Les attaques menées par les rebelles Houthis en Mer Rouge et les réponses militaires décidées par divers pays occidentaux témoignent d’une montée des tensions dans la région et y soulignent une implication stratégique croissante. Le papier s’appuie sur la description factuelle d’attaques et de ripostes, pour brosser le contexte de la crise, tant aux plans local, régional qu’international. L’exposé de ces divers aspects permet de mieux distinguer et de sérier les enjeux au cœur de la crise, dans une approche également multiscalaire. Une crise qui s’avère le miroir de la redistribution de puissance sur la scène internationale.
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Les références originales de cet article sont : Nour KHERRAJI, « Escalade des tensions en Mer Rouge, reflet des stratégies d’influence internationales », Bibliothèque de l’ École Militaire – BEM/Infoveilles n° 64. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la BEM.
Le 1er juin 2024, la milice rebelle yéménite des Houthis a revendiqué une seconde attaque contre le porte-avions américain USS Dwight D. Eisenhower. Ce dernier est déployé en mer Rouge dans le cadre de l’opération Prosperity Guardians, menée par les États-Unis en réponse aux actions militaires des Houthis soutenant le Hamas depuis l’offensive israélienne débutée en octobre 2023 dans la bande de Gaza. L’escalade des tensions et l’implication de nombreux acteurs internationaux, à l’instar aussi de la France, du Royaume-Uni ou de l’Iran, témoignent des volontés de projection de puissance dans cette zone stratégique.
Faits
Les rebelles Houthis ont revendiqué deux attaques en deux jours contre l’ USS Dwight D. Eisenhower[1], seul porte-avions alors déployé en mer Rouge (remplacé en juillet 2024 par l’USS T. Roosevelt). Milice armée soutenue par l’Iran, bien qu’appartenant à une branche différente du chiisme (zaydite), les Houthis s’efforcent depuis le 19 octobre 2023 d’entraver la circulation maritime en mer Rouge, s’attaquant à des navires commerciaux et militaires israéliens ou identifiés comme alliés d’Israël. Ainsi, le 19 novembre 2023, la milice s’est notamment emparée du cargo Galaxy Leader, appartenant à une société britannique, et propriété d’un ressortissant israélien, prenant en otage 25 membres d’équipage[2]. Leurs attaques se sont ensuite étendues aux navires en direction ou en provenance d’Israël, avant d’atteindre l’océan Indien le 26 avril 2024, lors d’une frappe menée contre un porte-conteneur appartenant au groupe israélien Zodiac Maritime. Conséquence de l’insécurité croissante dans la région, certaines compagnies maritimes, comme la française CMA CGM, ont depuis détourné leurs navires de la mer Rouge vers le Cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique[3]. Deux mois après la première attaque houthiste, le Secrétaire d’État à la Défense américain, Lloyd Austin, en visite à Tel-Aviv a annoncé la mise en place d’une coalition de neufs États, fédérés par les États-Unis. Cette coalition (dont la France, le Royaume-Uni, Bahreïn ou encore l’Italie) a pour mission de protéger « la libre circulation du commerce » de « toute nouvelle agression des houthistes ».
La Russie et la Chine se tiennent pour l’heure en retrait de cette crise en mer Rouge. Si le groupe d’Abdul-Malik Al-Houthi a promis en janvier dernier un « passage sécurisé » pour les navires des deux puissances, Pékin s’est quant-à-elle contentée d’appeler à « rétablir et garantir la sécurité des voies navigables de la mer Rouge pour s’assurer de l’ordre normal du commerce international »[6]. Le géant économique a par ailleurs procédé au déploiement d’une escorte militaire pour ses navires transitant par la mer Rouge. Si Washington a récemment rapporté l’attaque d’un pétrolier chinois par un missile houthiste, l’hypothèse d’une erreur est envisagée. Par ailleurs, le 29 mars 2024, la frégate russe Maréchal Chapochnikov a été déployée durant cinq jours en mer Rouge, sur les côtes d’Érythrée. Liée à la célébration du trentième anniversaire des relations diplomatiques entre Moscou et Asmara, cette présence peut aussi être perçue comme une démonstration des capacités de projection militaires russes dans la région.
