Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Mis en ligne le 25 Mar 2024

Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ?

Le front de la guerre en Ukraine semble figé, à la suite de l’échec de la contre-offensive du printemps 2023, et le conflit entre dans sa troisième année. C’est le constat de départ, prélude à une réflexion sur les dynamiques stratégiques du conflit, différenciées entre les adversaires, que propose le présent papier. Les auteurs exposent également les premiers enseignements militaires d’un affrontement de haute intensité, un affrontement qui leur semble in fine davantage en « recharge » qu’en impasse.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Yohann Michel, Olivier Schmitt et Élie Tenenbaum, « Les enjeux militaires de la guerre d’Ukraine : une impasse en trompe-l’œil ? », Politique étrangère, vol. 89, n° 1/2024, printemps 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI. Plus d’informations sur les abonnements à la revue Politique étrangère : cliquez ici.  

Après avoir concentré beaucoup d’espoir, l’offensive ukrainienne de 2023 s’est révélée un échec. La deuxième année de guerre s’est achevée sur une impression d’impasse militaire et de sombres perspectives. Certains commentateurs ont ainsi appelé Kiev à négocier un cessez-le-feu avec Moscou, arguant que l’enlisement du front devait être l’occasion d’engager une démarche politique de dialogue avec la Russie. L’image de stabilité est cependant trompeuse : la guerre est en réalité engagée sur un « faux plat », masquant une course contre la montre des deux belligérants pour renforcer leurs positions stratégiques au-delà de 2024. Alors que la Russie jouit d’une supériorité matérielle plus affirmée, le ralentissement du soutien occidental à l’Ukraine pourrait avoir des conséquences décisives sur l’issue du conflit.

La dynamique des opérations : de l’attaque surprise à l’enlisement

Avant d’être un duel stratégique, la guerre est d’abord une réalité tactique et opérationnelle. En deux ans de combats de haute intensité, le conflit ukrainien a connu de multiples phases. Après une première année marquée par la surprise et les grandes manœuvres, la guerre s’est largement enlisée en 2023, donnant parfois l’impression d’une impasse et masquant un rapport de force évolutif.

2022 : la guerre de mouvement

Sur le plan opératif, la guerre s’est caractérisée par une campagne conventionnelle de grande ampleur prenant le relais du conflit par procuration, continu depuis avril 2014, avec les républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk soutenues par la Russie. Le 24 février 2022, les troupes russes attaquent sur quatre axes : le nord depuis la Biélorussie, le nord-est depuis la province russe de Belgorod, l’est depuis le Donbass et le sud depuis la Crimée. L’objectif, vu de Moscou, est de s’emparer de la capitale et d’y renverser le pouvoir « déloyal » du président Zelensky. La séquence s’ouvre par une salve d’environ 200 frappes sur des sites stratégiques, qui s’avère insuffisante au regard de l’ampleur du théâtre. Le nombre des sorties aériennes est lui aussi limité (140 par jour en moyenne) par l’impréparation des forces aérospatiales russes et l’absence de doctrine adaptée. En découle une incapacité à s’assurer de la supériorité aérienne, notamment face aux défenses sol-air ukrainiennes, en dépit d’un rapport qualitatif et quantitatif en principe favorable à la Russie.

À terre, l’effet de surprise et la supériorité numérique initiale des forces russes rendent possible une progression rapide au sud, où elles s’emparent de la ville-pont de Kherson et de la majeure partie de l’oblast de Zaporijia, dont la centrale nucléaire d’Enerhodar. L’avantage numérique s’efface pourtant très vite avec la mobilisation générale décrétée par Kiev, qui permet d’appeler 600 000 hommes sous les drapeaux, dont plus de la moitié effectivement déployée sur le front, quand la Russie n’en aligne que 120 000. Par ailleurs, les problèmes d’organisation du commandement, d’acheminement des forces et de compétences dans la manœuvre immobilisent rapidement des lignes très étendues, harcelées par les Ukrainiens sur leurs flancs, notamment au nord et nord-est (axe de Soumy). Les pertes humaines et matérielles élevées rendent intenable la situation des forces russes, surprises par la solidité morale et militaire de leur adversaire.

