L’emploi des drones, un atout sous-estimé pour la puissance aérienne ?

Mis en ligne le 23 Sep 2022

L’emploi des drones, un atout sous-estimé pour la puissance aérienne ?

En quelques années, les drones aériens se sont imposés dans le ciel. Comme le rappelle un rapport récent, le nombre de drones commerciaux est passé en France « de 400 000 en 2017 à 2,5 millions aujourd’hui ». D’un point de vue militaire, « les drones […] sont […] devenus des équipements militaires quasi standards, avec une flotte mondiale qui dépasserait de loin les 20 000 appareils, alors qu’il reste difficile d’évaluer avec précision l’état du parc de pays comme la Chine ou l’Iran ».

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Romain Desjars de Keranrouë, « L’emploi des Drones, un atout sous-estimé pour la puissance aérienne ? », CESA / Revue Vortex. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Calaméo.

De la Libye à l’Éthiopie jusqu’au Yémen, du Haut-Karabagh à l’Ukraine, les drones, quelles que soient leurs catégories[1], font réagir et débattre stratèges, militaires, industriels et hommes politiques[2]. Incarnant une révolution dans les affaires militaires, voire une rupture pour les uns, ne répondant pas aux défis des  conflits de haute intensité et seulement adaptés aux engagements asymétriques pour les autres, ils ne laissent personne indifférent.

Ces interrogations ne sont pas récentes. Dans un ouvrage d’étude et de prospective publié en 2013, des chercheurs de l’Institut français des relations internationales (IFRI) évoquaient déjà l’apparition probable d’un « adversaire ayant massivement intégré les drones à sa flotte [qui] pourrait amener à reconsidérer l’arbitrage qui a été accompli entre le perfectionnement des plateformes, leurs types et leur nombre »[3]. L’observation des conflits actuels tend à confirmer ces propos et doit pousser les aviateurs à mieux appréhender la manière dont les drones pourraient faire évoluer les contours de la puissance aérienne.

Plusieurs questions se posent dès lors. Quelles leçons devons-nous tirer des engagements récents, dont les plus emblématiques sont ceux du Haut-Karabagh[4], de Libye qualifiés de « la plus grande guerre de drones au monde »[5] ou du Yémen où les Houthis proclamaient que 2019 était « l’année des drones »[6] ? En privilégiant uniquement le MQ-9 Reaper aujourd’hui, l’EuroMALE demain ou les futurs effecteurs déportés de type loyal wingman, les armées de l’Air occidentales ne se privent-elles pas d’options supplémentaires ?

Pour répondre à ces interrogations, on soulignera initialement comment les drones offrent la possibilité à des organisations militaires parfois modestes de se doter d’une véritable puissance aérienne (I). On développera ensuite l’idée que les drones sont nécessaires pour conserver l’initiative et la liberté d’action, « essence de la stratégie »[7](II). On suggérera enfin qu’un développement complémentaire de moyens aux Reaper, EuroMALE et autres loyal wingmen pourrait être sérieusement considéré pour répondre aux enjeux des conflits à venir (III).

La réinvention de la puissance aérienne par des acteurs régionaux

En France et en Europe, l’emploi des drones et particulièrement du Reaper, se concentre sur le contre-terrorisme, dans un contexte de suprématie aérienne. Comme le rappellent les sénateurs O. Cigolotti et M-A. Carlotti, « la France continue […] d’avoir un emploi ‘stratégique’ de ses drones armés (le drone Reaper et demain, l’Eurodrone) qui ont vocation à être utilisés pour des opérations de haute valeur ajoutée »[8].

Pourtant, dans d’autres régions du monde, le drone prolifère comme la « solution du pauvre »[9]. Il permet de combiner les moyens et de manœuvrer à des coûts acceptables face à des puissances aériennes qui mettent en œuvre une stratégie des moyens coûteuse et d’un niveau technologique très élevé.

Les aptitudes opérationnelles des drones

Quatre rôles sont traditionnellement dévolus à l’arme aérienne : le contrôle de l’air qui permet l’appui feu et l’interdiction, la mobilité, l’attaque stratégique et le renseignement. Les drones contribuent bien sûr à ces grandes fonctions, en valorisant d’abord, quelle que soit leur taille, les capacités d’observation. Leur persistance, grâce à leur endurance (supérieure à 24h pour certains types), ou leur présence permanente au-dessus d’une zone grâce à leur nombre et à des relais réguliers, renforcent cette capacité de renseignement. Il est désormais possible de cartographier en détail le dispositif ennemi, en repérant par exemple ses matériels terrestres, ses unités et leurs tactiques, ses systèmes de défense, etc.