Contexte
Les Houthis sont un groupe paramilitaire rebelle qui contrôle depuis 2015 la majorité du territoire nord-yéménite, dont la capitale Sana’a. Également connus sous le nom « d’Ansar Allah », qui signifie « Partisans de Dieu », ils se réclament de « l’axe de la résistance », alliance politique informelle menée par l’Iran face à l’Occident et dont font notamment partie le Hamas ou le Hezbollah libanais. En conflit avec le gouvernement central et la majorité sunnite yéménite depuis 2004, les Houthis perpètrent un coup d’État dix ans plus tard et prennent le contrôle d’une partie du territoire, le Président Abdrabbo Mansour Hadi ayant fui à Aden sans pour autant renoncer à l’exercice du pouvoir. Ces évènements ont par la suite déclenché une guerre civile contre le gouvernement d’Hadi. En soutien à ce dernier, une coalition « internationale » s’est mise en place en 2015, dirigée par l’Arabie saoudite, frontalière du Yémen, et dont faisaient notamment partie les États-Unis et les Émirats arabes unis. Toutefois, la coalition – et en particulier Riyad – s’est enlisée dans un conflit long de près d’une dizaine d’années, causant l’une des plus graves crises humanitaires mondiales, et aboutissant sur l’adoption d’un statu quo.
Parmi les gouvernorats houthistes, Hodeïda, ville portuaire située sur la rive Est de la mer Rouge est une possession hautement stratégique. Au vu de l’importance des détroits dans la région[7], les Houthis ont un accès direct à la mer Rouge et au détroit de Bab-el-Mandeb par où transitent d’ordinaire environ 20 000 navires par an[8]. Néanmoins, le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre 2023 a été le catalyseur des tensions en mer Rouge. Depuis lors, les actions houthistes et l’évitement de la zone par les navires ont provoqué notamment une forte baisse (de 40 % à 50 %[9]) des recettes du canal de Suez au nord de la mer Rouge, principalement perçues par l’Egypte.
Le régime des Mollahs iraniens peut compter sur les soutiens russe et chinois, les trois États partageant la volonté commune de contenir l’influence américaine. C’est en ce sens que Pékin a condamné aux côtés de Moscou les attaques américaines et britanniques, en ce qu’elles n’étaient ni autorisées, ni encadrées par une résolution onusienne. Les partenariats entre ces trois États s’étendent par ailleurs des accords économiques à la livraison d’armes, en passant par la tenue d’exercices militaires conjoints. Le partenariat sino-iranien, conclu en 2021, prévoit à l’horizon 2050 un investissement de 400 milliards de dollars par la Chine dans le développement de l’économie iranienne, principalement dans les hydrocarbures, les infrastructures et les services (notamment le réseau 5G). En échange, Téhéran s’engage à approvisionner la Chine en gaz naturel et pétrole et à donner son accord pour le projet de nouvelles Routes de la Soie[10].
Quant-à la coopération russo-iranienne, d’ordre plus militaire, celle-ci a notamment été caractérisée par la vente massive par l’Iran de drones Kamikaze Shahed-136 utilisés par la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. Plus récemment, Téhéran a par ailleurs décidé de livrer 400 missiles sol-sol à Moscou[11]. Enfin, les flottes russe, chinoise et iranienne ont mené en mars dernier des manœuvres simultanées dans le golfe d’Aden, non loin du détroit de Bab-el-Mandeb et de la mer Rouge. Cette proximité trilatérale tend à davantage se renforcer, en particulier dans la perspective des prochaines élections présidentielles américaines de novembre 2024.
Face à cela, les puissances occidentales s’appuient sur leur présence militaire permanente. C’est par exemple le cas à Djibouti, petit État d’Afrique de l’Est stratégiquement positionné sur la « porte des larmes »[12], entre le golfe d’Aden et la mer Rouge. Le pays concentre en effet les forces aériennes, navales et terrestres d’une quinzaine de nations. La plus importante base de l’armée française à l’étranger (autour de 1 500 militaires) et 4 000 soldats américains sont ainsi stationnés sur place[13].
Les pétromonarchies du Golfe, membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sont également préoccupés par leurs intérêts commerciaux liés à la zone. À titre d’exemple, le projet saoudien « Vision 2030 » lancé par Mohammed Ben Salmane (MBS) en 2016 met à l’agenda politique l’ambition de « l’après-pétrole ». Cette volonté de s’émanciper des revenus liés à l’exploitation de l’or noir, partagée par les pétromonarchies de la péninsule arabique, découle du déclin annoncé de la ressource pétrolière. Par conséquent, le prince héritier saoudien, qui cherche également à échapper au long face-à-face hostile avec l’Iran, dont l’influence chiite est prégnante le long des deux rives du Golfe, se tourne peu à peu vers l’« autoroute maritime » de la mer Rouge connectant les deux pôles économiques majeurs européen et asiatique. À l’heure actuelle, 9 millions de barils d’or noir en provenance du Golfe persique sont détournés via le cap de Bonne-Espérance et l’océan Atlantique face au risque sécuritaire en mer Rouge[14].
