«Un jour, j’irai à Dubaï avec toi» : Quand l’émirat devient une destination en vogue

Mis en ligne le 16 Nov 2021

Dubaï est au coeur de l’influence de type soft power exercée par l’Emirat. Cette influence de Dubaï se déploie via un marketing territoriale et touristique ciblée. La jeunesse française d’origine maghrébine est particulièrement sensible à cet attrait, symptôme selon l’auteur de l’hybridation et de « l’archipelisation » des références culturelles.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : “«Un jour, j’irai à Dubaï avec toi» : Quand l’émirat devient une destination en vogue”, écrit par Jérôme FOURQUET. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

Depuis le 1er octobre 2021, Dubaï accueille l’exposition universelle. Si cet événement va sans conteste doper la notoriété et la visibilité du petit émirat, Dubaï est déjà depuis une douzaine d’années une destination prisée pour une partie de la population française, comme en témoigne notamment la dizaine de vols directs quotidiens au départ de l’aéroport Charles-de-Gaulle pour Dubaï. En développant une stratégie de marketing territorial et touristique spécifique et particulièrement ciblée, les autorités locales sont, en effet, parvenues en quelques années seulement à installer solidement Dubaï dans l’imaginaire touristique et résidentiel de certaines îles de l’archipel français[1].

Les prémices : un eldorado professionnel pour certains diplômés issus de l’immigration

Dans la France d’après le vote de la loi sur le voile de 2004 et des émeutes de banlieues (automne 2005), de nombreux jeunes issus de l’immigration maghrébine peinent à s’insérer dans le monde du travail tricolore. Bien que diplômés, ils se heurtent à des discriminations à l’embauche ou, une fois en poste, à des réflexions ou des comportements les ramenant à leurs origines. Pour briser ce plafond de verre professionnel, certains vont alors tenter leur chance à Dubaï, où de nombreux emplois sont à pourvoir, notamment dans le secteur bancaire et financier ou dans le tourisme, la restauration et l’hôtellerie. En parcourant Linkedin ou le site Copains d’avant, on tombe régulièrement sur le profil de jeunes actifs ayant grandi à Creil, Aubervilliers, Mantes-la-Jolie ou bien à Bron ou Sartrouville et qui travaillent et vivent désormais à Dubaï, à plusieurs milliers de kilomètres de leur banlieue d’origine.

Près de quarante ans après la Marche des Beurs, un militant associatif vivant aux Minguettes, quartier de Vénissieux où était née cette mobilisation historique, fait ce constat amer : « Aujourd’hui, les gamins des quartiers qui veulent réussir doivent aller à Dubaï[2]» . Là-bas, leur double culture n’apparaît plus comme un handicap mais, au contraire, comme un véritable atout. Alors que certains de leurs camarades de promotion non issus de l’immigration décrochent des postes en France ou postulent à Londres ou à New York, des jeunes franco-maghrébins vont partir vivre leur « rêve américain halal » à Dubaï où l’on peut faire carrière dans une grande entreprise tout en étant musulman et même en pratiquant sa religion. Le port de la djellaba, du voile ou de la barbe ne pose aucun problème sur le lieu de travail, où des espaces de prière sont proposés aux salariés. Pour cette jeunesse franco-maghrébine diplômée, Dubaï offre à la fois des débouchés professionnels (ce qui n’est pas forcément toujours le cas en France), mais aussi un cadre de vie ultramoderne et ouvert (ce qui n’est pas le cas des pays dont sont originaires leurs familles), le tout dans un environnement musulman. Fort de ses atouts, le petit émirat va attirer de nombreux jeunes Français dont beaucoup sont de culture ou de confession musulmane. Dans un article de 2009, Georges Malbrunot estimait à « 300 ou 400 Français musulmans » le poids de cette diaspora[3]. En 2017, un article évaluait les ressortissants français à Dubaï à 15 000[4], les attentats de 2015 ayant sensiblement alourdi le climat dans l’Hexagone et renforcé la défiance vis-à-vis des musulmans dans la société. L’attrait pour Dubaï ne s’est pas démenti depuis puisque ce ne sont pas moins de 25 000 ressortissants français qui résideraient désormais dans l’émirat.

