Ce papier s’inscrit au sein d’une étude menée au profit du ministère des Armées. L’étude souligne l’importance accordée aux enjeux de sécurité liés au changement climatique en général, et à la question du stress hydrique en Europe du Sud plus particulièrement. Le présent papier analyse les défis posés par le décalage entre besoin et disponibilité en eau dans cette région. Il les décline en aspects sociétaux, aspects opérationnels pour les forces armées, puis trace divers scenarii prospectifs, assortis de recommandations.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Eléonore Duffau, Mathilde Jourde, Martin Collet, « Les enjeux sécuritaires du stress hydrique en Europe du Sud ? », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRIS.
Cette note analyse comment le stress hydrique, un phénomène croissant défini par une forte tension sur les ressources hydriques causée par un déséquilibre entre l’offre et la demande en eau, peut être accentué par les changements climatiques et les activités humaines, et affecter les sociétés en Europe du Sud et les armées françaises dans la conduite de leurs missions. Cette note se divise en trois parties : une analyse des conséquences sociétales du stress hydrique en Europe du Sud et des potentielles conflictualités associées, une étude des enjeux opérationnels et organisationnels que ce stress hydrique implique pour les armées françaises et leurs partenaires européens, et enfin, trois scénarii de prospective à l’horizon 2050, assortis de recommandations à destination du ministère des Armées.
I. LE STRESS HYDRIQUE ET LES SOCIÉTÉS HUMAINES EN EUROPE DU SUD
La note présente les conséquences des changements climatiques sur le cycle de l’eau en Europe du Sud, et les facteurs conduisant à une raréfaction de l’eau douce disponible. Cette analyse des facteurs de raréfaction s’inscrit dans un contexte d’inadéquation entre la demande et l’offre. Ainsi, depuis une cinquantaine d’années, la demande en eau est en croissance constante en Europe du Sud en raison notamment de la croissance démographique, de l’urbanisation, du développement de l’agriculture et de l’industrie énergétique. Pour autant, les politiques publiques européennes s’inscrivent dans des logiques qui tiennent souvent de la maladaptation et entraînent finalement une intensification des situations de stress hydrique.
En Europe du Sud, le stress hydrique a des conséquences sur la santé publique et les activités économiques. La raréfaction de l’eau accroît les risques de maladies liées à la consommation d’eau contaminée et à une hygiène dégradée, tout en favorisant la propagation de maladies vectorielles. D’un point de vue économique, il convient de souligner la vulnérabilité du secteur agricole qui subit des pertes de récoltes accrues induites par les sécheresses. En outre, le stress hydrique peut altérer la production du secteur énergétique et en augmenter les coûts. Ces perturbations, couplées aux dommages causés par les dérèglements du cycle de l’eau sur les infrastructures, peuvent entraîner une contraction économique.
Enfin, l’eau et le stress hydrique possèdent un potentiel conflictuel. En effet, bien qu’il soit peu probable que des guerres conventionnelles interétatiques soient déclenchées par le stress hydrique en Europe du Sud, la ressource peut néanmoins être instrumentalisée par des États lors de tensions. À l’échelle locale, le stress hydrique peut également conduire à des conflits d’usages concernant l’appropriation, la gestion ou l’exploitation de l’eau. Le recensement effectué par l’Observatoire dans le cadre de cette note montre une augmentation de ce type de conflits en fréquence et en intensité en Europe du Sud entre 2000 et 2024.
II. ENJEUX DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE LIÉS AU STRESS HYDRIQUE EN EUROPE DU SUD
Pour les armées, les enjeux liés au stress hydrique sont triples. (1) Les emprises sur le territoire français devront faire face à des variations croissantes de la disponibilité en eau. Pour autant, l’intégration de ces risques par les armées est consubstantielle aux situations hydriques de chaque région. (2) Les conditions d’entraînement et de déploiement des forces armées seront également affectées par une diminution qualitative et quantitative de la ressource en eau dans un contexte de hausse des besoins en eaux destinés à la consommation humaine (EDCH). Enfin, la multiplication des crises hydriques expose les armées à un risque de limite capacitaire, notamment pour les interventions de secours d’urgence.
