L’extraterritorialité du droit devient une pratique stratégique qui impacte l’ordre économique mondial. L’autrice propose une mise en perspective historique de cette pratique initialement américaine, prélude à l’analyse de son influence sur la rivalité entre Washington et Pékin, comme de la réponse autonome que l’Union Européenne tente de développer.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Phanette Roche-Bruyn, « Entre mesures extraterritoriales et lois de blocages, quel ordre économique mondial ? », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IRIS.
« Fiction juridique en vertu de laquelle un État soustrait de sa compétence des portions de son territoire au bénéfice d’États étrangers ou d’institutions internationales[1] », telle est la définition classique de l’extraterritorialité du droit. Cette définitionillustre un procédé ancien, datant du traité de Westphalie signé en 1648, qui invite chaque état souverain à négocier avec ses pairs et parfois à choisir de remettre à un tiers une part de sa souveraineté dans le cadre de ces négociations. Communauté d’États souverains, la communauté internationale peut décider, après concertation et selon le bien commun général fixé par la perception de la majorité, soit le droit international, d’enlever tout ou partie de la souveraineté d’un État par extraterritorialité si celui-ci met en péril l’ensemble. C’est ainsi que l’arme des sanctions, tel qu’elle anime l’actualité avec la guerre russo-ukrainienne, est une forme d’extraterritorialité visant à imposer et faire respecter une certaine forme du droit à la Russie.
Ce principe est renforcé à partir de 1928[2] , par la jurisprudence du Lotus de la Cour permanente internationale de justice, qui institue une différence entre l’exercice de la compétence normative et la compétence d’exécution. Selon la première compétence, dès lors qu’une entité entre en contradiction avec les principes du droit international, avec la juridiction internationale, il est possible pour tout État, peu importe son lien avec cette entité, de la sanctionner.
Défiant plus encore le Traité de Westphalie, les Américains sont allés plus loin dans l’application de l’extraterritorialité du droit en associant leur souveraineté à tout ce qui se rattache de près ou de loin aux États-Unis, leur permettant d’imposer des sanctions dans de nombreux domaines. Les premières récriminations ont eu lieu lors de l’édiction des lois Amato-Kennedy et Helms-Burton en 1996[3] . C’est la première fois que l’extraterritorialité du droit semble dépasser les limites imposées par le droit international.Dès lors, une définition du CREOGN redéfinit l’extraterritorialité du droit à partir de ces nouvelles données comme « un concept ambigu qui remet en cause la souveraineté des États, et par conséquent les bases du droit international, en permettant à un État d’agir unilatéralement sur le fondement d’une de ses lois internes, sur le territoire d’un autre État »[4] .
Désormais, l’application extraterritoriale qui devait être à l’origine une exception finit par être normalisée si elle rentre dans un cadre légal. Et pour ce faire, les États recherchent le moindre critère de rattachement de leurs lois extraterritoriales, au regard du droit international, qui permettrait à ces mesures de ne plus être considérées comme des mesures d’ingérence. L’extraterritorialité en tant que telle n’est plus remise en question par la communauté internationale, seulement cette fois ce sont les critères de rattachement « utilisés pour justifier la compétence d’une juridiction ou l’application d’une norme hors du territoire où elle a été édictée »[5] qui sont contrôlés et critiqués.
Initiative américaine à l’origine, l’extraterritorialité du droit devient donc une pratique stratégique que beaucoup d’États cherchent à mettre en œuvre. Devant ce nouveau risque, de nombreuses lois de blocage ont vu le jour à travers le monde entier pour faire face et répondre à cette pratique. C’est ce rapport entre les applications extraterritoriales et les principales réactions dans le monde que nous tenterons d’analyser à travers cet article en étudiant tout d’abord l’extraterritorialité telle qu’elle fut appliquée dans un premier temps par les États-Unis (I), puis comment cela a alimenté la rivalité sino-américaine à travers les lois de blocages chinoises (II) et enfin comment l’Union européenne tente de développer une réponse autonome, mais finit, contrainte, par assimiler ces obligations extraterritoriales étrangères (III).
AUX ORIGINES, L’EXTRATERRITORIALITÉ DU DROIT AMÉRICAIN
L’extraterritorialité du droit, tel qu’elle envahit depuis quelque temps les débats politiques a longtemps été un mécanisme de protection américain. Les États-Unis cherchent à prévenir tous risques existants y compris en matière de lutte contre la corruption d’agents publics étrangers, de sanctions, d’embargo. « L’extraterritorialité américaine répond à deux motifs, tout d’abord, si une entreprise étrangère bénéficie de leur marché, alors elle doit également respecter leurs règles. Ensuite, sur les marchés internationaux, les entreprises américaines ne doivent pas être en position de désavantage concurrentiel, d’où l’idée de soumettre les entreprises non américaines aux mêmes contraintes. », affirme Mathias Audit professeur de droit à la Sorbonne lors de la Nuit du droit[6] . Avec un impact extraterritorial de plus en plus large, la question de la conformité des lois américaines avec le droit international fait débat.
Si les lois extraterritoriales américaines ont autant d’impact sur l’ensemble du monde entier et peuvent autant être étendues, c’est principalement en raison du lien économique qui unit le système américain avec les entreprises du reste du monde. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il s’agit de la première économie mondiale. Donc une grande partie des puissances économiques dans le monde ont des liens avec les États-Unis et se doivent de se plier à leurs règles. Et les entreprises le plus fragiles économiquement, principalement les PME, doivent privilégier le respect des lois américaines plutôt que la volonté politique de leur pays. Ainsi, dès 1976, à travers la réglementation ITAR, International Traffic in Arms Regulations, puis en 1979 avec la réglementation EAR, Export Administration Act, les États-Unis s’imposent sur le trafic des armes et les flux d’armements. Ils ont désormais la capacité d’interdire mondialement l’export d’armes vers certains pays précis dès lors qu’un simple composant du produit serait de source américaine. Aussi, les entreprises ont l’obligation de transmettre des informations sur certains biens sensibles au nom de cette loi. Les lois extraterritoriales ont donc un impact conséquent sur la concurrence qui n’est plus libre et sur les risques que doivent prendre en compte les entreprises. Dans le cas de la réglementation ITAR, les entreprises concernées ont dû tenter de trouver des composants similaires aux composants américains, ce qui a entraîné un surcoût de la marchandise qui de fait est moins concurrentielle. Ou encore pour prévenir ces risques, certaines entreprises font appel à des sociétés privées de due diligence. La distorsion de concurrence se manifeste également par le truchement des surcoûts occasionnés pour les entreprises qui cherchent à se prémunir d’une application de ces lois ou à pallier les surcoûts occasionnés par leur application.
En parallèle, une série d’affaires de corruption commence à prendre de l’ampleur. L’une des plus symptomatiques étant l’affaire Lockheed Martin. Ce qui conduit le gouvernement à prendre des mesures. Le Foreign Practices Corrupt Act ou FCPA est voté comme loi fédérale de lutte contre la corruption en 1977 puis révisée à cet effet en 1998. En effet, cette loi est à l’origine votée pour empêcher les pots-de-vin provenant d’entreprises étrangères puis, s’appuyant sur une définition très vague, elle va ensuite devenir la loi extraterritoriale la plus efficace jusque dans les années 2010, date à partir de laquelle d’autres lois sont édictées.
Selon la base de données The Foreign Corrupt Practices Act Clearinghouse (FCPAC), sur les dix groupes dont le montant des sanctions a été le plus important depuis 1977, cinq sont européens, trois sont latino-américains, un est russe et un seul seulement est américain (Goldman Sachs). Jusqu’en 2007, le montant total des sanctions imposées chaque année au titre du FCPA était relativement faible et ne dépassait pas 75 millions de dollars. Puis à partir de 2008, ce montant est devenu de plus en plus important jusqu’en 2016 où il atteint un record ; au total plus de 6 milliards de dollars ont été reversés aux autorités américaines. Si en 2022, le montant total des sanctions est retombé à 1,5 milliard de dollars, dans l’ensemble, le montant moyen des sanctions imposées par entité a beaucoup augmenté ; de 9,5 millions de dollars en 2007, la moyenne des sanctions est passée à 153,6 millions en 2022[7].
Le FCPA charge deux organes de l’application de la loi ; la Securities and Exchange Commission (SEC), chargée de l’application de la loi sur les marchés financiers, et le Department of justice (DOJ) chargé de l’appliquer pour le reste. En 1996 sont édictées les lois susmentionnées Amato-Kennedy et Helms-Burton, dès lors la pression des lois américaines se fait de plus en plus ressentir et commence à faire débat. Or après les attentats du 11 septembre, l’arsenal législatif extraterritorial américain se renforce en 2001, avec la promulgation de la loi d’exception antiterroriste dite « Patriot Act » dont l’objectif est de donner plus de pouvoir à l’exécutif, au FBI et à la CIA. Rendue permanente en 2005, cette loi permet notamment aux agences gouvernementales d’obtenir des informations, sans en informer les utilisateurs, dans le cadre d’enquêtes relatives à des actes de terrorisme passés, présents et potentiellement futurs.