Dubaï : un décor instagramable de rêve (et un paradis fiscal) pour les influenceurs

Parmi ces ressortissants français s’étant installés à Dubaï, on compte des individus qui ont joué un rôle majeur dans la promotion touristique et résidentielle de Dubaï, les « influenceurs ». Ce terme désigne des figures de la téléréalité qui entretiennent leur notoriété sur les réseaux sociaux en y postant des photos ou des vidéos. Forts de plusieurs millions d’abonnés sur Instagram, ils sont devenus de véritables stars et leurs moindres faits et gestes (sans parler de leurs tribulations sentimentales) sont abondamment commentés sur les réseaux sociaux. Depuis la première diffusion de Loft Story en avril 2001, actant de manière tonitruante l’arrivée de la téléréalité dans le paysage audiovisuel français, plusieurs centaines de candidats ont participé à ces feuilletons/ programmes. Mais les premières générations ne bénéficiaient pas des réseaux sociaux pour développer et entretenir leur notoriété suite à leur passage à l’antenne. La montée en puissance des réseaux sociaux a complètement changé la donne en permettant aux people de la téléréalité de nouer un contact direct et permanent avec leur public, sans avoir à passer par le truchement des magazines et de la presse spécialisée sur ce créneau.

Désormais, les participants aux Anges de la téléréalité, La Villa des cœurs brisés, Les Marseillais ou L’Île de la Tentation capitalisent sur Instagram ou Snapchat leur visibilité cathodique. Mais jusqu’il y a quelques années, la possession de plusieurs centaines de milliers de followers n’offrait que de piètres retombées financières aux stars de la téléréalité. Tout cela va changer en 2017, quand Magali Berdah va inventer et développer en France un nouveau business très rentable et juteux pour les enfants bénis de la téléréalité : le placement de produits[5].

Dans les vidéos ou les photos qu’ils postent quotidiennement, ces people vont faire la promotion de marques ou de produits contre rémunération. À l’instar des chaînes de télé ou des stations de radio, plus leur audience (mesurée en l’espèce à l’aune du nombre de leurs followers sur les différents réseaux sociaux) est importante et plus le cachet empoché pour vanter une crème de jour, un toaster ou un complément alimentaire sera élevé. Les influenceurs les plus suivis peuvent ainsi gagner plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois.

Avec sa météo toujours ensoleillée et ses paysages de buildings futuristes, de marinas, de dunes et de désert immaculé ou de gigantesques galeries marchandes haut de gamme, Dubaï offre un décor idéal pour l’exercice de cette activité d’influenceur, qui nécessite de produire à jet continu des photos et des vidéos glamour dans des paysages somptueux et/ou des atmosphères clinquantes. Historiquement, la notoriété et l’attractivité des destinations touristiques ont été façonnées par l’image. Les peintres du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont ainsi énormément fait pour la renommée de la Normandie et de la Provence. Monaco et Saint-Tropez doivent beaucoup au cinéma et à ses stars. Prenant la mesure de la puissance des réseaux sociaux, les autorités dubaïotes ont, quant à elles, misé sur l’accueil des influenceurs et des célébrités pour bâtir leur stratégie de marketing territorial et touristique et vendre dans le monde entier la destination Dubaï.

Les people qui s’installent dans l’émirat bénéficient d’un environnement très favorable puisqu’il n’existe ni impôt sur les sociétés, ni impôt sur le revenu, atout très séduisant. Qu’ils viennent y habiter ou y passer des vacances, les célébrités louent, par ailleurs, la tranquillité et la sécurité offertes par Dubaï. Rançons du succès médiatique, les influenceurs sont, en effet, régulièrement reconnus et importunés en France et parfois victimes de cambriolages ou d’agressions. Rien de tout cela à Dubaï, qui fait figure de havre de paix sécurisé pour les stars de la téléréalité. Last but not least, le faible décalage horaire avec la France (trois heures) leur permet de profiter de leur journée, puis de se mettre en scène en fin d’après-midi et en début de soirée, créneau stratégique enregistrant les plus fortes audiences sur les réseaux sociaux.

Fort de tous ces atouts, l’écrin dubaïote a vu affluer depuis 2018 de nombreuses personnalités de la téléréalité. Par un effet d’entraînement mimétique, l’arrivée du couple formé par Jessica Thivenin et Thibault Garcia (révélés dans l’émission Les Marseillais) en janvier 2018 a été suivie par l’installation d’autres célébrités, comme l’illustre la liste suivante, non exhaustive.

Chronologie de l’arrivée des influenceurs à Dubaï :

  • janvier 2018 : Jessica Thivenin et Thibault Garcia (6,3 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • juin 2018 : Jazz et Laurent Correia (3,7 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • avril 2019 : Nabilla Benattia et Thomas Vergara (6,7 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • juillet 2019 : Stéphanie Durant (3 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • décembre 2019 : Fidji Ruiz (2 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • juillet 2020 : Caroline Receveur et Hugo Philip (4,3 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • août 2020 : Manon Marsault et Julien Tanti (5,1 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • novembre 2020 : Maeva Ghennam (3,2 millions d’abonnés sur Instagram) ;
  • janvier 2021 : Sarah Lopez (1,5 million d’abonnés sur Instagram).