Le degré d’intégration par les armées des problématiques liées à la ressource hydrique varie entre les opérations extérieures et les activités ayant lieu sur le territoire national. Dans le premier cas, la gestion de l’eau est déjà très élaborée, grâce à l’expérience acquise dans les zones de projections militaires françaises. Sur le territoire national, les armées jouent un rôle clé dans les réponses aux situations de crises hydriques (sécheresses, inondations, incendies). Mais la pérennité de certaines solutions doit être réévaluée à la lumière des projections climatiques et hydrologiques. Une prise en compte plus holistique est en phase de structuration autour de la stratégie ministérielle de l’eau publiée en 2023. Sa mise en oeuvre constitue néanmoins un défi de taille.
Enfin, à l’échelle européenne, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la France ont adopté des stratégies militaires structurelles et holistiques des enjeux hydriques, afin de réduire leurs consommations. D’autres pays, tels que la Slovénie, adhèrent à une vision technocentrée et réactive face à ces enjeux. Bien que l’armée grecque ait été à l’initiative de la principale coopération militaire européenne sur la gestion de l’eau dans les emprises, le projet Smart Blue Water Camp, elle semble peu active sur la gestion de l’eau. Si la coopération est fréquente dans la gouvernance de l’eau, elle est plus rare dans le domaine militaire, en particulier dans le cadre des OPEX où la volonté de conserver l’autonomie logistique prévaut.
III. PROSPECTIVE ET RECOMMANDATIONS
Scénarii de prospective
Scénario | Facteurs crisogènes et situation géopolitique dans la région | Conséquences géopolitiques, conséquences pour la France et impacts pour les forces françaises |
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2035 – Conflits d’usage autour de la ressource en eau en France | Augmentation significative du stress hydrique en Europe du Sud et des tensions associées à l’usage des ressources en eau douce, notamment entre les agriculteurs pratiquant une agriculture intensive, et les agriculteurs porteurs de pratiques plus écologistes. | Le rôle des armées est remis en cause, ainsi que leur légitimité et leur action dans la lutte contre les changements climatiques. Une évaluation publique de l’« empreinte eau » du ministère est demandée par l’opinion publique. |
2046 – Phénomènes extrêmes consécutifs d’excès et de manque d’eau sur le territoire métropolitain | Intensification et augmentation des crises hydriques chroniques et aiguës dans l’Hexagone. Les politiques maladaptées de gestion de l’eau entraînent une compétition accrue entre usagers autour d’une ressource devenue rare. La contraction économique impose aux armées une austérité budgétaire forte. | Dommages matériels majeurs sur les infrastructures militaires. Perte de crédibilité de la France dans sa capacité de réponse aux aléas climatiques extrêmes. Remise en cause du leadership de la France au sein de la défense européenne. Opposition de l’opinion publique qui perçoit les armées comme un ennemi climatique. |
2045 – Instrumentalisation de la crise hydrique en Corse par une puissance étrangère | Pénurie d’eau potable et alerte sécheresse en Corse. Résurgence de mouvements nationalistes. Contestation sociale, attribution de la responsabilité de la crise hydrique à la métropole. Alimentation de la colère par des stratégies de désinformation russe, et instrumentalisation de la crise par des puissances étrangères. | Cyberattaque d’une station de traitement d’eau, qui approvisionne Calvi et la base militaire de Raffalli. Mobilisation des forces de l’ordre, qui antagonisent d’autant plus la population. Discours locaux qui dénoncent la France, et son armée, comme une puissance coloniale. Propos repris par d’autres pays, qui remettent en cause la légitimité de la France en Corse et sur la scène internationale. |
Recommandations
- Collecter et analyser les données pour une meilleure compréhension des besoins en eau des emprises militaires françaises.
- Mettre en place des actions de réduction de l’« empreinte eau » à l’échelle des emprises.
- Renforcer la coopération du ministère avec les acteurs de la gestion de l’eau au niveau local, national et européen.
- Adopter une approche résiliente et globale dans l’anticipation des risques et menaces liés au stress hydrique pour le ministère des Armées.
Annexe 1. Carte des conflits liés à la ressource en eau en Europe du Sud entre 2000 et 2024
Par : Eléonore Duffau, Mathilde Jourde, Martin Collet
Source : Institut de Relations Internationales et Stratégiques