Alors que la guerre contre le terrorisme semble en échec, comment parvenir à la paix au Sahel, en Somalie, au Nigéria ou en Lybie ? Cette interrogation liminaire oriente l’analyse de l’auteur. Dans cette perspective, cet article met notamment en lumière l’importance de la dimension religieuse dans l’engagement djihadiste. Il souligne également les fondements comme les divergences idéologiques, organisationnelles et opérationnelles entre les groupes Al-Qaïda et Etat islamique.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : SOTO-MAYOR Guillaume, « Djihadistes en Afrique : des hors-la-loi sans religion ? », Le Grand Continent, 27 mai 2022. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du Grand Continent.
La guerre contre le terrorisme a été un échec. L’injection de milliards d’euros, les interventions militaires et les initiatives de soutien n’ont pas permis de comprendre l’ennemi contre lequel on luttait. Pour Guillaume Soto-Mayor, il faudra s’intéresser aux forces profondes et aux motivations qui guident l’action des djihadistes pour parvenir à la paix.
Comment parvenir à la paix au Sahel ou en Somalie, au Nigéria ou en Libye ? Contribuer à créer des voies de sortie durables de conflits à la violence protéiforme, aux multiples facettes, enjeux et acteurs, est un immense défi dont le fardeau de l’irrésolution persistante est porté en premier lieu par les populations civiles à travers tout le continent africain. Un trait d’union des zones géographiques précitées et de la spirale de violence les frappant est la présence de groupes armés djihadistes depuis près de trois décennies, deux pour le Sahel. Or, la stratégie de contingence de cette menace alliant réponse militaire et efforts de développement (avec un déséquilibre souvent critiqué), adoptée par des dirigeants nationaux et par la communauté internationale, avec la France comme acteur de premier plan au Sahel, n’a pas permis à ce jour de réduire la présence djihadiste dans ces régions. Hésitations politiques, reculades diplomatiques et errements militaires sont autant d’aveu d’échecs dans la lutte face à un ennemi, al-Qaïda, qui ne montre aucun signe d’affaiblissement. Si la présence djihadiste sur ces territoires devient un état de fait ou si des États décident de s’accommoder de leurs présences, voire si des communautés considèrent ces groupes comme leurs gouvernants légitimes, comment la France ou les puissances étrangères vont-elles s’accommoder de ces réalités ? Des initiatives de soutien à la paix, de l’action humanitaire aux stratégies militaires, un recalibrage en profondeur de l’action étrangère, française mais aussi européenne, semble nécessaire.
Une étape préalable indispensable à l’évolution de la lutte anti-djihadiste en Afrique et à l’élaboration de nouvelles stratégies de paix tient à la mesure et correction d’un de ses écueils majeurs : la mauvaise lecture de la nature de l’acteur affronté en raison du refus obstiné de considérer la dimension religieuse ou théologique de son action et de l’engagement individuel de ses membres[1]. Facilité intellectuelle et guerre contre le terrorisme ont justifié que de nombreuses personnalités et institutions condamnent, commentent et investissent par milliards d’euros pour lutter contre des groupes sans s’intéresser ni à leur structure, ni à leurs logiques d’actions et règles de fonctionnement. Le combat djihadiste serait tout sauf idéologique[2], et les moudjahiddin, des criminels sans foi ni loi, dont les ressorts d’adhésion se retrouveraient dans des conflits liés au foncier, aux discriminations ethniques ou à la gestion des ressources naturelles. Tous ces éléments jouent un rôle primordial dans la propagation de la violence et la radicalisation des populations, mais ne suffisent pas à expliquer le succès des djihadistes ou leur ancrage dans des territoires. Ils ne nous éclairent pas sur la nature de l’acteur ni sur sa capacité à susciter une adhésion durable de communautés variées dans des contextes si divers, elles ne nous éclairent pas sur la finalité de l’utilisation de ses ressources financières ou de sa capacité à encadrer, accaparer et donner un sens nouveau à des contestations parfois anciennes, notamment au Sahel.
Pour comprendre la force profonde et les intentions des acteurs djihadistes, il est nécessaire de décrypter ses discours, ses modes de pensées, la vision du monde qu’il véhicule et instigue chez ses soutiens. La plupart de ces informations cruciales concernant la stratégie ou les normes d’al-Qaïda et de l’État islamique sont accessibles à tous via internet et les réseaux sociaux. En effet, les idéologues et principaux leaders djihadistes diffusent régulièrement, par écrits imprimés et postés, via des supports audios et vidéos, un argumentaire religieux et socio-politique justifiant la rationalité de leurs actions et les replaçant dans un contexte historique et de sens islamique[3].