Au total, l’émirat abriterait pas moins d’une trentaine d’influenceurs français[6]. Signe de l’attraction exercée par cette ville-État dans ce milieu, la dixième saison des Marseillais diffusée en 2021 sur W9 se déroule à Dubaï. La chaîne C8 programma, quant à elle, en juin dernier, un documentaire intitulé Influenceurs : une vie de rêve à Dubaï.

Une kyrielle de sociétés spécialisées dans l’accompagnement des influenceurs et des VIP dans leur installation à Dubaï a vu le jour et travaille main dans la main avec les autorités locales et les agences immobilières. Shauna Events, la société de Magali Berdah, a ouvert des locaux à Dubaï, tout comme Anasse Ataya, jeune trentenaire originaire du quartier des Gibjoncs à Bourges, qui s’est spécialisée dans l’organisation de séjours pour les candidats de la téléréalité, les footballeurs et les rappeurs[7].

Un espace récréatif pour footballeurs et rappeurs

Les people de la téléréalité ne sont pas, en effet, les seuls à être attirés par les lumières et les dorures bling-bling de Dubaï. L’émirat jouit aussi d’une grosse cote parmi les footballeurs professionnels, également à la recherche de sécurité, de soleil et de luxe pour passer des vacances. Les autorités locales ayant placé les as du ballon rond dans leurs listes des cibles prioritaires à séduire pour promouvoir leur territoire, les footballeurs se sont vu dérouler le tapis rouge. Depuis 2010, Dubaï organise ainsi les Globe Soccer Awards, cérémonie récompensant notamment le meilleur joueur, entraîneur et agent de l’année. Les invités sont logés dans des suites d’hôtels somptueuses durant leurs séjours, qui font l’objet de photos et vidéos postées sur les réseaux par les joueurs, ce qui contribue au rayonnement touristique et au soft power de Dubaï. Pour les fêtes de fin d’année ou à la fin des championnats, les Zidane, Thauvin, Dembélé ou bien encore Ribéry s’envolent pour l’émirat. C’est à l’occasion d’un de ses séjours que ce dernier posta une vidéo de lui en train de déguster une entrecôte dorée à la feuille d’or, vidéo qui fut abondamment commentée sur les réseaux sociaux. Un an plus tard, Karim Benzema sacrifiera lui aussi au rituel de l’entrecôte plaquée or dans le même fameux restaurant lors de ses vacances de fin d’année dans l’émirat[8].

Mais les vacances à Dubaï ne sont pas l’apanage des joueurs internationaux ou des vedettes de la Ligue 1. De nombreux joueurs évoluant en Ligue 2 séjournent également dans l’émirat contribuant à promouvoir son image auprès d’un jeune public de province. Certains footballeurs internationaux en fin de carrière ont, de leur côté, signé dans des clubs émirats, comme Yohan Cabaye, Lassana Diarra ou bien encore George Weah[9]. La compagnie aérienne nationale Emirates participe également à la déclinaison de cette stratégie de soft power dans l’univers du ballon rond. Son programme « Fly Emirates » a ainsi été pendant treize ans l’un des principaux sponsors du PSG de 2006 à 2019 et de très nombreux fans du club ont acheté et porté le maillot floqué « Fly Emirates » durant cette période. Son nouveau slogan « Fly better » apparaît désormais sur les maillots de l’Olympique lyonnais, club avec lequel elle a signé un contrat pour cinq ans[10].

Plus globalement, Emirates diffuse régulièrement des vidéos promotionnelles sur les réseaux sociaux, dont une à l’été 2021 mettant en scène une hôtesse de la compagnie, juchée au sommet de la Burj Khalifa, le plus haut gratte-ciel au monde. À l’instar des vieilles affiches des compagnies de chemin de fer, qui dans l’entre-deux-guerres assurèrent la promotion touristique de nombreuses destinations et restèrent gravées dans l’imaginaire collectif associé aux vacances, les vidéos YouTube d’Emirates installent Dubaï comme lieu de villégiature dans une partie de la population française.