Enfin, la présence de câbles de communication sous-marins exacerbe le caractère stratégique de la zone. Les sols marins de la mer Rouge abritent en effet « l’une des infrastructures numériques les plus importantes au monde »[15]. Les tuyaux en fibre optique assurent près de 17 % du trafic Internet mondial, tandis que la Société générale des Télécommunications du Yémen a déclaré dans un communiqué qu’environ 16 câbles traversent la mer Rouge en direction de l’Égypte, et que l’un des plus stratégiques relie l’Asie du Sud-Est à l’Europe[16]. C’est pour ces raisons que les Houthis ont menacé, en février 2024, de saboter les câbles de communication sous-marins occidentaux. Par la suite, trois câbles ont été endommagés, le premier en mars 2024, suite au naufrage du Rubymar, causé par une attaque des rebelles.
Enjeux
Les Houthis, au travers de leurs actions, témoignent d’une ferme volonté de peser sur l’échiquier régional. Autrefois milice rebelle combattue par le gouvernement yéménite, ils sont aujourd’hui à l’origine de perturbations maritimes mondiales, leurs moyens permettant de projeter une menace crédible. Les missiles houthistes ont en effet la portée nécessaire à une frappe pouvant atteindre l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis. Par ailleurs, le nœud d’alliance houthiste est déterminant : outre Téhéran, la milice est parvenue à établir un réseau de communication direct avec les différents groupes paramilitaires de la région, à l’instar du Hezbollah[17], à la différence duquel les Houthis jouissent d’une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Iran. Le 22 mai 2024, le Hamas, le Jihad islamique et les Houthis se sont ainsi réunis à Téhéran, au lendemain du décès du président iranien Ebrahim Raïssi. Tout cela participe à conforter la mise en place d’une réelle politique étrangère houthiste face aux puissances traditionnelles. Dès lors, leur légitimité à l’échelle locale s’en trouve renforcée, notamment par la mobilisation de la cause palestinienne. Le risque d’une extension du conflit israélo-palestinien s’accroît, notamment depuis que les Houthis ont tiré en juillet 2024 des missiles balistiques vers Eilat, interceptés par le système israélien Arrow, et qu’un de leurs drones a atteint Tel-Aviv le 19 juillet 2024 (Israël frappant Hodeïda en représailles dès le lendemain).
L’importance géostratégique de la mer Rouge, principal point de passage maritime entre l’Europe et l’Asie, a d’autre part bien été saisie par les acteurs internationaux, qui s’attachent à y établir leur présence. Son importance est cruciale notamment pour les intérêts commerciaux de Pékin, premier exportateur mondial en 2023 et dont l’UE est le premier client. La mer Rouge étant un canal commercial majeur (12 % à 15 % des échanges mondiaux), les principales puissances économiques ont en effet tout intérêt à y assurer un passage sécurisé et continu. Pour l’Arabie saoudite, ainsi que les Émirats arabes unis, il s’agit notamment d’éviter une déstabilisation en sécurisant leurs exportations pétrolières vers l’Europe et les États-Unis. Dans cette optique, Riyad et Abu Dhabi, en coopération avec Le Caire qui cherche à protéger ses revenus vitaux du canal de Suez (9,4 milliards de dollars en 2022-2023), s’étaient employés dès avant la crise à sécuriser le détroit de Bab Al-Mandeb par lequel transitait 1,5 milliard de barils de pétrole par an en provenance du Golfe[18]. Désormais, la route alternative qu’empruntent certaines compagnies rallonge le trajet d’environ dix jours (soit de 40 %) et est par conséquent plus coûteuse et perturbe les chaînes d’approvisionnement internationales. L’objectif des Houthis est d’amener ainsi les grandes puissances à accentuer leurs pressions sur Israël pour faire cesser les combats face au Hamas dans la bande de Gaza. En revanche, en raison notamment de leur proximité avec l’Iran, Pékin et Moscou sont épargnées par les représailles houthistes. Ces deux puissances voient aussi dans la crise actuelle en mer Rouge l’opportunité de détourner l’attention de l’Occident des fronts ukrainien et taïwanais, tout en le « punissant » via leur proxy houthis.