En 2018, les États-Unis imposent le Cloud Act, ou Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, une loi de protection des données qui oblige les entreprises technologiques de la Silicon Valley et leurs filiales, les filiales implantées aux États-Unis, ainsi que toutes les entreprises ayant des contacts ou des liens commerciaux avec les États-Unis à donner accès à toutes leurs données stockées sur des serveurs américains ou étrangers dans le cadre de procédures pénales8 . Suite à sa promulgation, cette loi considérée comme le perfectionnement ultime de l’extraterritorialité a été dénoncée par de nombreux États, notamment la Chine, qui soulignent une forme de légalisation de l’espionnage industriel, voire du vol de propriété intellectuelle et demandent le stockage sur leur sol national des données concernant leurs concitoyens. Une généralisation du stockage de ces données sur le territoire national remettrait alors en question le business plan d’une majorité d’entreprises, reposant jusqu’ici, dans un contexte mondialisé, sur les échanges commerciaux où l’échange des données est fondamental notamment pour la confiance et la transparence.
Pour répondre à cette problématique, les Américains prévoient de signer avec certains pays, respectueux des droits fondamentaux, des « Executive Agreements » afin d’obtenir l’accord du client pour obtenir les données demandées. Le premier accord est signé par les Britanniques en octobre 2020. À défaut d’accord et dans le cadre d’une faute pénale grave, il faut un mandat délivré par un tribunal américain.
Renforçant également cet arsenal législatif, en 2019 est signée la loi antidopage Rodchenkov Act, du nom du lanceur d’alerte de l’ancien directeur du laboratoire de l’Agence mondiale antidopage de Moscou, qui avait alerté sur une pratique du dopage institutionnalisée. La loi permet aux États-Unis de poursuivre de façon extraterritoriale les infractions en lien avec le dopage si elles nuisent aux intérêts américains.
Les lois présentées sont les lois extraterritoriales qui ont le plus d’influence sur les comportements économiques des différentes puissances à travers le monde. Déjà, cet arsenal présente à quel point la juridiction américaine s’applique à la quasi-totalité du système économique ainsi que sur des domaines éminemment stratégiques relevant de la souveraineté d’un État. Toutes les entreprises et filiales américaines, les sociétés dont les titres sont cotés aux États-Unis, toutes les transactions qui se font dans la monnaie nationale, sachant qu’il s’agit de la monnaie du commerce international et tous les serveurs américains utilisés à l’étranger selon le Cloud Act doivent en effet composer avec la juridiction extraterritoriale américaine. De nombreuses questions se posent non seulement en Europe, mais aussi parmi les grands émergents et notamment la Chine désireuse de préserver sa souveraineté et son autonomie.
« L’application extraterritoriale des lois américaines en cause est-elle contraire au droit international ? », telle est la question que s’est posée l’Assemblée nationale française dans le rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine, enregistrée le 5 octobre 2016[8] . Les députés distinguent la compétence d’exécution et la compétence d’édiction de normes[9]. L’État souverain dispose de l’exclusivité de la compétence d’exécution sur son territoire et nul autre État ne peut exécuter de normes sur ce territoire. Ce principe ne peut être détourné à moins que l’État en question signe une réglementation de commissions rogatoires, une convention bilatérale ou multilatérale. Certaines entités sont exclues aussi de ce principe grâce à « l’immunité d’exécution » comme les locaux diplomatiques ou les navires de guerre. Toutefois, l’affaire du Lotus en 1927 va venir clarifier une question centrale en droit international. Le Lotus un navire français entre en collision avec un navire turc. Une partie de l’équipage turc est tuée, l’autre partie sauvée par le capitaine du Lotus. Une fois en Turquie, le capitaine est jugé selon la juridiction turque et condamné pour homicide involontaire. Devant les contestations de la France, la Cour permanente de justice internationale (CPJI) tranche en faveur de la Turquie affirmant ce principe essentiel : « Les limitations de l’indépendance des États ne se présument donc pas (…). Dans ces conditions, tout ce qu’on peut demander à un État, c’est de ne pas dépasser les limites que le droit international trace à sa compétence ; en deçà de ces limites, le titre à la juridiction qu’il exerce se trouve dans sa souveraineté ». Donc au nom de sa souveraineté un État peut édicter des normes extraterritoriales tant qu’elles ne s’opposent pas directement au droit international. Ces lois doivent se fonder sur un facteur de rattachement suffisant, dans l’affaire du Lotus il s’agit de la nationalité des victimes. C’est donc sur les engagements conventionnels, les principes du droit internationalet sur les facteurs de rattachement que se joue la conformité ou non au droit international. Chacune des lois extraterritoriales américaines doit donc s’apprécier au cas par cas vis-à-vis de ces critères. C’est ainsi que la loi Helms-Burton a été jugée contraire au droit international au vu de l’ingérence américaine sur le sol cubain dont le facteur de rattachement était seulement des biens ayant appartenu aux Américains. Or, concernant le FCPA, les Américains s’appuient bel et bien sur une convention internationale, la convention de l’OCDE « sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » du 17 décembre 1997, qui après l’édiction de la loi américaine a été rédigée sous l’influence des États-Unis. D’autant que sur certains aspects, le FCPA dépasse le cadre de la convention de l’OCDE. La question qui se pose désormais c’est qui peut apprécier la conformité à ces critères ? Suffit-il pour un État de percevoir une loi extraterritoriale américaine comme contraire au droit international pour être entendu ou cela dépend-il de sa puissance économique ?