Or une analyse rapide de ce cadre normatif démontre la place centrale qu’occupe le dogme religieux. De même, l’écoute ou la lecture du récit des éléments structurants du parcours des djihadistes révèle toujours une référence à des imams et/ou idéologues qui ont influencé leur trajectoire. C’était vrai par exemple pour les chefs terroristes comme Osama Ben Laden (qui se référait à Sayyid Qutb ou Abdallah Azzam) et Abou Mousab Al-Zarqawi (qui se référait à Abou Muhammad al Maqdisi). C’est vrai aussi des combattants qui nourrissent une vénération pour un mentor religieux. Une femme, de l’argent et une moto sont des incitations de recrutement attirantes pour des jeunes hommes, mais elles sont souvent intégrées dans une justification elle-même religieuse (butin de guerre, droit à avoir des esclaves mécréants, Sab’yi). La possibilité d’accéder à de nouvelles réalisations suite à des échecs personnels est elle-même manipulée sous le narratif des « frères et sœurs de la oumma » qui offre ce droit de renouveau à tous, de manière égalitariste, peu importe leur origine ethnique, sociale ou familiale sous l’égide de l’unicité et toute puissance de Dieu (tawhîd)[4]. L’importance ici est que, même si limités dans leurs connaissances théologiques, tous les djihadistes au Sahel avec lesquels un entretien a été mené révèlent qu’ils croient fondamentalement à la dimension religieuse de leur engagement. Ils adhèrent en effet à un mouvement djihadiste s’inscrivant dans un cadre d’action religieux.
Un rapide retour historique aux origines d’al-Qaïda démontre ainsi que le groupe djihadiste est l’héritage d’une vision idéologique de l’action collective issue des frères musulmans et du socialisme portée par ses fondateurs comme Cheikh Abdullah Azzam mais aussi chez le théoricien central du djihad moderne Sayyid Qutb. Cette vision s’est traduite au sein d’al-Qaïda par la création d’un appareil opérationnel très structuré et normé dont il est encore possible d’observer la cohérence des modes d’action et des stratégies de conquête du pouvoir[5]. Cette structuration est incarnée par la préséance des organes de direction dans les évolutions opérationnelles des filiales de la méta-structure al-Qaïda ou encore dans le renouvellement des serments d’allégeance (ba’yah) aux responsables djihadistes réclamés à tous les combattants. La matrice idéologique de chaque groupe djihadiste est par ailleurs visible dans le choix de ses cibles, de ses modes opératoires, voire parfois dans les dates choisies pour passer à l’acte. Les djihadistes usent de l’association symbolique, expliquant que les cibles sont rarement choisies au hasard. Attaquer un lieu de fête c’est détruire un lieu apostat, un Français représente une attaque contre la France, un prêtre la religion catholique. De même, la centralité des normes d’utilisation de la violence, des stratégies d’implantation territoriales ou encore les méthodes de gouvernance de chaque groupe djihadiste témoignent de la sophistication de leur matrice idéologique.
Al-Qaïda dispose ainsi d’une véritable pensée stratégique, cadre opérationnel et évolutif du groupe, déterminée par son commandement central et suivi à la lettre par ses différentes branches à travers le monde. Un homme détermine cette ligne d’action plus que tout autre : Cheikh Ayman al-Zawihiri. C’est al-Zawihiri associé à Younis al Mauritani et Abdelmalek Droukdel qui énoncent en 2002 la stratégie africaine d’al-Qaïda. Dans un discours daté du 11 septembre 2018, al-Zawihiri expose les principes clés de la stratégie d’al-Qaïda en Afrique, présentée comme centre névralgique et principale terre d’expansion du djihad[6]. Il insiste ainsi sur la nécessité que l’implantation des bataillons (katibas) d’al-Qaïda soit respectueuse des traditions et des structures de pouvoir locales, y compris syncrétiques (dans un premier temps), à la fois religieuses et tribales. Il y promeut le harcèlement des forces de sécurité et de défense, notamment via l’emploi d’engins explosifs, une tactique suivie jusqu’à ce jour par le Jama’at Nustrat al-Islam wal Muslim (JNIM), soit l’organe de coordination de toutes les filiales d’al-Qaïda en Afrique de l’Ouest : Ansar dine[7], Ansarul Islam[8], AQMI[9], katiba Serma[10] et katiba Macina[11].
Une erreur de lutte anti-djihadiste au Sahel et une impasse persistante des stratégies de paix élaborées ce dernières années tient ainsi à considérer les entités composantes le JNIM séparément et cette alliance comme un assemblage d’unités sans cohérence ni ligne directrice commune. Or, une analyse par le prisme idéologique montre que toutes les composantes du JNIM sont bel et bien membres à parts entières d’al-Qaïda, dont l’organe central continue d’établir normes de conduite de la guerre, règles de financement, méthodes de gouvernance et de gestion des affaires locales que toutes ces katibas suivent[12].
Les principaux axes idéologiques d’al-Qaïda
La centralité de la matrice idéologique d’al-Qaïda doit donc servir de point de départ à l’étude de ce mouvement et de l’explication de son succès. Les développements suivants offrent une tentative de décryptage des principales lignes de force théologiques de l’action djihadiste.
L’enjeu principal de la mission que s’est donnée al-Qaïda, à savoir : édicter les normes afin de restructurer un monde en déperdition, imposer la « parole de Dieu » et réunir tous les musulmans sous la barrière de l’unicité de Dieu (tawhîd), se retrouve dans les sens du terme arabe « al Qaida » qui peut signifier la règle ou la « base de données » (qaîdat al malimaât). Afin d’instaurer une structure politique unique pour tous les musulmans du monde, « un califat bien guidé » faisant référence au règne des quatre premiers califs (al rashidun), les idéologues d’al-Qaïda estiment qu’il faut préalablement radicalement transformer la matrice de pensée (manhaj) des populations. Ils offrent ainsi à leurs sympathisants le socle commun d’une fidélité et solidarité alternatives à celles proposées par le monde impie. Afin de constituer ce corpus, les idéologues du djihad moderne s’approprient les méthodes traditionnelles de la théologie via l’authentification manipulée des hadiths (récits et dits du Prophète) et l’élimination de ceux qui paraissent douteux[13]. La guerre des références et des sources d’autorité qui conditionnent et encadrent l’action d’al-Qaïda, et surtout qui la justifie, est donc fondamentale. De nombreux témoignages de djihadistes nous révèlent qu’ils ont suivi un enseignement religieux au sein de leurs katibas, souvent de la part du qadi ou d’un vétéran du djihad qui joue également cette fonction d’enseignant en charge de la formation idéologique des militants.
Cette matrice d’idées et de normes édictée par les savants (ulemas), juges (fuqaha et qadi) et dirigeants des groupes djihadistes offre le liant essentiel entre ses militants : une vision du monde totale, cohérente, à leur portée, et où leurs destinées se retrouvent placées au cœur d’un combat messianique et millénaire. Les militants djihadistes deviennent alors un rouage d’une histoire se répétant à l’infini depuis l’avènement de l’Islam, d’un prosélytisme qui sera uniquement achevé lorsque l’univers entier se soumettra à la religion du Prophète, jusqu’à l’avènement du Messie et la fin du monde connu. Les références issues des mythes fondateurs, des conquêtes des premiers califes comme Uthman, d’Usman dan Fodio ou celles de Salah ah Din, sont usitées afin d’inscrire leur combat dans la continuité des héros populaires de l’histoire islamique.
Dans ce combat idéologique, la première valeur socle de l’action djihadiste est leur interprétation propre du tawhîd, soit la croyance en l’unicité de Dieu et sa proclamation au moyen de la profession de foi musulmane dite chahâda. Dieu étant tout et étant partout, tous les Musulmans sont égaux face à Sa règle. C’est une dimension égalitariste de la matrice idéologique salafiste essentielle à considérer pour comprendre le succès de leurs prosélytismes chez des populations discriminées, par exemple au Centre du Mali. La centralité dans la foi à la fois du tawhîd en tant que dogme se traduit dans un principe d’action placé au cœur de la pensée djihadiste : al-wala al-bara, loyauté absolue et dissociation complète[14]. Dans le second cas, l’application de ce principe signifie qu’il n’existe au fond aucune différence naturelle ou différenciation sociale justifiable, y compris sur le plan social. Cet argument égalitariste a un très fort attrait et sert de levier de recrutement central pour al-Qaïda à travers le monde auprès de populations discriminées ou sans possibilité d’ascensions sociales, en particulier dans des sociétés très hiérarchisées ou sclérosées sur les avantages et positions de pouvoir socio-politiques et économiques.