La projection de puissance supplémentaire des États occidentaux et de leurs alliés s’inscrit dans une logique de lutte d’influence régionale, en particulier face à l’Iran. En effet, si Téhéran a, de façon exceptionnelle, engagé une riposte éclair contre Israël le 14 mai 2024, les Gardiens de la révolution sont toutefois majoritairement impliqués dans des « guerres proxy »[19]. Ils représentent par conséquent un soutien militaire et financier essentiel pour les milices membres de l’ « axe de la résistance », distillant leur influence du Yémen à la Syrie en passant par le Liban[20]. Principales cibles, Washington, Tel-Aviv, ou encore Riyad. Dynastie de confession sunnite, cette dernière est une adversaire historique de Téhéran, à majorité chiite. Les deux capitales ont depuis instrumentalisé l’outil religieux dans le but d’établir leur hégémonie à l’échelle régionale. C’est dans cette optique que le gouvernement de MBS s’est progressivement rapproché de la Maison Blanche, avec qui l’Iran a rompu ses relations une première fois au lendemain de la révolution islamique, en 1979, et une deuxième fois suite au retrait des américains de l’accord sur le nucléaire iranien en 2015. Conséquence de ce rapprochement, Riyad était annoncée en 2023 comme le prochain État signataire des Accords d’Abraham. Néanmoins, la résurgence du conflit israélo-palestinien et l’intensité inédite de la riposte israélienne à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 gênent ce mouvement et l’équilibre précaire jusque-là tenu par les monarchies du Golfe entre l’Occident et la question palestinienne.
Les Gardiens de la Révolution iraniens font désormais aussi face au risque d’une escalade imprévue avec Washington. Si les ripostes américaine et britannique sont volontairement limitées, l’Iran n’a pas intérêt à être impliqué dans un conflit ouvert avec les deux puissances anglo-saxonnes et Israël. La doctrine militaire iranienne, articulée autour de la dissuasion et du soutien militaire à ses alliés fragilise en effet sa capacité opérationnelle, réduisant ses chances de l’emporter en cas de conflit direct. Cependant, la reprise du programme nucléaire par Téhéran constitue une menace crédible, que Washington tient à contenir. C’est dans cette optique que les pourparlers ont officieusement repris entre les deux capitales[21]. Ali Bagheri, ministre des Affaires étrangères iranien par intérim, a ainsi confirmé début juin 2024 que des négociations irano-américaines sont en cours, sous l’égide du sultanat d’Oman.
L’efficacité de la riposte menée par les puissances occidentales est un enjeu croissant. Les frappes américano-britanniques ont endommagé certaines installations houthistes (dont à Hodeïda et Sana’a fin mai 2024) mais n’ont jusqu’ici pas permis d’entraver la poursuite de leurs opérations offensives en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Cet élément témoigne de la résilience éprouvée du réseau d’Ansar Allah, qui ne se limite plus à « l’artisanat » d’une guérilla insurrectionnelle. L’organisation efficace et la robustesse du système houthiste, doté d’une capacité opérationnelle significative, ont de ce fait probablement été sous-estimées.
Dès lors, un enjeu opérationnel émerge. Les puissances occidentales, en parallèle de la guerre qui se déroule en Ukraine, sont en effet engagées dans une dynamique de réarmement. En France, cet élan vient répondre aux tensions des armées françaises notamment face au double impératif d’armer l’Ukraine et de satisfaire aux besoins matériels en mer Rouge. Si la Marine française s’est félicitée, le 21 mars 2024, de l’interception de trois missiles balistiques grâce au dispositif surface-air Aster du missilier français MBDA[22], M. Lecornu a ensuite évoqué la possibilité de réquisitionner les industries militaires afin d’accélérer les cadences. Cette « épée de Damoclès » illustre les vulnérabilités de la défense et de la BITD françaises, éprouvées par l’engagement supplémentaire en mer Rouge. Ces difficultés se manifestent dans d’autres pays européens, à l’instar de la Belgique dont la frégate Louise Marie, qui a appareillée le 10 mars 2024 de Zeebruges, n’a atteint la zone d’opérations qu’en mai suivant du fait des problèmes relatifs aux missiles RIM – 7 Sea Sparrow (elle a été relevée fin juin 2024). Par ailleurs, la rapide émergence et la profusion des drones sur le champ de bataille soulèvent la nécessité pour les armées occidentales d’adapter leurs tactiques militaires à cette évolution technique et technologique.
In fine, la constitution d’un « axe de la résistance » face à l’identification d’un ennemi « israélo-américain » polarise les jeux d’alliances à l’échelle régionale. Le contexte du conflit israélo-palestinien exacerbe les tensions en mer Rouge et son évolution sera déterminante quant à la poursuite, ou non, des actions houthistes. Ces éléments, additionnés au caractère stratégique de la zone, renforcent d’autant plus la volonté des différents acteurs d’accroître leur influence respective et d’obtenir une redistribution des rapports de force régionaux reflétant celle qui est en cours au niveau international.
References
Par : Nour KHERRAJI
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire