Dronisation : quels impacts pour le Groupe aéronaval du futur ?

Mis en ligne le 24 Sep 2024

Dronisation : quels impacts pour le Groupe aéronaval du futur ?

Rupture sinon révolution dans l’art de la guerre ? Les drones, le recours accru à la robotisation bouleversent l’équation stratégique contemporaine sur les champs de batailles, dans l’ensemble des champs et domaines. L’auteur s’intéresse à l’impact de cet emploi généralisé des drones sur le combat naval, et singulièrement pour un des fleurons des marines de guerre que constitue le groupe aéronaval. Trois interrogations principales structurent ainsi le papier : quels drones, quelle complémentarité avec les plateformes habitées et quelles conséquences pour le groupe aéronaval, aujourd’hui et demain.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Guillaume Pinget, « Dronisation : quels impacts pour le Groupe aéronaval du futur ?», CESM, revue Etudes Marines n° 26 / Mai 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CESM.

Certains observateurs du conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie s’accordent à considérer, à ce stade, l’emploi intensif de la robotisation comme une rupture dans la manière de faire la guerre, d’une nature équivalente à celle du mousquet, du char ou du missile. Les engagements récents aux Proche et Moyen Orient confirment cette tendance : les drones dont les rayons d’action sont en croissance rapide opèrent en groupes et de façon combinée avec des missiles de croisière et balistiques. Si les drones aériens sont le plus souvent cités, les drones de surface voire sous-marins apparaissent également comme des vecteurs différenciant des conflits actuels. Cet emploi généralisé, combiné et intensif de la dronisation dans tous les milieux semble se dessiner comme une tendance de fond, offrant de nouvelles opportunités et de nouvelles menaces pour le groupe aéronaval du futur. Thibault Lavernhe et François Olivier Corman soulignent l’importance de la robotisation pour Vaincre en mer au 5e âge du combat naval.

Quels drones en haute mer ?

La principale force du groupe aéronaval est d’opérer dans la profondeur de la haute mer, en combinant mobilité et autonomie.

A l’horizon de la prochaine décennie, on peut s’attendre à ce que les différents drones aériens, de surface et sous-marins aujourd’hui plutôt cantonnés aux environnements côtiers ou restreints (mers fermées) atteignent progressivement la haute mer. Les progrès en endurance énergétique, en fiabilité de navigation et en autonomie décisionnelle, associés aux solutions de connectivité offertes par les constellations basses devraient permettre d’étendre leur rayon d’action et donc diversifier leurs missions.

Dans le milieu aérien, c’est déjà le cas pour les drones HALE[1]. Dans le domaine des drones de surface, plusieurs projets de drones de surveillance océaniques s’inscrivent dans cette logique. Des expérimentations intéressantes pour des applications logistiques semblent également prometteuses. On distingue alors deux familles : les navires dronisés a posteriori plutôt « mono mission »[2] et les drones conçus en tant que tels. Soulignons que cette deuxième catégorie des USV[3] sera a priori la plus sensible aux conditions de mer, face auxquelles taille, masse et puissance propulsive constituent les principaux facteurs physiques permettant d’opérer en toute circonstance. Sous les mers, peu énergivores, les gliders pourraient offrir endurance de plusieurs mois et rayon d’action étendu ; plusieurs projets d’XLUUV[4] à vocation océanique sont également en cours de développement. Actuellement, l’emploi de ces drones est plutôt envisagé au niveau du théâtre. Progressivement, par le développement des outils de C2[5] et le décloisonnement des données, leur intégration au niveau tactique apportera une réelle plus-value aux forces.

La mise en œuvre depuis la haute mer, par des plateformes hauturières de drones tactiques, modifiera la donne du combat naval au large. On peut s’attendre à une évolution progressive de leur usage des missions de surveillance vers des missions de combat. Cette transition ne sera opérée qu’à la double condition de réussir leurs intégrations physique et fonctionnelle. D’abord pour mettre en œuvre des drones (tous milieux) en haute mer à partir des différentes plateformes de surface, aérienne ou sous-marine. Mais également en les intégrant au système de combat de la force, avec des enjeux de communication, de traitement et d’échange de données. La maîtrise de cette intégration des drones en haute mer, selon ces deux axes représentera un facteur de supériorité opérationnelle.