Toujours est-il qu’en s’appuyant sur le jugement de la CPJI de 1927, « la tendance est à la « banalisation » de l’extraterritorialité, ce qui conduit à nuancer le jugement porté sur les pratiques américaines.[10] » Remettre en question cette extraterritorialité reviendrait aussi à débattre de celles pratiquées par d’autres pays.
LA CHINE RIVALE ÉCONOMIQUE ET JURIDIQUE
Pour la Chine, l’évolution de la juridiction extraterritoriale américaine apparait comme une agression expressément dirigée contre le gouvernement de Pékin, dans le cadre d’une guerre commerciale qui oppose les deux géants de l’économie mondiale. La Chine se sent particulièrement menacée par l’ensemble des dispositions extraterritoriales américaines susmentionnées, depuis qu’il a été déclaré en 2009 que Huawei présentait un risque potentiel de cybersécurité. Les entreprises chinoises étaient avant très peu visées par les lois extraterritoriales américaines. Puis cela s’est accéléré sous les mandats de Barack Obama et Donald Trump. Côté européen, ce sont le RGPD, Règlement général sur la protection des données, et le règlement 2020/1998 du Conseil du 7 décembre 2020[11] qu’elle perçoit comme une provocation. Si « l’art de la guerre c’est de soumettre l’ennemi sans combat » alors, c’est par riposte que la Chine entend gagner cette guerre économique.
Si dès 1997 elle avait étendu l’extraterritorialité de son droit pénal, cela ne concernait alors que les ressortissants chinois. En 2017, Pékin met en place des lois sur le renseignement, considérées comme un moyen de forcer tous ressortissants ou entreprises chinoises à faire de l’espionnage industriel au profit de la République populaire de Chine (RPC) qui dément cette interprétation. Finalement en 2018 la guerre économique explose. Les droits de douane augmentent entre la Chine et les États-Unis, et les ripostes américaines s’enchaînent.
En 2021 la RPC décide, dans un premier temps à travers le MOFCOM, ministère du Commerce, puis le 10 juin à travers l’Assemblée nationale, de mettre au point un dispositif législatif de quinze articles[12] afin de lutter contre l’application des différents arsenaux extraterritoriaux américains ou européens sur son territoire si elle n’y a pas consenti au préalable dans le cadre d’un accord ou traité international. Ce dispositif consiste en des « ordonnances d’interdiction» appelées lois de blocage ou loi anti-sanctions étrangères (LAS-CH)[13], qui inscrivent légalement un dispositif de réponse. Bien qu’il a été utilisé auparavant sans qu’il soit clairement défini[14]. Ces lois vont bloquer les mesures considérées comme extraterritoriales et qui menacent les intérêts du pays, dans le but de protéger sa souveraineté.
Désormais, un contrôle accru des autorités chinoises s’abat sur les ressortissants et les entreprises étrangères qui sont sanctionnées dès lors qu’ils tentent de réprimer, sanctionner, discriminer, désavantager volontairement les citoyens et entreprises chinoises ou s’ils ont l’intention de le faire. Les critères pris en compte pour appliquer des sanctions sont la violation des normes internationales, l’impact sur la souveraineté et les intérêts de développement de la Chine, l’impact potentiel sur les droits et intérêts des citoyens, personnes morales chinoises et organisations, ainsi que tout autre facteur à prendre en considération. Autant de critères dont la lecture reste très large et qui peuvent être étendus le cas échéant. Le gouvernement chinois peut, en tenant compte des différentes conditions et des différents besoins, prendre toutes les mesures nécessaires qui n’ont pas forcément été explicitées dans le texte de la loi.
La liste de personnes sanctionnables n’est pas exhaustive pour justement pouvoir adapter la réponse. La Chine entend empêcher toute forme d’ingérence politique et économique. Ainsi, les lois de blocages chinoises prévoient toute une liste de mesures punitives consistant à « ne pas accorder de visas, ne pas autoriser l’entrée, annuler des visas ou expulser ;mettre sous scellés, détenir et geler des biens mobiliers, immobiliers et autres sur le territoire de notre pays ; interdire ou restreindre les organisations et les individus sur le territoire de mon pays à s’engager dans des transactions, une coopération et d’autres activités pertinentes ; autres mesures nécessaires »[15]. À partir de cela, la RPC s’autorise souverainement à sanctionner par des contre-mesures graduelles, tout individu, organisation ou même État qu’elle considère comme complice des méfaits réalisés sur son territoire. Les proches des personnes visées par les lois de blocages peuvent aussi être sanctionnés par le gouvernement afin d’intimider et de dissuader.
C’est un comité mixte compétent qui juge de l’application irrégulière ou illicite des lois. Ce sont des organes d’État qui relèvent directement du gouvernement central, dirigés en parallèle avec un service compétent du Conseil d’État chinois, organe exécutif de la RPC, à savoir l’ensemble des ministères et bureaux de l’administration centrale, et la commission nationale du développement et de la réforme. Toujours dans le flou caractéristique de la loi, il n’est pas précisé quels ministères peuvent sanctionner des entités étrangères.
Les lois prévoient aussi des droits et obligations pour les citoyens, entreprises et filiales qui exercent leurs activités en Chine. Par conséquent, les entités concernées par la loi ont l’obligation de signaler toutes violations rapidement si elles sont au courant. Elles peuvent aussi bénéficier de soutien, de conseil si besoin, de réparation judiciaire et de compensation si les lois violent des droits et entraînent une perte réelle. Globalement, avec un champ d’application très large et très flou et un texte aussi concis, l’adoption des lois de blocages en Chine a principalement un objectif symbolique pour montrer que les attaques, et toute action perçue comme telle par le gouvernement chinois, seront immédiatement sanctionnées.
La mise en place d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) pourrait devenir un nouveau cadre de rivalité entre les grandes puissances de la mondialisation. Si de nombreux projets sont en cours de développement en Europe et aux États-Unis, notamment dans le secteur privé, la Chine a près de six ans d’avance sur eux[16]. Dès 2014, la Banque centrale chinoise commençait à construire sa plateforme de monnaie numérique (DC/EP pour Digital Currency/Electronic Payment) et dès 2020 elle la testait auprès de 40 millions de ressortissants chinois. L’objectif à terme est de n’avoir qu’une version numérique de la devise chinoise comme ce pourrait être le cas pour le dollar. Dans un tel contexte, il est parfaitement concevable que les rivaux Chine et États-Unis cherchent à « attirer » leurs partenaires dans leurs réseaux de paiements. Il est possible que la RPC impose aux entreprises situées sur son territoire d’utiliser exclusivement cette monnaie pour leurs échanges, ce que les Américains finiraient par considérer comme un contournement de leurs lois. Par ailleurs, l’utilisation de la monnaie permettrait au gouvernement chinois d’avoir accès à des données stratégiques concernant les transactions et systèmes de transactions de ces entreprises. Dans ce cas quelles seraient les conséquences vis-à-vis du RGPD européen ?