Par ailleurs, la plupart des drones ont été armés en l’espace de 20 ans[10]. Le couple capteur-effecteur placé sur une même plateforme a sensiblement accéléré les opérations de ciblage et de frappe. Les munitions téléopérées[11], parfois appelées « rodeuses », qu’on pourrait classer entre le missile et le drone, ont entraîné la multiplication des missions de Strike, Coordination and Reconnaissance (SCAR)[12] au-dessus du champ de bataille. Ces missions causèrent la destruction de nombreux systèmes sol-air arméniens, incapables de détecter les tirs [13], pendant la guerre du Haut-Karabagh. Les cibles des attaques peuvent être variées, s’étendant d’objectifs militaires (comme des matériels terrestres blindés ou des bases aériennes comme à Lattaquié) jusqu’à des individus tenant une place essentielle dans le fonctionnement d’organisations ennemies (High Value Target)[14], en passant par la destruction d’installations contribuant au potentiel économique adverse (attaque du site d’Aramco en Arabie Saoudite qui a ralenti de 5% la production mondiale brute de pétrole)[15].

Cette évolution rapide n’est pas sans rappeler par certains aspects l’émergence de l’avion sur les champs de bataille au début du XXe siècle, d’abord cantonné à l’observation avant d’être employé pour l’appui feu et le bombardement.

Occupation aérienne[16]

Grâce à leur persistance, les drones produisent des effets militaires et psychologiques chez l’adversaire, parfois même sociétaux comme cela a été le cas sur les populations survolées dans les zones tribales du Pakistan pendant la guerre en Afghanistan[17].

La guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie a mis en lumière l’intérêt de l’emploi des drones quand ils peuvent évoluer sans être menacés. Omniprésent sur le champ de bataille, le drone Bayraktar TB2[18] contribua à réduire de manière très significative la puissance de feu adverse au sol. Les troupes terrestres, pourtant relativement aguerries, furent désemparées et essuyèrent de lourdes pertes sans pouvoir riposter efficacement[19].

Cette occupation aérienne, plus facile à mettre en œuvre quand elle est associée à la suprématie aérienne, peut aussi être envisagée contre des adversaires mettant en œuvre des intercepteurs ou des moyens avancés technologiquement. Les Turcs ont ainsi soutenu le gouvernement de Tripoli en Libye, face aux forces du général Haftar qui possédaient des drones Wing Loongs[20] venant des Émirats arabes unis. Comme le soulignent les sénateurs O. Cigolotti et M.-A. Carlotti, « l’entrée des TB2 dans le conflit libyen a créé une rupture de dynamique, jusque-là favorable à l’ANL/Émirats. […] Leurs frappes ont remis en cause la supériorité aérienne de l’ANL sur le théâtre des opérations dont elle jouissait jusqu’alors grâce à l’appui des Émirats. »[21].

La guerre en Ukraine semble confirmer cette tendance. Les drones TB2 employés par les Ukrainiens ont infligé des pertes certaines aux troupes russes au début de la campagne[22], malgré l’importance de l’arsenal aérien mis en œuvre par les Russes.

Montée en gamme de l’ISR

La dissémination des drones, leur emploi de plus en plus systématique par des puissances régionales comme l’Éthiopie[23] ou le Maroc élèvent le niveau général de connaissance et d’anticipation des belligérants sur le champ de bataille tout en conservant une forme de rusticité. Grâce à la multiplication des capteurs, ces puissances bénéficient de meilleures capacités de commandement et de contrôle (C2) et peuvent préparer des actions où leurs moyens seront combinés. Leur niveau professionnel s’améliorera probablement en conséquence[24]. Certes, les capacités de C2 restent souvent rustiques, de sorte qu’il n’est pas question de planifier des manœuvres complexes. Pour autant, l’emploi de drones dans une manœuvre combinée avec les champs électromagnétique et informationnel peut produire des effets stratégiques, comme l’a prouvé l’arrivée des Bayraktar TB2 en Libye.