Enfin, l’environnement littoral élargi (ordre de grandeur illustratif de 250Nq) est le premier à offrir la possibilité d’intégration de drones de tous les milieux mis en œuvre depuis la terre qui devrait se traduire par une densification des capacités de contestation des espaces. Cependant, le porte-avions à catapultes pourra s’affranchir de l’accroissement de la menace des drones en zone littorale en se positionnant à distance des côtes avec suffisamment de profondeur tactique pour mettre en œuvre l’aviation embarquée dans la plupart des cas, tout en utilisant la mobilité offerte par sa propulsion nucléaire.

Quelle complémentarité entre plateformes de combat habitées et plateformes dronisées ?

A ce stade de la réflexion, il est possible de formuler quelques hypothèses de travail. Les atouts des différents types de drones se trouvent dans le compromis qu’ils offrent entre masse, volume, charge utile, survivabilité et coût. Une plateforme robotisée restera une plateforme plus petite, légère et moins coûteuse qu’une plateforme habitée. Également limitée par la téléopération et l’autonomie offerte, on peut l’imaginer davantage single mission designed ou mono tâche. Elle offrira donc moins de polyvalence et de versatilité, mais persistance, furtivité, maillage et capacités de déception. Elle permettra une prise de risques accrue, intéressante en réponse à la contestation des espaces. Les plateformes sous-marines ou semi-submersibles offriront un compromis intéressant entre discrétion et connectivité.

En haute mer, d’ici 10 ans, la présence des drones sera une réalité ; ces vecteurs offriront des capacités de surveillance persistantes et relativement discrètes, mais leur capacité d’action solo sera limitée, même si l’autonomie décisionnelle se développe rapidement. Ils resteront moins mobiles, moins polyvalents que des plateformes habitées, mais également plus vulnérables et dépendants de leur échelon de contrôle ou du niveau d’autonomie qui pourra leur être confié. Leur contribution à la supériorité informationnelle reste pour autant indéniable.

S’ils sont embarqués, il faudra résoudre la problématique de la récupération[6] ou s’orienter vers des vecteurs consommables. Cette problématique de la mise en œuvre/récupération pourra affecter l’architecture navale et ses concepts. Les enjeux énergétiques associés aux drones embarqués pourront également avoir un impact sur les navires. Il est intéressant de souligner l’intérêt d’un certain nombre de nations pour les porte-drones[7], plateformes dont la fonction principale est la mise en œuvre de drones. Il en sera de même pour les architectures aéronautiques pour lesquelles la capacité à mettre en œuvre des drones aériens, de surface ou sous-marins depuis un aéronef habité représentera un atout pour gagner en profondeur, générer de la masse et diversifier les effets. Plusieurs projets sont en cours sur hélicoptères, avions de patrouille maritime ou encore avions de combat (concept de remote carrier).

Les problématiques d’architectures navale et aéronautique résolues, les capacités d’assaut dronisées progresseront de la frange littorale élargie vers la haute mer. L’avantage sera à celui qui sera capable de les déployer aisément par mer formée grâce à une automatisation poussée des phases de mise en œuvre et une connectivité adaptée.

L’emploi combiné de drones de surveillance et d’attaque nécessitera un investissement important dans des fonctions de C2 pour maîtriser l’ensemble de ces plateformes et synchroniser leur emploi avec les systèmes de combat des bâtiments, en particulier lors des missions du GAN. Cela implique de passer d’une logique d’intégration plateforme basée sur une architecture propriétaire de l’industriel à une intégration multiplateformes avec une architecture plus ouverte comprenant des enjeux de standardisation, de traitement et de sécurité des données mais aussi de connectivité. Cette numérisation accrue créera de nouvelles vulnérabilités à traiter ou exploiter. Ce nouveau modèle entraînera une révolution dans la maîtrise d’œuvre industrielle et renforcera le besoin d’une maîtrise d’ouvrage étatique forte basée sur la définition de standards d’interopérabilité entre les plateformes.

L’évolutivité des plateformes dronisées sera clé pour s’adapter rapidement aux changements du contexte. La durée de vie constatée d’un système en Ukraine est de quelques semaines avant qu’une parade ne soit développée. La plateforme elle- même deviendra moins importante que son évolutivité qui sera d’abord logicielle. L’architecture ouverte sera essentielle pour permettre cette évolutivité réactive.