En 1984, le groupe Téléphone sortait un de ses plus gros tubes : Un jour j’irai à New York avec toi. Près de quarante ans plus tard, le rappeur Rohff diffuse à l’été 2021 le titre Doux Bail, morceau parmi les plus écoutés sur les plateformes de streaming. Alors que la scène rock des années 1980 ne jurait que par l’Amérique, plusieurs décennies de mondialisation économique et culturelle ont rebattu les cartes et considérablement diversifié les influences. Si les références américaines demeurent omniprésentes dans la culture rap française[11], Dubaï est devenue une destination en vogue et une source d’inspiration au même titre que New York dans les années 1980. Dans sa chanson, Rohff fait ainsi référence à Sheikh Zayed Road, la principale artère touristique de la ville, et aux virées en 4×4 dans les dunes, passage obligé de tout séjour à Dubaï. Le clip fait la part belle à l’architecture moderniste, aux décors clinquants et aux voitures de luxe. Pour une partie de la jeunesse des quartiers se sentant mal acceptée en France, Dubaï et ses nombreuses tours apparaissent comme une destination désirable : « Doux sont les bails, émirates fly, faut qu’on taille, haine raciale, anxiogène, Emmanuel [Macron] ne veut plus qu’on maille », écrit par exemple le rappeur.

Dans l’imaginaire et les représentations d’une partie des jeunes issues de l’immigration, la ville-État a remplacé le pays d’origine en tant que lieu désiré et fantasmé. Le voyage au « bled » était souvent idéalisé par contraste avec le cadre de vie des banlieues françaises. Mais les écarts de niveaux de vie et les mentalités encore assez traditionnelles ont passablement terni l’image du pays des ancêtres, qui a du mal à rivaliser avec le futuriste et très occidentalisé Dubaï. « Tout l’monde m’attend au bled, j’suis à Dubaï », chante ainsi Rohff. Le rappeur marseillais Jul écrit, quant à lui, dans sa chanson Oh fou : « J’veux ma villa sur Dubaï, un bail, à tous vous dire goodbye. »

Les images de Dubaï se multiplient dans les clips de rap[12], ou de R’n’B et l’émirat est devenu the place to be dans ce milieu. Le chanteur Lacrim s’y est installé et y a ouvert un barbershop, Sadek et Booba ont, quant à eux, choisi de s’y retrouver pour s’expliquer « entre hommes ». Aya Nakamura y a donné un grand concert le 31 décembre 2020, quelques semaines après que Wejdene y a passé ses vacances. Si Dubaï offre un décor qui ressemble à celui de Miami (très prisé des rappeurs), ce pays est aussi musulman et arabe et donc culturellement plus proche pour cette population, de plus en plus attirée par l’émirat[13].

L’attrait pour Dubaï : symptôme de l’hybridation et de l’archipélisation des références culturelles

Cet engouement pour Dubaï illustre ainsi l’incroyable hybridation des référentiels culturels. L’influence américaine demeure très présente, mais elle est hybridée en l’espèce avec une influence arabo-musulmane. En termes d’attractivité touristique, Dubaï représente un mélange de ce que nous avons appelé, avec Jean-Laurent Cassely, la couche culturelle « yankee » et la « couche orientale »[14] ou, dit autrement, Dubaï s’apparente à un « Miami halal ».

Le cas de Dubaï illustre non seulement ce puissant phénomène d’hybridation culturelle, mais également le processus d’archipélisation, qui se décline jusque dans les imaginaires touristiques. Si les Costa Brava et Costa del Sol espagnoles constituaient un horizon estival fédérant largement des classes populaires aux catégories supérieures dans les années 1960 à 1970[15], les destinations visitées ou rêvées sont aujourd’hui fragmentées.

L’élite intellectuelle et culturelle a pris depuis quelques années ses quartiers d’été dans les îles méditerranéennes (Cyclades, Corse…), les jeunes geeks CSP+ biberonnés aux mangas accomplissent leur pèlerinage au Japon, la France des « gilets jaunes » économise pour se payer un séjour all inclusive à Djerba ou pour parcourir un jour la mythique Road 66, magnifiquement mise en scène dans certains des clips de Johnny Hallyday, quand une partie de la jeunesse des banlieues, elle, n’a d’yeux que pour Dubaï. Cette prégnance de l’imaginaire dubaïote dépasse la simple sphère touristique et s’observe à de nombreux petits signes de la vie quotidienne. Dans la France des quartiers, des restaurants et des kebabs portent ainsi le nom de Dubaï comme certains bars à chicha[16]. La référence à l’émirat se constate également sur le plan vestimentaire au travers de collections d’abayas et de robes de soirées « dubaï », vendues en boutique ou sur Internet, la référence à Dubaï étant un attribut de luxe et de prestige. Autre illustration parmi d’autres de la pénétration de cette vogue dubaïote dans une partie des banlieues, dans son livre sur Bobigny[17], la journaliste Eve Szeftel décrivait l’intérieur d’un appartement d’un des protagonistes de son enquête comme étant décoré à la « mode Dubaï ». 

References[+]


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