Une deuxième phase s’ouvre fin mars avec le repli russe, qui abandonne les axes nord et nord-est pour redensifier les lignes à l’est et au sud. L’objectif n’est plus la défensive mais une reprise d’attaque sur le Donbass, vers Kramatorsk, et le contrôle du corridor de la mer d’Azov avec la prise de Marioupol. Les Russes cherchent alors à compenser leur infériorité numérique par une puissance de feu supérieure et des barrages d’artillerie massifs. Ils progressent de quelques dizaines de kilomètres à travers Sievierodonetsk et Lyssytchansk grâce à cette offensive, mais elle s’essouffle à l’été par manque d’hommes et de munitions.

Cette double fragilité, ainsi que l’infériorité russe en matière de renseignement et de commandement, permet à l’armée ukrainienne de lancer sa première contre-offensive. Planifiée dès juillet 2022 avec l’aide des Américains puis déclenchée fin août, celle-ci ouvre deux axes : l’un au sud vers Kherson, l’autre au nord-est pour desserrer l’étau autour de Kharkiv[1]. Alors que les Russes attendent le choc sur le premier objectif, l’effort ukrainien les surprend sur le second dès la fin août. En situation de précarité humaine et matérielle, les Russes sont contraints de céder la ville d’Izium et de reculer de près de cent kilomètres, derrière Koupiansk.

Le Kremlin réagit à ce camouflet en annonçant l’annexion des quatre oblasts ukrainiens partiellement occupés (en sus de la Crimée), une mobilisation partielle de 300 000 hommes et la nomination d’un nouveau commandant de théâtre : Sergueï Sourovikine. Pendant ce temps, les Ukrainiens basculent leur effort vers Kherson, pratiquant des frappes d’interdiction sur les arrières russes grâce à une artillerie à longue portée (notamment les lance-roquettes HIMARS fournis par les États-Unis), en ciblant notamment les dépôts de munitions et centres de commandement. L’effet de surprise passé, la reconquête de Kherson est plus laborieuse qu’à Kharkiv mais finit par déboucher en novembre, lorsque les Russes, isolés sur la rive droite de la Dniepr, prennent la décision d’évacuer des positions militairement intenables.

2023 : la guerre de position

La deuxième année de guerre qui s’amorce en 2023 est marquée par une immobilisation quasi totale du front, dans une situation que le chef d’état-major des armées ukrainien, Valeri Zaloujny, a lui-même comparé[2] à la Première Guerre mondiale. Reconstituant progressivement une force terrestre à partir de leurs appelés et volontaires ainsi que de nombreux détenus « libérés sous conditions » et pris en charge par le groupe paramilitaire Wagner d’Evgueni Prigojine, les Russes retrouvent une parité numérique en  alignant plus  de 350  000  hommes. Sur  un front continu d’un millier de kilomètres, ils fortifient leurs lignes, minent le no man’s land et assoient leur mainmise sur les territoires annexés.

En termes opérationnels, les efforts russes se déploient sur deux plans. Le premier consiste en une campagne de frappes contre des infrastructures civiles, notamment énergétiques, pour miner le moral ukrainien et accroître le coût économique du soutien occidental. Manquant de moyens et de précision, cette campagne inclut environ 200 frappes par mois, réparties en deux ou trois salves combinant missiles balistiques ou de croisière et drones à bas coût, à l’instar des Shahed 136 iraniens. Elle n’a aucun résultat probant car une part importante des vecteurs sont interceptés par la défense sol-air ukrainienne – l’une des fonctions de l’attaque étant d’ailleurs d’épuiser les stocks de missiles sol-air ukrainiens.

L’autre axe d’effort russe porte sur la ville de Bakhmout, au centre du front du Donbass, en direction du nœud ferroviaire de Kramatorsk, où la Russie envoie essentiellement les unités de Wagner. La lente et coûteuse progression – 20 000 mercenaires auraient perdu la vie dans la bataille[3] – vise moins à ouvrir une brèche qu’à fixer la défense ukrainienne, sans trop émousser la reconstitution d’une force régulière préservée pour une offensive dite « de printemps ». Cette dernière survient dès fin janvier sur le front de Donetsk, vers Vouhledar, Avdiivka et Kreminna. Mal coordonnée, manquant de moyens, elle s’éteint au bout d’un mois avec des gains limités[4]. Bakhmout finit par tomber en mai, laissant Wagner exsangue et Prigogine vindicatif. Deux mois plus tard, sa tentative de sédition s’avère aussi spectaculaire que vaine.

L’été 2023 voit enfin démarrer une offensive ukrainienne très attendue en Occident, que d’aucuns espéraient déboucher sur une percée similaire à celle de Kharkiv à l’automne précédent. La manœuvre a fait l’objet de longs débats entre Ukrainiens et Américains, avec huit grands wargames simulés informatiquement et de nombreux exercices sur table. Alors que le Pentagone presse l’armée ukrainienne de déclencher l’offensive au plus tôt (dès avril), avant que les lignes russes ne se consolident trop, les Ukrainiens souhaitent attendre l’arrivée des nouvelles armes et de la dizaine de nouvelles brigades formées et équipées en Allemagne[5]. Le plan d’attaque fait aussi débat : les Américains recommandent de concentrer l’effort sur un point décisif, quand Kiev préfère jouer sur trois axes – cette dernière option prévalant in fine. Après une longue préparation basée sur l’attrition du dispositif russe par des frappes à longue portée et des incursions vers Belgorod, l’offensive s’ouvre en direction du sud et de l’est avec comme principal objectif de retrouver l’accès à la mer d’Azov.

Dès les premiers jours cependant, les colonnes mécanisées se heurtent à la « ligne Sourovikine », fortifiée dans la profondeur et protégée par 12 millions de mines – un niveau d’interdiction qui avait été mal anticipé par le renseignement ukrainien, basé sur les survols de drones. Sans appui aérien, les véhicules de déminage, peu nombreux, sont ciblés par les hélicoptères d’attaque et les drones russes. Pour préserver le matériel, l’armée ukrainienne décide d’opérer en petits groupes débarqués, précédés de sapeurs à pied. Les tanks qui tentent de s’engouffrer dans les corridors tombent dans des embuscades antichars, tandis que les véhicules à roues déchirent leurs pneus sur le sol jonché d’éclats et battu par les feux. Les pertes sont élevées et les progrès maigres. Après trois mois d’effort, l’offensive s’essouffle : seuls 500 kilomètres carrés ont été reconquis[6], contre plus de 22 000 en 2022.

Les derniers mois de l’année connaissent un ultime retournement, avec une nouvelle attaque russe sur le saillant d’Avdiivka, aux abords de Donetsk. Suivant des tactiques similaires à celles observées à Bakhmout, les assaillants progressent au prix d’un déluge d’acier et d’un coût humain élevé. Si Kiev n’a pas perdu la capacité à surprendre par des actions d’éclat – comme l’attaque de la flotte de la mer Noire à Sébastopol en septembre -, l’initiative est globalement revenue à la Russie qui entame au début de l’hiver une nouvelle campagne de bombardements aériens,

2024 : percée, impasse ou faux plat ?

Alors que la deuxième année de guerre s’achève, les observateurs s’accordent pour reconnaître que les perspectives opérationnelles sont plus sombres pour Kiev. Si dans les capitales occidentales le mot d’« impasse » (stalemate), employé[7] par le général Zaloujny dans une interview à The Economist, est sur toutes les lèvres, il véhicule pourtant une idée fausse de stabilité du front, voire de conflit gelé. En réalité, chaque belligérant est engagé dans une course pour reconstruire un potentiel de combat qui lui permettrait de vaincre en 2025, ou 2026. Cette aptitude dépend en grande partie de facteurs stratégiques au-delà du champ de bataille, mais trois facteurs opérationnels majeurs méritent d’être soulignés : la puissance de feu, le capital humain et la supériorité de milieu.

La puissance de feu est aujourd’hui le point le plus  saillant sur le champ de bataille. Alors qu’à l’été 2023 l’Ukraine parvenait à tirer 7 000 coups par jour et à dégrader la capacité russe aux alentours de 5 000, les rapports se sont ensuite inversés[8] avec à peine 2 000 pour l’Ukraine contre 10 000 pour la Russie. Le problème est similaire dans le domaine de la défense antiaérienne, où les stocks ukrainiens s’épuisent[9] rapidement face à une capacité de frappe russe de l’ordre de 100 missiles et 300 drones par mois. Or les dynamiques stratégiques et industrielles des approvisionnements en munitions sont aujourd’hui entièrement suspendues, côté ukrainien, à un soutien occidental qui s’érode.

Le deuxième défi, l’enjeu humain, est plus problématique encore. Si les pertes ukrainiennes sont bien inférieures à celles des Russes – les évaluations américaines décomptaient[10] fin août 70 000 morts et autant de blessés côté ukrainien, contre 315 000 tués ou blessés côté russe –, la capacité ukrainienne de régénération est moindre. Fin décembre 2023, le président Zelensky a annoncé la mobilisation de 450 à 500 000 nouveaux soldats, mais il hésitait encore à abaisser l’âge de conscription de 27 à 25 ans ou à envisager la mobilisation des femmes. Par-delà la quantité, se pose la question de la qualité des ressources, alors que les troupes les plus expérimentées ont été décimées. La capacité cruciale de « passage à l’échelle » pour pouvoir manœuvrer non plus en sections et en compagnies mais au niveau de la brigade, voire de la division et du corps d’armée, dépend fondamentalement de la formation au travail d’état-major et de la mise en place de structures qui font aujourd’hui défaut dans l’armée ukrainienne – une compétence également maigre du côté russe.

Le troisième défi est tout aussi important et structurel. Au regard du blocage tactique actuel, la percée dépendra sans doute de la maîtrise de moyens de supériorité de milieu. Au sol, les offensives de 2023 ont montré l’importance de la concentration des forces et du commandement ainsi que des facilitateurs de mobilité issus du génie-combat, notamment dans le bréchage et le déminage. Directement liée à la progression terrestre, la question de la guerre électronique apparaît essentielle pour se renseigner, tromper et brouiller l’adversaire, et se protéger contre ses drones et ses missiles. Aujourd’hui, la capacité russe en la matière affaiblit, quand elle ne paralyse pas, toute action offensive ukrainienne. Enfin, l’enjeu essentiel de la capacité d’action aérienne demeure un horizon difficilement contournable si l’on espère parvenir à un déblocage tactique important, même si aucun des deux camps ne peut espérer se doter d’une aviation de supériorité dans l’année 2024.

Les dynamiques stratégiques du conflit

Dans tout conflit armé, la capacité des belligérants à obtenir l’appui de partenaires et à mobiliser le soutien financier et matériel nécessaire à l’effort de guerre constituent des facteurs centraux pour atteindre la victoire. La guerre russo-ukrainienne ne fait pas exception : le conflit étant désormais marqué par son caractère « attritionnel » – soit la capacité relative des belligérants à dégrader les ressources de l’ennemi plus vite que celui-ci ne peut les reconstituer -, l’aptitude de Kiev et de Moscou à poursuivre le combat dans la durée est un enjeu fondamental.

Un axe russe résilient

Côté russe, l’État s’organise non seulement pour la guerre « régionale » contre l’Ukraine – réaffirmant régulièrement son objectif radical de « démilitarisation » et de « dénazification » du pays -, mais aussi en vue d’un conflit plus large et dans la durée face à l’« Occident collectif ». L’objectif annoncé du Kremlin est bien une recomposition du système international. Économiquement, l’État se structure autour d’un « capitalisme de guerre » marqué par « des dépenses militaires élevées, une hausse du financement public de nombreux secteurs par des subventions directes et des exonérations fiscales, la négligence de tous les droits de propriété intellectuelle, l’annulation unilatérale du service des dettes des entreprises et pays étrangers, et la nationalisation d’actifs étrangers[11] ». Dans l’immédiat, cette nouvelle économie politique se manifeste par l’augmentation du budget de la défense qui devrait atteindre 106 milliards d’euros (6 % du produit intérieur brut) en 2024, soit une augmentation de 70 % en un an et un triplement depuis 2021. Ces investissements militaires massifs soutiennent la croissance de l’économie, d’autant qu’ils s’accompagnent d’autres investissements majeurs dans les infrastructures. De plus, la pénurie de main-d’œuvre, entraînée par l’exil d’un million de Russes depuis 2022 et par les pertes liées à la guerre, tend à l’augmentation du salaire réel des employés, tandis que les primes versées aux soldats déployés et les indemnisations des familles des morts au combat améliorent le pouvoir d’achat de la population.