Dans ces conditions, les plateformes robotisées offriront des options militaires intéressantes face à la contestation des espaces, à la problématique de la masse et partiellement aux enjeux des ressources humaines. A ce stade, l’usage envisagé ne permet raisonnablement pas de penser qu’elles remplaceront les plateformes habitées qui resteront plus polyvalentes, plus endurantes, plus autonomes et plus létales. Ce sera bien la capacité à combiner les capacités de ces différentes plateformes entre elles et en haute mer qui offrira un différenciant opérationnel.

Quelles conséquences pour le groupe aéronaval ?

Du point de vue de la menace, les plateformes dronisées poseront des problématiques de détection, de saturation et de neutralisation. Elles seront capables de produire des effets variés au sein de la bulle du groupe aéronaval qu’elles viendront contester. En matière de détection, les plateformes sous-marines ou entre deux eaux seront les plus difficile à contrer[8], même si elles devraient être restreintes en termes de mobilité. Pour protéger le GAN de la menace drone, il convient en premier lieu de renforcer notre aptitude à agir pleinement en Multi-milieux multi-champs (M2MC) en exploitant les vulnérabilités induites par la télé-opération et l’autonomie décisionnelle dans les domaines cyber, du champ électromagnétique, de la guerre de la navigation (NAVWAR) ou de la contre intelligence artificielle[9]. Les capacités de saturation demanderont d’intensifier l’effort sur le développement et la production d’effecteurs bas coûts adaptés à cette menace. En complément, le ciblage des plateformes mères ou des centres de contrôle des vecteurs téléopérés représentera un autre mode d’action, nécessitant un renseignement de qualité. Face à une telle menace, la cinématique, la profondeur tactique resteront des atouts du groupe aéronaval.

Le groupe aéronaval doit également être en mesure de tirer tout le bénéfice opérationnel de l’emploi des drones à son profit, en étant capable de projeter des capacités dronisées et intégrer des drones de théâtre dans sa manœuvre. Ces drones deviendront un système d’armes du GAN. Ils pourront contribuer à l’établissement de la situation et ainsi augmenter la profondeur tactique, être armés pour conserver la possibilité de frapper en premier ou encore être eux-mêmes des porteurs de drones pour gêner l’adversaire dans sa compréhension de la manœuvre et ce, quel que soit le milieu. Pour le combat naval du futur, le contre ISR10, l’intégration M2MC et la mise en réseau des senseurs et effecteurs (RM2SE11) deviendront essentiels pour conserver l’avantage opérationnel.

Ces enjeux sont bien pris en compte par les équipes en charge de la préparation de l’avenir, en particulier pour la standardisation des interfaces physiques et logicielles et le décloisonnement de la donnée, prérequis indispensables tant pour contrer les drones que pour les considérer comme systèmes d’armes à part entière du GAN ; ils doivent par ailleurs s’inscrire dans une logique d’interopérabilité avec nos alliés et partenaires. Cette approche interroge le modèle industriel historique des intégrateurs. Les enseignements des programmes de guerre des mines du futur12, de la capacité hydrographique du futur ou de maîtrise des fonds marins sont importants pour faire mûrir les réflexions, tout comme l’analyse des conflits en mer Noire ou mer Rouge et la participation aux activités de la Task Force 5913de la 5e flotte américaine. L’intégration des drones aériens sur frégates du programme SDAM14 permettra de franchir une première étape. La navalisation du drone de combat accompagnateur du Rafale est également prise en compte avec l’arrivée du porte-avions de nouvelle génération. Sans remettre en question fondamentalement les grands programmes d’armement, la question de l’intégration des systèmes dronisés très évolutifs, à cycle de vie court et logiciels prépondérants devient une donnée d’entrée. En complément du volet capacitaire, le potentiel des drones pour le combat naval doit stimuler l’innovation doctrinale et questionner nos organisations (équipages, centres de commandement, soutien, logistique des données et algorithmes) et notre entraînement. Au-delà des questions éthiques déjà prises en compte, le volet des seuils de la conflictualité et du niveau de confiance15 reste à explorer. La maîtrise et l’attribution des actions des vecteurs téléopérés devenant une nouvelle zone grise modifiant le rapport de force qu’il couvre d’un espace d’ambiguïté très lié au champ informationnel.

Encore plus qu’aujourd’hui, le GAN de demain, composé de plateformes habitées et de drones, devra agir en M2MC pour affronter des menaces variées, robotisées ou non, et vaincre en haute mer et depuis la haute mer.

References[+]


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