Concernant les régimes de protection des données, la Chine s’est là aussi dotée, le 1er novembre 2021, d’un mécanisme de protection à travers la loi PIPL, Personnel Information Privacy Law qui unifie une multitude de règles édictées jusqu’ici[17]. S’il est apparu pour les Occidentaux que le respect de la vie privée n’était pas un élément fondamental de la culture chinoise, voire a été malmené pour répondre aux besoins du gouvernement, la Chine a changé de paradigme à partir du moment où elle a eu des données sensibles pouvant être récupérées par des entités étrangères à des fins d’espionnage. D’autant plus qu’il y a un plus grand volume de données échangées en Chine qu’aux États-Unis ou en Europe, dû à un rapport différent des Chinois à leur téléphone qui devient le seul espace de vie privée[18]. Dès lors, et avec l’explosion de la guerre commerciale en 2018, les entreprises comme les internautes ont commencé à réclamer des lois de régulation et de protection des données au gouvernement, qui était déjà en phase avec ces revendications pour des raisons de sécurité nationale. Depuis l’instauration de la PIPL, toute entité présente sur le sol chinois doit se plier à cette nouvelle loi. Similaire au RGPD sur de nombreux points, elle est bien plus sévère, car il y a une surveillance bien plus importante de la localisation des données, de leur stockage, des échanges qui sont faits au-delà des frontières, etc. La loi interdit de transférer des données de Chine vers l’Europe, ce qui peut avoir un impact important pour les entreprises qui ont des liens commerciaux avec la Chine, mais qui ne sont pas spécifiquement basées sur le territoire chinois. Aussi les grands hébergeurs chinois, doivent disposer d’un comité autonome, mais rattaché à l’entreprise pour vérifier l’application de la PIPL. Enfin, le gouvernement chinois, dispose d’importantes prérogatives et peut intervenir dès lors qu’il considère que les intérêts des citoyens, de la République, que la sécurité nationale ou l’intérêt public sont menacés.
Finalement, les différentes lois de blocages chinoises respectent le droit international, mais, fondamentalement, elles en diffèrent, notamment en ce qui concerne le socle de valeurs défendues. À savoir une non-reconnaissance de la primauté du droit international contrairement aux valeurs occidentales, mais une affirmation de la souveraineté nationale. Par ailleurs, les valeurs chinoises ne défendent pas un État chinois de droit, fondé sur la démocratie et les droits de l’homme, mais veulent défendre le « droit de l’État chinois dans une coopération internationale nécessaire à la poursuite des intérêts chinois exclusivement »[19]. Le texte législatif chinois donne la possibilité de signer des accords, souvent présents dans les clauses des contrats du projet One Belt One Road, qui exclurait le signataire de l’application de ces mesures. Ainsi, ces lois ne sont pas présentées comme une arme économique de riposte, mais comme une alternative pouvant être contournée. En plaçant son droit interne au-dessus du droit international, la Chine prend une position offensive. Elle respecte le droit international, mais se rend capable de tout. Elle applique ses lois pour le moment à l’intérieur de ses frontières, comprenant selon la RPC le Tibet et Taiwan, mais n’exclut pas de les étendre.
Les lois de blocages chinoises sont donc comme pour les États-Unis, l’Union européenne et d’autres, un moyen de défendre les intérêts chinois au sein de cette « guerre économique ». Les moyens juridiques, économiques et politiques sont autant d’outils stratégiques que la Chine se doit d’exploiter. En ce sens il est primordial que nous prenions en compte la menace que représente la Chine pour nos intérêts. Elle agit comme une menace imprévisible et sous-estimée comme elle l’a plusieurs fois démontré notamment pendant la pandémie de Covid 19. Cependant, soulignons que les lois de blocages chinoises ne sont pas considérées comme extraterritoriales, car elles n’ont pas vocation à exporter un modèle juridique, législatif ou économique et n’imposent pas de respecter les valeurs nationales chinoises dans un autre pays au détriment de ses propres valeurs. En ce sens elles se justifient comme des lois de protection de la souveraineté territoriale.
UNE UNION EUROPÉENNE AUX PIEDS D’ARGILE QUI SE VEUT COLOSSE
Dans l’ensemble, les instruments de blocage de l’Union européenne ne semblent pas, ou plus, suffisamment efficaces pour faire face à la coercition économique imposée par les différents acteurs mondiaux que ce soit la Chine ou les États-Unis et leurs alliés. Comme les États et les entreprises européennes dépendent commercialement de ces pays, alors par le biais de sanctions ou de chantage économique[20], droits de douane punitifs, contrôles extraterritoriaux des exportations, transferts de données sensibles, etc.) ces derniers peuvent modifier le comportement économique des Européens. Or, les décideurs européens ne semblent pas prendre en compte ce phénomène de coercition économique violant la souveraineté européenne, notamment de la part des États-Unis et s’attachent à analyser les sanctions de façon individuelle.
Pourtant, l’Union européenne (UE) a elle aussi mis en place des dispositifs de blocages dès 1996, peu de temps après l’édiction du FCPA. Il s’agit du Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996[21] qui réagit « contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers » puisque selon ce rapport ces dispositions extraterritoriales « violent le droit international et empêchent la réalisation des objectifs » de l’Union européenne. Le règlement annule alors toutes décisions de justice étrangères qui s’appuient sur des dispositifs détaillés dans l’annexe du document, et visant notamment les programmes de sanctions américains contre Cuba et la Syrie. Il interdit aux opérateurs européens de se conformer à ces sanctions à moins d’en avoir reçu la demande spécifique de la Commission. Ce règlement a d’ailleursété actualisé en 2018[22] à la suite du retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien et l’imposition de sanctions contre ce pays. L’Union européenne ajoute à ce règlement de blocage, le champ d’application des sanctions extraterritoriales concernant l’Iran et donne mandat à la Banque européenne d’investissement (BEI) de continuer à financer les entreprises ayant des activités dans le pays.