Hybridité

Une stratégie hybride brouille les limites entre les types et les niveaux des conflits, entraînant la possibilité, pour celui qui sait la manier, d’atteindre ses fins sans recourir à la mobilisation complète de ses moyens militaires traditionnels. Le drone peut jouer un rôle dans ce type de stratégie[25]. Si les attaques par drone sont plus aisément attribuables que dans le cyberespace, la désignation du commanditaire n’est cependant pas automatique. Alors que les drones ou missiles ayant frappé le site pétrolier d’Aramco[26] sont d’origine iranienne, l’attaque a été revendiquée par les Houthis, déchargeant en apparence les dirigeants de Téhéran de toute responsabilité. La CIA a conduit des frappes en dehors de théâtres d’opération reconnus en utilisant des drones, là où l’emploi d’avions de chasse, plus visibles, aurait moins convenu et certainement donné lieu à des réactions plus outrées.

La perte d’un drone suscite également moins de réactions que celle d’un aéronef et de son équipage. Aucune escalade sensible n’a par exemple débuté en juin 2019 après qu’un drone Global Hawk américain ait été abattu au Sud de l’Iran. Enfin, certaines catégories de drones achetées dans le civil, peuvent être militarisées, complexifiant l’attribution de la frappe.

Le drone peut donc contribuer à « gagner la guerre avant la guerre », ce que les plus hautes autorités françaises reconnaissent désormais. Le chef d’état-major des Armées affirme dans sa vision stratégique que « les frappes de drone constituent une action offensive graduelle qui minimisent les implications géopolitiques »[27] tandis que les députés S. Baudu et J. Lasalle confirment que « les drones se trouvent au cœur des stratégies hybrides, définies par l’Actualisation stratégique 2021 »[28].

L’arme du pauvre pour défier le riche

En janvier 2022, trois attaques combinées de drones et de missiles houthis ont contraint les Émirats arabes unis à mettre en alerte leur défense anti-missile THAAD[29] et leurs avions de combat. Batteries et avions devaient neutraliser ces drones développés à bas coûts. Or, le missile d’une batterie Patriot est estimé à plus d’un million de dollars quand le prix du drone employé pour l’attaque ne dépasse pas les quelques centaines de dollars[30]. Les drones peuvent ainsi réduire en partie le rapport de force entre les belligérants, en immobilisant du matériel et en imposant des coûts élevés aux forces dotées des équipements les plus avancés, qui doivent se prémunir des coups portés par des organisations non-étatiques.

De façon complémentaire, en Irak, après que l’État islamique ait recouru à des drones commerciaux – quadricoptère Phantom-III et aile volante Skywalker X-8 – armés de grenades[31], les États-Unis reconnaissaient une forme d’incapacité à repousser ce type de menace. Le général McKenzie, commandant le Central Command, déclarait ainsi, suite à un rapport interne du Pentagone qui évaluait la capacité de détection et d’interception de ce type de drone à moins de 40%, « [qu’]utiliser des armes très chères sur un drone bon marché n’est ni rentable, ni efficace. Et si vous n’êtes pas capable d’abattre un engin qui survole une base, vous n’avez pas de supériorité aérienne »[32].

Des leçons à tirer de ces nouveaux usages

Ces exemples soulignent l’émergence de nouveaux modes d’action qui montrent le potentiel offensif des drones. Certes, il faut éviter le piège de la fascination envers la nouveauté. Les limites des drones sont encore mal définies et elles dépendront sans aucun doute du contexte opérationnel dans lequel ils sont employés. Mais il serait regrettable de ne pas s’inspirer de ce que font nos adversaires potentiels pour améliorer nos modes d’action. D’autant que les conséquences sont sensibles du point de vue de l’art de la guerre, « art tout d’exécution ».

L’impact du drone aérien dans la stratégie militaire

La saturation, comme « manœuvre par la lassitude » [33]

Une des premières conséquences dans l’art de la guerre du développement des drones est le retour du principe de saturation. L’emploi d’un nombre significatif  de drones sur un champ de bataille met en évidence les limites des stratégies reposant sur l’excellence technologique, avec des équipements comptés en nombre et coûteux. C’est la « manœuvre par la lassitude » décrite par le général Beaufre. Ainsi, pour S. Baudu et J. Lassalle, « l’emploi de drones permet […] de faire peser une menace disproportionnée par rapport aux moyens investis, nécessitant, pour celui qui doit s’en défendre, de fortes ressources pour la contrer »[34]. Si l’Iron Dome israélien est efficace contre les attaques du Hezbollah (90% d’interception pour un prix unitaire d’environ 50 000$[35], face à des drones coûtant parfois quelques centaines de dollars), la facture augmente régulièrement quand les batteries doivent faire face à environ 400 tirs palestiniens par jour, roquettes et drones confondus. Et S. Baudu et J. Lassalle d’ajouter : « Face à des nuées de drones à un millier d’euros, est-il intelligent d’utiliser des missiles qui coûtent entre un à deux millions d’euros pièce ? »[36]. Les termes du débat « qualité versus quantité » appliqués au matériel pourraient donc évoluer à l’avenir avec le développement des drones.