L’effort de guerre russe est également soutenu politiquement et matériellement par les partenaires stratégiques de Moscou : Biélorussie, Iran, Corée du Nord et Chine. Minsk était déjà dépendant de Moscou avant la guerre, et l’emprise russe s’est encore accrue avec le conflit. L’intégration militaire entre les deux pays se poursuit, notamment avec l’annonce du déploiement d’armes nucléaires tactiques russes en Biélorussie, tandis que les deux tiers des exportations biélorusses vont désormais vers la Russie. L’Iran a fourni un soutien précieux à l’effort de guerre russe en livrant en masse des drones Shahed et Mohajer, qui ont permis à Moscou de maintenir une pression constante sur les infrastructures ukrainiennes à moindre coût et de disposer du temps nécessaire à la régénération de ses propres capacités de missiles balistiques. Téhéran est soupçonné d’avoir livré plus de 300 000 obus d’artillerie et près d’un million de cartouches à Moscou. De son côté, la Corée du Nord livrerait[12] massivement à la Russie des munitions, notamment près d’un million d’obus d’artillerie en 2023.

Enfin, la Chine soutient la Russie politiquement mais alimente aussi l’effort de guerre à travers l’export de matériels nécessaires à l’industrie.

Ainsi les importations russes d’engins de terrassement, de camions, de roulements à billes, de composants électroniques et de drones à double usage, tous vitaux pour les opérations militaires ou pour l’industrie de défense, ont-elles augmenté[13] de manière exponentielle depuis février 2022. Loin d’être embarrassée par le conflit, la Chine a au contraire clairement choisi son camp, son objectif stratégique de transformation du système international rejoignant celui de Moscou.

Les sanctions imposées par les pays occidentaux sont, en l’état, insuffisantes pour avoir l’effet escompté car la Russie a réorganisé ses flux commerciaux et financiers. En outre, la mise en œuvre des sanctions elles-mêmes laisse à désirer, certains pays membres de l’Union européenne ou de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) – la Hongrie ou la Turquie – tolérant (voire organisant) un maintien sélectif des échanges avec Moscou. Enfin, le régime russe a cimenté un discours politique antioccidental et la majorité de la population se montre peu critique envers une guerre dont elle tire satisfaction nationaliste et bénéfice financier[14].

À moyen terme, les conséquences seront pourtant négatives pour la Russie : son capital humain se dégrade du fait des exils, des morts au combat et de la baisse de la fécondité, sa capacité industrielle va se contracter et son économie se caractérisera de plus en plus par la prédation interne. L’économie russe est aussi confrontée à un trilemme : financer la guerre contre l’Ukraine, maintenir le niveau de vie de la population et préserver la stabilité macroéconomique. Pour atteindre les deux premiers objectifs, il faudra augmenter les dépenses, ce qui alimentera l’inflation et empêchera d’atteindre le troisième objectif. La Russie fait le pari qu’elle peut remporter le conflit en Ukraine et fracturer l’Occident dans les trois prochaines années, et qu’elle dispose à court terme des moyens nécessaires pour financer la guerre.