Par ailleurs, de nombreux rapports européens dénoncent une instrumentalisation de la justice américaine et des sanctions à des fins de guerre économique et de défense des intérêts des États-Unis. Le rapport d’information des députés Pierre Lellouche et Karine Berger[23] pointe l’utilisation des lois utilisées comme arme dans cette guerre économique, argument repris de façon encore plus appuyée dans le rapport Gauvin en 2019. Les Américains veulent incarner les gendarmes des marchés et du monde et, via une Lex America, empêcher l’Europe, la France et si possible l’Asie de commercer si cela va contre leurs intérêts. Sur fond de guerre économique, lorsqu’un cadre d’une entreprise a été arrêté c’est parce qu’au préalable son entreprise n’a pas coopéré avec le DOJ rapporte, amer, Frédéric Pierucci, ancien dirigeant d’Alstom[24]. Ils cherchent à exclure du commerce mondial ceux qu’ils jugent trop faibles ou trop menaçants comme on peut le retrouver à travers les campagnes volontaristes menées par Janet Yellen, secrétaire du Trésor des États-Unis, auprès des alliés de Washington pour mettre en place la « mondialisation des amis » ou « friendshoring ».
Déterminée à défendre son autonomie, l’Union européenne reste tout de même très proche des États-Unis concernant les critères définis pour considérer un pays tiers comme hostile, malveillant et donc sanctionnable. Des critères qui comme nous le voyons depuis la guerre en Ukraine ne sont plus partagés par l’ensemble de la communauté internationale ou du moins pas de la même manière. Ce faisant, il faut relever que l’Union européenne s’essaie elle-même au jeu de l’extraterritorialité du droit.Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, les cartes ont été largement redistribuées écartelant l’Europe entre son désir de se détacher des décisions hégémoniques américaines et le nécessaire besoin de se conformer aux sanctions imposées du fait de son identité et de sa relation avec la Russie et l’Ukraine. Or, après plus d’un an de guerre, la question de l’après se pose déjà. Comment se placer vis-à-vis de la Russie ? Faut-il l’inscrire dans l’axe du mal ou bien tenter de rétablir un dialogue ? Et quid de la Chine qu’on a voulu démontrer si proche de l’envahisseur ? Comment la vision américaine et la défense des intérêts des États-Unis s’interposent-elles dans ce débat ? D’autant que toutes ces questions se posent en temps de guerre dans le contexte d’une Europe assez divisée sur la vision qu’elle a de son partenaire américain.
Sachant que les États-Unis peuvent utiliser l’extraterritorialité pour pousser les États à respecter leurs engagements ou bien pour imposer leur vision du monde, les États européens doivent prendre des mesures au niveau national pour pallier cela. Selon le premier cas de figure, les Britanniques, les premiers, ont édicté en juillet 2011, l’UK Bribery Act, une loi de prévention et de répression de la corruption considérée comme l’une des plus sévères en la matière au niveau mondial, pour justement se conformer à leur engagement pris en signant la convention l’OCDE « sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ». Avec un tel dispositif au niveau national, elle rend obsolètes les dispositifs américains de lutte contre la corruption qui s’appliquaient alors de manière extraterritoriale en raison justement d’un manque législatif.
« L’équivalent » français est la loi Sapin 2 votée en 2016. Dès 1993, Michel Sapin propose la loi Sapin 1 pour lutter contre la corruption, mais elle n’est pas encore assez détaillée et s’intéresse davantage aux procédures publiques. Le 1er juin 2017, la loi Sapin 2 est mise en place, renforçant la loi de 1993 avec un champ d’application très précis notamment pour les entreprises de plus de 500 salariés et générant un chiffre d’affaires de plus de 100 millions d’euros. Par le biais de la loi Sapin 2, il est proposé, voire recommandé aux entreprises de se rendre aux autorités françaises afin de pouvoir juger l’affaire sur le territoire national et ainsi éviter les lourdes peines américaines comme BNP Paribas avait pu l’expérimenter en payant une amende de plus de 10 milliards de dollars à la Justice américaine.