Retour de la manœuvre

Un des aspects fondamentaux de la stratégie est de chercher à accroître sa liberté d’action grâce au « facteur manœuvre qui marie la mécanique rationnelle et les combinaisons »[37]. Ainsi le couple reconnaissance-frappe augure un retour de cette manœuvre au cœur de la puissance aérienne, avec le triptyque feux/manœuvre physique/opérations d’information[38].

Les drones sont des engins particulièrement adaptés pour développer et valoriser ces combinaisons, comme le prouve l’emploi des TB2 en Syrie, puis au Haut-Karabagh. Ainsi, en 2020, l’opération turque Spring Shield combinait une centaine de drones Anka et Bayraktar TB2 avec le brouillage des systèmes syriens de défense sol-air. Le bilan fut sans appel. Au prix d’une demi-douzaine de drones abattus, plus d’une centaine de véhicules et plateformes lourdes auraient été détruits. Bis repetita au Haut-Karabagh, où l’ajout et l’intégration de munitions maraudeuses au dispositif évoqué précédemment donna aux forces azerbaïdjanaises l’opportunité de maîtriser un ensemble cohérent constitué par des drones, des munitions téléopérées et de la guerre électronique en appui de la manœuvre aéroterrestre[39].

Par ailleurs, « recourir à la guerre de manœuvre suppose un renseignement et une compréhension supérieure de celle de l’adversaire »[40]. William Lind identifie trois principes de la manœuvre qui découlent de ces deux conditions préalables. Il s’agit de l’importance de la décentralisation des initiatives, de la nécessité d’accepter, de générer et d’utiliser la confusion et le désordre, et d’être imprévisible en agissant sans suivre nécessairement les préceptes doctrinaux habituels. L’exemple du bataillon ukrainien des drones Aerorozvidka[41] illustre justement cet intérêt de combiner le recueil de renseignement (création d’un système de renseignement au sein de l’unité) et la décentralisation des initiatives tactiques (téléopérateurs sur quad, équipés de lunette de vision nocturne et de drones octocoptères modifiés et armés) pour créer le désordre et la surprise en jouant sur une très grande mobilité.

L’élargissement de l’emploi des drones de la phase de compétition jusqu’à la guerre ouverte, dans un mode défensif ou offensif, a pour autre conséquence de réduire proportionnellement la marge de manœuvre du compétiteur adverse, même s’il détient la suprématie aérienne. Le cas des Houthis est encore emblématique. Leur inventivité dans la fabrication des drones, leur capacité à générer la confusion par des attaques venant de différentes directions, combinant des moyens variés et parfois difficilement attribuables, a posé des problèmes redoutables aux militaires saoudiens. Ainsi, « les attaques contre l’infrastructure saoudienne, en particulier avec des drones, représentent un moyen efficace d’imposer au gouvernement saoudien des coûts très importants au niveau de leur réputation ou de leur économie et ce à un coût relativement faible »[42]. Une part conséquente des ressources sont retenues qui ne peuvent être mobilisées dans des opérations offensives, entraînant une tension entre la stratégie traditionnelle de moyens et les options opératives et tactiques limitées à la défensive.

Dans cette dialectique du bouclier et de l’épée, il n’est donc pas certain que la seule stratégie de moyens s’impose toujours, car l’adversaire n’a pas nécessairement comme but de guerre la recherche de la défaite complète de son opposant. Il tentera plutôt d’obtenir des gains rapides au travers de modes opératoires limités. L’objectif est alors d’user l’adversaire, en lui imposant notre tempo grâce à l’initiative, pour entraîner à terme une paralysie politique relative. En diversifiant l’emploi des drones, en recourant à la guerre à distance à un coût maîtrisé, les compétiteurs actuels provoquent ainsi des ruptures dont les nations occidentales, tournées vers une stratégie directe de moyens basée sur la supériorité matérielle, pourraient s’inspirer.