Le camp occidental dans l’hésitation

La perspective stratégique de court et moyen termes de l’Ukraine est plus inquiétante. L’économie ukrainienne a perdu plus de 30 % de son produit intérieur brut dans l’année qui a suivi l’invasion russe de 2022. L’émigration de six millions d’Ukrainiens aggrave encore les difficultés, générant une pénurie potentielle de main-d’œuvre. L’économie ukrainienne a pourtant fait preuve de résilience. La numérisation a joué un rôle important, les services publics restant largement accessibles. La corruption reste en revanche un problème, en dépit d’efforts évidents pour la contenir, tandis que le jeu politique ukrainien semble se rouvrir avec l’apparition de critiques ouvertes de la présidence.

Les soutiens de Kiev semblent eux-mêmes incertains de leur capacité, ou de leur volonté, à poursuivre leur aide. Aux États-Unis, l’Ukraine est devenue un enjeu politique dans la course présidentielle, alors que le camp républicain emmené par Donald Trump se montre de plus en plus réservé dans son soutien à Kiev – le blocage par le Congrès d’un paquet d’aide militaire de 61 milliards de dollars en témoigne. Le consensus européen semble également vaciller, comme le montrent les dissensions affichées lors du Conseil européen de décembre 2023, avec notamment le refus hongrois d’accorder un autre paquet d’aide de l’ordre de 50 milliards d’euros.

L’industrie de défense européenne, taillée au plus juste depuis la fin de la guerre froide, ne dispose plus des ressources nécessaires à une remontée en puissance qui permettrait de produire les munitions demandées par Kiev, notamment les obus d’artillerie. La Corée du Sud a livré en 2023 plus de munitions à l’Ukraine que l’Europe. En dépit des déclarations publiques sur une « économie de guerre » en France ou une Zeitenwende (changement d’époque) en Allemagne, les Européens n’augmentent que marginalement leurs dépenses de défense, ne passant pas les commandes nécessaires à une remontée en puissance de l’outil industriel. Le soutien en nature à l’Ukraine pose également question : les livraisons d’armes ont été faites de manière incrémentale en raison de craintes, parfois manipulées, d’une « escalade » de la part de la Russie[15], tandis que la formation fournie aux militaires ukrainiens semble parfois déconnectée de leurs besoins opérationnels. Dans ce contexte, les « assurances de sécurité » de la déclaration commune de soutien à l’Ukraine adoptée par le G7 au sommet de Tokyo en juillet 2023 sont un signe important d’engagement pluriannuel. Pour les Occidentaux, l’enjeu sera de rendre ces garanties à la fois politiquement et matériellement crédibles, en joignant à la stratégie déclaratoire une véritable stratégie industrielle.

Ainsi, la temporalité du conflit est importante. La Russie dispose d’une théorie de la victoire plausible qui consiste à parier sur un affaiblissement du soutien occidental à l’Ukraine, combinant les pusillanimités européennes et un changement d’administration aux États-Unis. Elle entend fournir un effort de guerre intense entre 2024 et 2025, et s’en donne les moyens. La Russie n’a donc aucune intention de négocier, puisqu’elle pense pouvoir l’emporter. La théorie de la victoire ukrainienne est, elle, conditionnée par un soutien occidental dans la durée qui lui permettrait d’absorber le choc des prochaines années dans une « défense active », tout en réorganisant l’État ukrainien pour limiter la corruption et soutenir l’économie, en attendant que les faiblesses structurelles de la Russie finissent par la rattraper et en érigeant la Crimée en nouveau théâtre d’opérations.

Les premiers enseignements militaires d’un conflit de haute intensité

Par l’ampleur du conflit et son caractère inédit au XXIe siècle, la guerre d’Ukraine fournit les armées modernes en enseignements pertinents. La prolifération d’images sur les réseaux sociaux et l’abondante couverture médiatique côté ukrainien ont alimenté ces réflexions à tous niveaux. La multiplicité de sources ne doit pourtant pas faire oublier leurs biais de sélection. Une vidéo montrant la destruction d’un char par un missile ne dit rien des échecs précédents, ni de la chaîne logistique et de ressources humaines qui la rendent possible. Ces précautions posées, quelques enseignements militaires émergent clairement.

