la région autonome du Xinjiang (anciennement Turkestan oriental)[31].
Quant au Pakistan, sa stratégie permettant aux Talibans de reprendre la main sur l’Afghanistan pourrait, à terme, lui être fatale s’il devait perdre totalement le contrôle sur eux. La montée en puissance de Daech aurait également comme conséquence de pousser l’Iran à utiliser les forces afghanes de la milice des Fatimides[32] présente en Syrie en les incitant à retourner en Afghanistan afin de sécuriser la frontière iranienne, et, dans une moindre mesure, de protéger les chiitesd’Afghanistan.
D’autres sources de pression
La proclamation de l’Emirat islamique d’Afghanistan renforce la position des organisations radicales sunnites présentes au Pakistan. C’est le cas pour le Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP) qui a absorbé plusieurs autres groupes, dont le Hizb-ul-Ahrar, le Lashkar-e-Janghvi, sans oublier le Jammat-ul-Ahrar, anciennement affilié à Daech et Hakimullah Mehsud, cellule liée à Al-Qaïda présente dans les zones tribales. Les connexions avec Al-Qaïda ou Daech sont entretenues. Pour ce qui est de l’Asie centrale, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan serait en mesure, grâce aux différentes factions affiliées à l’EI et aux Talibans, d’utiliser l’Afghanistan comme base arrière pour lancer des interventions armées dans d’autres pays. Le même scénario serait susceptible de se dessiner avec le Parti islamique du Turkestan s’il était tenté, à son tour, de profiter du contexte pour mener des opérations clandestines en Asie centrale. Les scénarios sont, donc, loin d’être optimistes.
Conclusion
En dépit des vingt années de « guerre » menées contre le terrorisme, on ne peut que constater le niveau élevé de violences émanant des groupes salafistes jihadistes en Afghanistan, sans oublier les Talibans.
La force de Daech, tout comme celle d’Al-Qaïda, réside dans la place de l’idéologie qui repose sur la conviction et la propagande défendant une cause présentée comme sacrée et détournant jihad défensif afin de le présenter comme une obligation individuelle pour tout musulman[33]. L’EI-K a su tirer profit de la mauvaise gouvernance du régime afghan précédent, du vide sécuritaire après le départ des Américains et de la difficulté des Talibans à assurer un minimum de sûreté.
Ainsi, l’Afghanistan reste aujourd’hui le pays le plus touché par le terrorisme islamiste jihadiste. Le phénomène est loin d’être vaincu et demeure une menace des plus élevées. Jusqu’en 2019, l’appui aérien américain combiné aux opérations militaires afghanes a indirectement aidé les Talibans à fragiliser l’EI-K. Il est clair qu’aujourd’hui, il est impossible d’espérer un quelconque retour à une accalmie, aussi infime soit-elle. Beaucoup dépendra de la capacité, de la rapidité et de la volonté réelle des Talibans de monter des opérations de contre-insurrection, ce qui est loin d’être acquis. La montée en puissance de l’EI entraînera probablement une escalade des combats et attentats. Rivaux sur le plan stratégique, ils sont néanmoins assez compatibles sur le plan idéologique et emploient des méthodes similaires tout en entretenant a priori des contacts plus ou moins directs via le réseau Haqqani…
La stabilisation de l’Afghanistan est difficilement envisageable dans l’immédiat, voire à moyen et long terme. Les jihadistes, locaux et transnationaux, disposent d’une nouvelle plate-forme. On ne peut exclure l’éventualité que l’EI-K planifie depuis le refuge afghan des opérations terroristes en Europe ou/et en Asie dans les prochains mois. Et les groupes terroristes vont, malheureusement, encore jouer durablement un rôle dans la destinée de l’Afghanistan.
References
Par : Carole ANDRÉ-DESSORNES
Source : Fondation pour la recherche stratégique
Mots-clefs : Afghanistan, Djihadisme, Etat Islamique, talibans, Terrorisme