Une préfiguration de l’intégration M2MC

Les drones peuvent enfin être des vecteurs privilégiés pour accélérer l’intégration multi-milieux, multi-champs (M2MC) dans les forces armées. Leur usage combiné aux armes terrestres (ciblage au profit de l’artillerie ou en dynamique), avec les brouilleurs (brouillage offensif et recueil de renseignement de drones, ou déni d’accès par brouillage des liaisons, en Syrie notamment[43]), comme système antinavire (le 29 juillet 2021, une frappe multiple de drones a touché un pétrolier au Nord-Est du port de Duqm, à l’extérieur des eaux territoriales d’Oman)[44] ou soutenus par l’intelligence artificielle (Tsahal a employé pour la première fois des drones en essaim utilisant de l’intelligence artificielle contre le Hamas)[45] sont autant d’exemples qui préfigurent l’intégration des effets et les opérations M2MC de demain.

Un drone armé donne l’assurance « d’une jonction entre le monde du renseignement et celui des opérations cinétiques »[46]. Si les drones combinent déjà une boucle capteur-effecteur efficace, accélérant le complexe reconnaissance-frappe, leur usage offre à terme la possibilité de mettre en place un véritable laboratoire du combat collaboratif et de la connectivité, au travers des liaisons LOS (Line of Sight), BLOS (Beyond the Line of Sight), satellitaires et tactiques, qui retransmettent en temps réel de la vidéo ou du renseignement vers des C2.

La place substantielle des drones dans les fonctions traditionnelles de l’arme aérienne (ISR, coordination, appui-feu, frappes) doit donc nourrir les réflexions sur l’intégration interarmées, « qui dépendra de la puissance aérienne »[47]. Elle incite à les penser comme des précurseurs des opérations M2MC futures.

L’avenir des drones ou l’indispensable évolution des mentalités

À l’heure de « la nouvelle ère d’imagination techno-capacitaire »[48], les drones offrent donc des perspectives très prometteuses, à condition d’accepter certaines règles du jeu.

Combiner stratégie des moyens et manœuvre intégrale

Les modes d’action observés lors des derniers conflits reposent la question classique de la mise en œuvre de moyens spécialisés pour assurer les missions d’appui à la manœuvre d’une part et de frappes stratégiques d’autre part.

Cette question se pose par exemple pour les Israéliens[49]. Dès 2013, ils envisageaient que leurs forces aériennes soient divisées en une composante pilotée pour les missions de frappe à longue distance et une composante pilotée à distance de volume équivalent à l’horizon 2030. À l’époque, l’analyse était toutefois complétée par une distinction entre environnement permissif et non permissif.

L’exemple israélien prouve que les drones permettent d’envisager de nouvelles options, en poussant « le choix de la complémentarité chasseur-drone MALE armé, qui paraît être le meilleur compromis opérationnel à l’heure actuelle »[50]. Dans ce cadre, il est indispensable de jouer sur la saturation de l’adversaire en produisant des équipements « consommables » et « jetables » tout en les intégrant, dans une logique M2MC, « à un dispositif robuste et multicouche comprenant des systèmes de guerre électronique, des radars et des capacités de renseignement »[51]. La défense sol-air pourrait même les appuyer en empêchant de potentiels aéronefs de s’approcher des drones pour les détruire.

Le faux problème de la connectivité

On pourra argumenter que, dans un conflit de haute intensité, la vulnérabilité des drones, du fait de leur dépendance au spectre électromagnétique (brouillage massif, faiblesse des liaisons), est accrue. Leurs performances pourraient en souffrir. La dépendance de plus en plus forte aux données (usage immodéré des flux ISR, donnant naissance à l’expression « Predator Crack » en référence à la drogue du même nom) peut parfois entraîner l’arrêt temporaire d’une mission du fait d’un besoin excessif de flux vidéo.

Mais cette dépendance concerne également les systèmes de combat collaboratif. La connectivité, l’approche réseaux-centrés présentent les mêmes fragilités dans le domaine des liaisons : « Il semble judicieux de se livrer à une évaluation de la faisabilité et de la pertinence des concepts opérationnels contemporains dans un environnement électromagnétique non permissif ou dégradé, caractérisé par une couverture lacunaire ou intermittente »[52].

Des innovations verront sans aucun doute le jour pour faire face à ces limites et fragilités. La société La Poste est ainsi en mesure de livrer des colis en Beyond Visual Line of Sight (BVLOS) en exploitant la connexion au réseau mobile. Israël vient d’autoriser des drones commerciaux à voler sans GPS[53]. Si les drones tactiques ou de théâtre ne sont pas concernés par ces avancées, elles indiquent toutefois qu’il ne faut pas figer les concepts d’emploi des drones avec le niveau technologique d’aujourd’hui. « Le conflit du Haut-Karabagh est symptomatique d’une étape intermédiaire entre la ‘dronisation des forces’, qui s’est imposée depuis 30 ans et le ‘combat collaboratif en essaim’, qui pourrait devenir une réalité dans 30 ans »[54]. Des adaptations conceptuelles ou capacitaires (rusticité et caractère jetable ou renforcement de la protection) sont parfaitement envisageables.