Une guerre d’attrition et de masse

La principale réalité de la guerre d’Ukraine est bien l’attrition à grande échelle à laquelle armées et industries de défense occidentales n’étaient plus préparées. Le nombre de munitions tirées ainsi que la densité et l’étendue des champs de mines sont des aspects bien connus que les armées semblent redécouvrir à chaque guerre majeure. Les énormes quantités de munitions nécessaires pour les combats en Ukraine dépassent largement les stocks et capacités de production des pays de l’OTAN, sauf peut-être pour les États-Unis. Les forces armées russes, à l’été 2022, consommaient plus de 30 000 obus d’artillerie par jour. À titre de comparaison, la France pourrait[16] produire 20 000 obus de 155 mm sur l’ensemble de l’année 2024 – un chiffre pourtant déjà accru de 20 % depuis 2022. Si le conflit souligne l’intérêt des munitions de précision, permettant d’alléger la charge logistique, et donc sa vulnérabilité, il rappelle aussi que certaines situations (brouillage GPS, météo, etc.) interdisent leur usage.

L’attrition en hommes et en équipements avait été mieux anticipée, mais la prolongation du conflit pose de part et d’autre la question de la soutenabilité des stocks d’équipements et de véhicules. La situation est préoccupante, en particulier pour certaines catégories de matériels. La combinaison de la létalité des feux, ou les difficultés de franchissement de zones minées sur de grandes distances, augmente le besoin en véhicules de franchissement ou de combat du génie[17]. En nombre restreint dans les arsenaux occidentaux, ces véhicules n’ont pu être livrés en nombre suffisant pour permettre de franchir des défenses russes particulièrement denses. Sans ces moyens spécialisés et sans supériorité aérienne, toute conquête territoriale demande des sacrifices humains et matériels majeurs.

La dronisation à outrance

La guerre d’Ukraine témoigne de la prolifération des drones[18], qu’il s’agisse de plateformes à voilure fixe volant à moyenne ou haute altitude, de micro-drones quadricoptères équipés d’une unique caméra, ou encore de drones agricoles modifiés pour larguer des munitions de 15 à 20 kilos. Leur emploi s’est généralisé depuis 2014 et ils équipent désormais l’ensemble des unités. Les forces armées ukrainiennes estiment[19] même perdre environ 10 000 drones de toutes tailles chaque mois. Les contre-mesures se développent aussi très rapidement, comme le démontre la quasi-disparition des drones turcs Bayraktar TB2 qui, après un succès initial, se sont heurtés à l’adaptation des défenses russes.

Ces drones, à l’instar des engins explosifs improvisés avant eux, sont trop souvent considérés comme des systèmes d’armes peu coûteux et leur impact organisationnel sur les structures de force est sous-estimé. Ils nécessitent en réalité des compétences rares ainsi qu’un ensemble de moyens pour pouvoir opérer. Le nombre de personnels mobilisés pour les utiliser est désormais supérieur aux effectifs directement affectés aux assauts d’infanterie qu’ils soutiennent. Actuellement, chaque brigade d’assaut ukrainienne dispose de son propre bataillon de drones, composé en théorie d’une compagnie d’observation et d’une autre consacrée aux frappes.

Ces dernières unités sont généralement équipées d’un nouveau type de drone, apparu à l’été 2022, équipé d’explosifs et piloté à l’aide de caméras offrant un « point de vue à la première personne » (First-Person View, FPV). Très maniables, ils peuvent fondre avec précision sur une cible, même mobile ou protégée, et pénétrer dans une tranchée, voire un bâtiment. Plusieurs FPV sont généralement nécessaires pour neutraliser un seul véhicule blindé, alors même que l’on estime que moins d’un tiers des frappes sont réussies. S’ils sont largement utilisés, cet usage ne peut pas encore être massif, les fréquences d’émission des différents systèmes se chevauchant et se brouillant mutuellement. Particulièrement sensibles aux conditions météorologiques et à la guerre électronique, ils ne remplacent pas l’artillerie ou les missiles antichars mais offrent de nouvelles opportunités tactiques en compensant partiellement certaines lacunes. L’Ukraine, qui disposait en 2022 d’une avance en ce domaine, est aujourd’hui rattrapée par les capacités de production de la Russie et de ses alliés. Les Occidentaux tardent, de leur côté, à industrialiser la production de ces FPV.