C’est cette direction qui a d’ailleurs été prise par de nombreux pays. Raphaël Gauvain, ancien député, remarque cependant que l’influence américaine n’est pas assez conscientisée en Europe et bien que la France semble commencer à réagir, il y a encore des manques. Pour lui, la France doit adopter une réponse plus offensive. Et c’est ce à quoi elle se prépare. Dès 2019, Bruno Lemaire, ministre de l’Économie et des Finances évoque l’idée d’un cloud souverain pour protéger les données les plus sensibles des entreprises hébergées pour le moment sur des serveurs d’entreprises américaines. Échaudé par l’échec en 2009 d’un projet similaire, Andromède, le ministre entend s’appuyer sur cette expérience pour mettre en place un cloud compétitif. Il est à noter que les opérateurs du Cloud européen sont déjà très bons, mais ils ne parviennent pas à mettre en place une solution concertée et c’est cela qui les dessert face aux champions américains et chinois qui hébergent l’essentiel voire la totalité des données sensibles de leur pays. Le Cloud souverain est abandonné, désormais Bercy parle de Cloud de confiance qui unit un ou plusieurs hébergeurs français à des hébergeurs américains; les GAFAM apparaissent de nouveau dans le tableau de la souveraineté des États européens.
Le RGPD, mis en place en mai 2018, a longtemps été présenté comme une loi de protection face aux législations extraterritoriales américaines à laquelle les États-Unis auraient répondu par le Cloud Act. Cette loi de protection des données des citoyens européens ressemble de fait plus à une loi extraterritoriale, car elle oblige toutes les entreprises ayant un lien commercial avec l’Union européenne à se conformer aux exigences de l’Union, plutôt qu’une loi de blocage a proprement parlé. Désormais, si une entreprise américaine demandait l’accès à des fichiers sur un serveur français, le RGPD peut s’y opposer pouvant entraîner un conflit juridique.
Pour éviter de tels conflits, les 27 États membres de l’UE et les États-Unis avaient signé des accords, le Safe Harbor en 2000, invalidé en 2015 puis le Privacy Shield en 2016, lui aussi invalidé, en 2020, afin d’encadrer les transferts de données d’un continent à l’autre. Cependant, avec des juridictions qui s’opposent autant que le RGPD et le Cloud Act, et l’interposition du rival chinois par le biais de sa PIPL, il était indispensable de trouver un autre accord. Le 13 décembre 2022, la Commission européenne entamait ainsi les procédures pour trouver un nouvel accord avec son allié outre-Atlantique après que le 7 octobre, le président américain Joe Biden ait signé un décret imposant une limite, pour les services de renseignement américain, d’accès aux données. Le chemin reste incertain et complexe notamment du fait que nombre d’Européens ne considèrent toujours pas que le conflit juridique entre le RGPD et le Cloud Act est levé. La suite peut encore grandement évoluer et nous assisterons peut-être à un renforcement des lois de blocage de part et d’autre ou bien à une juridiction extraterritoriale de l’un ou de l’autre de plus en plus omniprésente dans les États tiers.
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En conclusion, il est indéniable aujourd’hui que les législations extraterritoriales ou de blocage entraînent de nouveaux enjeux à travers le monde, différents d’une région à l’autre. L’Union européenne est plus sensible aux législations chinoises lorsque 40% de son PIB, presque la moitié, repose sur le commerce avec ce pays quand ce pourcentage s’élève à 26% avec les États-Unis[25].
Cette situation de plus en plus complexe, parfois indémêlable, ne tient pas dans le système mondialisé qui a été construit depuis la fin de la Guerre froide. L’export control[26] sera vraisemblablement l’un des premiers domaines les plus touchés avec une surveillance accrue des Américains et des Chinois sur les produits qui seraient fabriqués à partir de pièces provenant de l’un ou de l’autre pays. Et si nous devions passer un jour à un autre système que cette mondialisation, où le respect de la souveraineté des États est la garantie de leur égalité sur le plan du droit international, qu’en sera-t-il des conséquences économiques ? Certains États peuvent-ils réellement développer leur système aux dépens des autres ? Et quels seront ces États ? Y a-t-il notamment un lien entre la puissance économique, la capacité de production et le fait d’être en mesure d’imposer et faire respecter des mesures extraterritoriales ou d’y faire face ? Quelles seront enfin les conséquences pour les États de l’Union européenne ? L’avenir est incertain, mais la situation va évoluer et il est nécessaire de s’y préparer.
References
Par : Phanette ROCHE-BRUYN
Source : Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Mots-clefs : droit, Economie, lawfaire