Stratégie capacitaire

D’une manière générale, les drones, grâce à leur gamme d’emploi très variée, offrent des moyens complémentaires avec ceux du haut du spectre. Notre stratégie capacitaire pourrait donc évoluer en enrichissant notre gamme de drone, composée aujourd’hui du seul Reaper, sorte de « Rolls-Royce » des MALE. Comme dans le cas des Turcs ou des Israéliens, le développement de nouvelles classes de drones nécessiterait probablement de faire évoluer la structuration de notre système de force. Les effets bénéfiques seraient importants dans le domaine économique ou diplomatique. L’exemple turc est parlant :« L’industrie militaire est devenue, pour Erdoğan, la pièce maîtresse d’un projet de domination économique, sociale et culturelle qui va de l’Asie centrale jusqu’en Afrique, en passant par l’Europe du Nord et de l’Est »[55]. On parle même de « Bayraktar Diplomacy »[56] !

Mais les principales conséquences de cette nouvelle stratégie seraient évidemment militaires et industrielles. Il faudrait alors « investir dans un ‘high-low mix’, c’est-à-dire panacher des capacités de haute technologie avec des solutions plus rustiques et moins coûteuses »[57] Entre des modèles onéreux comme le MQ-9 Reaper qui coûte 12 millions de dollars et le TB2, surnommé « l’AK47 des airs », à 5 millions de dollars[58] ou encore le drone chinois Wing Loongs à 1M$, de nombreuses pistes peuvent être explorées pour développer un modèle capacitaire favorisant la combinaison des moyens et la manœuvre. La meilleure option reviendrait à produire des drones consommables, satisfaisant à la fois la notion de masse mais aussi l’alimentation de véritables séries industrielles. Ces drones consommables pourraient alimenter le retour d’expérience pour les développements des projets futurs, peut-être même le SCAF et les Loyal Wingmen. Ainsi, « à plus long terme, on rejoint les préoccupations autour du SCAF, qui doit être à la fois la définition d’un système mais également de nouvelles pratiques. Il faudra réfléchir à ce que sera demain un avion de chasse, ce que sera demain l’utilisation de drones dans leur diversité – drones accompagnants, drones jetables, drones projetables, drones « guerriers ». Nous devons définir cela dans le cadre de l’utilisation du SCAF, qui n’est pas pour demain, mais également dans le cadre de « l’avant SCAF », ce qui nous permettrait de voir comment les drones et leurs différentes déclinaisons pourraient être utilisés, à l’instar des munitions télé opérées »[59]. Il conviendra cependant de ne pas calquer les processus industriels et technologiques utilisés pour les grands programmes d’équipement. Les capacités indispensables pour la pénétration dans la profondeur n’auront par exemple pas besoin d’être mobilisées. En somme, « l’avance technique constitue un facteur essentiel de puissance. […] Mais cette avance peut s’avérer inutile si elle s’emploie au profit d’une mauvaise stratégie. […]. Or le choix des tactiques, c’est la stratégie »[60].

Conclusion

Des options existent aujourd’hui pour adapter notre système de force, allant du Reaper aujourd’hui à l’EuroMALE en fin de décennie et au Loyal Wingman dans les années 2040-2050. Elles permettraient d’élaborer un High/Low mix capacitaire apte à résoudre l’extension des domaines de la conflictualité. Les missions d’appui-feu et d’interdiction seraient accomplies grâce à une combinaison d’effecteurs rustiques saturant l’adversaire, principalement des drones, protégés par une défense sol-air multicouches. Sans déclencher de nouvelles querelles entre les membres des deux écoles de la puissance aérienne, celle de « l’Air Intégral et celle de la coopération »[61], cette division du travail optimiserait au contraire l’emploi des vecteurs, offrant au Rafale puis au SCAF l’opportunité d’être pleinement employés pour agir dans la profondeur stratégique après avoir conquis la supériorité aérienne.

En somme, comme l’affirmait l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’Air, le général Mercier, « les missions tactiques d’appui, de reconnaissance, […] d’attaque au sol, moins stratégiques selon le niveau de maîtrise des espaces, pourront s’accommoder de plateformes rustiques »[62].

References[+]


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