La persistance et l’omniprésence des capacités d’observation optique et électronique, des satellites aux drones, ont radicalement augmenté la relative transparence du champ de bataille, qui se combine au raccourcissement des délais d’analyse et de traitement des informations. Dans les secteurs du front où les moyens de frappe sont disponibles sur court préavis, seules quelques minutes ou dizaines de minutes sont désormais nécessaires pour l’ensemble du cycle détection/identification/traitement/prise de décision/mise en œuvre des feux/frappe. Il est ainsi devenu très dangereux de regrouper des moyens nombreux, ce qui participe au blocage tactique et rend difficile toute percée.

La fin du sanctuaire : une nouvelle géométrie du champ de bataille

Une des leçons les plus importantes du conflit ukrainien – confirmée par les attaques du Hamas depuis Gaza en Israël – est qu’il n’existe plus de zones sanctuaires. La Russie a pu réaliser des frappes de précision, à longue distance, sur la totalité du territoire ukrainien. De son côté, l’Ukraine a pu frapper des objectifs éloignés de ses frontières, en dépit de moyens limités et de contraintes politiques et diplomatiques élevées. Toute cible non protégée peut être détectée et frappée. Les grands centres de commandement utilisés par les armées occidentales depuis plusieurs décennies, peu mobiles et avec un rayonnement électronique important, apparaissent particulièrement vulnérables. De même, les installations de maintenance ainsi que les dépôts d’équipements ou de munitions doivent désormais être dispersés et protégés. La réduction de l’empreinte logistique est devenue primordiale pour réduire la vulnérabilité aux frappes de précision[20].

Si la notion de sanctuaire doit être abandonnée, les points névralgiques doivent être défendus, d’où la nécessité de disposer d’une défense antiaérienne suffisante. La persistance d’une telle capacité côté ukrainien a empêché la Russie d’acquérir la supériorité dans les airs, en dépit de ses avantages numériques et technologiques. Surtout, pour faire face aux attaques de saturation comme aux frappes de systèmes sophistiqués, les deux camps combinent des systèmes antimissiles de très haute complexité technologique et des solutions moins onéreuses, permettant une large dissémination et l’endurance de l’ensemble des forces. Des moyens jugés dépassés, comme les canons antiaériens à tir rapide, se sont révélés vitaux dans la lutte contre les drones.

En réalité, aucune technologie de précision n’a rendu caducs ou inutiles les outils des guerres précédentes. Il faut toujours disposer d’une artillerie nombreuse, dotée de stocks importants. Les chars demeurent des outils indispensables au combat interarmes, dans les phases défensives comme dans les phases offensives. De même, si les hélicoptères d’attaque russes ont montré leur grande vulnérabilité aux premiers jours du conflit, ils ont ensuite joué un rôle clé dans la défense face aux assauts ukrainiens, en ciblant par exemple les véhicules blindés du génie. Comme certains observateurs l’ont fait remarquer, « les moyens cyber, bien que vitaux, ne permettent pas de franchir une rivière[21] ».

* * *

Contrairement à ce qui est souvent dit, la guerre d’Ukraine se trouve moins dans une impasse que dans une phase de « recharge », les deux belligérants tentant de se doter des moyens d’emporter la décision à l’horizon 2025-2026. Confiante dans sa force, ses appuis stratégiques et le manque de volonté de l’Occident, la Russie de Vladimir Poutine ne montre aucun intérêt pour un règlement négocié, et n’a pas revu à la baisse ses buts de guerre. Polarisés par la campagne présidentielle, les États-Unis semblent quant à eux décidés à réduire la voilure de leur soutien à l’Ukraine.

L’année qui s’annonce est donc cruciale pour l’Europe : celle-ci doit très rapidement décider si elle veut doter l’Ukraine des moyens de maintenir la pression sur la Russie et de la pousser à revoir ses calculs ou si, au contraire, elle se résigne à une possible défaite des armées ukrainiennes. L’option choisie, quelle qu’elle soit, aura des conséquences majeures pour la sécurité du continent.

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