L’Islam étant un système de vie complet, toute association de Dieu (chirk) à une autre divinité ou croyance supérieure (nationalisme, socialisme, démocratie, raison d’État, rationalité économique etc.) et à toute idolâtrie est vue comme incompatible avec l’unicité de Dieu et le culte qui doit lui être rendu, et doit donc être combattu. Mis en application, cela signifie exclure de l’Islam l’ensemble des écoles de pensée non orthodoxes, comme le soufisme, accusées d’être polythéistes, ainsi que toutes les pratiques pouvant susciter divisions ou discordances au sein de la foi (fitna) comme l’allégeance tribalo-ethnique, dont le respect est conditionné à l’adoration de Dieu. C’est également le rejet de la démocratie et de tous les pouvoirs laïcs, capitalistes, nationalistes ou socialistes, qui sont délégitimés, vus comme des systèmes de pensées ignorants et décadents, ou corrompus moralement (fasâd), également anti-islamiques car substituant à Dieu un autre pouvoir, celui de la loi des hommes. Les valeurs occidentales, les droits de l’homme et la sécurité globale sont décrits comme des mythes dont le respect par des tyrans locaux, corrompus au contact de ces idées, a entraîné la oumma dans la décadence et a facilité son oppression[15]. Appliquée au gouvernement en place, à un individu ou à une communauté musulmane régie autrement que par la loi de Dieu, ou lui étant jugé comme lui faisant obstacle (pour l’État Islamique en particulier), une excommunication sur accusation de mécréance (takfir) peut être décidée rendant l’entité apostat et donc une cible légitime du djihad armé[16].
Un second aspect clé de la matrice idéologique djihadiste est que dans leur vision le monde aurait toujours été divisé en deux camps antagonistes, le bien et le mal, le vrai et le faux, les bons croyants (sadeqeen) et les mauvais chasseurs et le reste du monde. Les croisés d’autrefois sont les armées occidentales d’aujourd’hui, les dictateurs et dirigeants « tyranniques » des pays musulmans suivant une autre loi que celle de Dieu (celle des hommes) sont quant à eux assimilés aux pharaons de l’antiquité. Toute action locale est replacée dans un contexte messianique global, le combat contre une même oppression, les mêmes oppresseurs qui sont combattus par tous les musulmans à travers le monde et ce depuis les origines de l’Islam. Ceci est visible quand Ahmed Abdi Godane, chef du Harakat al-Shebab al-Moudjahidin en Somalie et proche d’al-Qaïda annonçait en juin 2009 sa volonté de combattre « tant que les musulmans n’auront pas libéré Jérusalem » et précise que les combats en cours à Mogadiscio « se déroulent entre les forces d’Allah et les éléments dont l’intention est d’établir la démocratie et les théories juives »[17]. Le leader de la Katiba Macina Amadou Kouffa soulignait aussi la connexion entre l’oppression subie par les musulmans au Mali et dans le reste du monde dans un texte datant 2017[18]. Cette homogénéité de la oumma et de ses ennemis invite les djihadistes à rechercher l’unité et à dépasser dans leur combat les distinctions nationales, ethniques et linguistiques.
Ils estiment ainsi que seul un indispensable effort armé et violent, mais aussi de libération par l’esprit, le djihad, est considéré comme une réponse appropriée pour libérer toutes les communautés musulmanes du joug de ses oppresseurs et les ramener à la pratique de la « vraie religion ». L’engagement djihadiste est alors présenté non comme une seule lutte idéologique mais comme une simple pratique de la religion vraie[19]. Le martyr et le combat pour défendre la voie de Dieu sont conçus à la fois comme obligation individuelle (fard’ayn) incombant à chaque musulman valide et comme obligation collective (fard kifâya) d’une élite de croyants qui prennent en charge le destin de la oumma qui en soulagent les autres musulmans[20].
Les idéologues du djihad ont ainsi défini l’occupation de terres musulmanes par un ennemi lointain (principalement issu de la « coalition des croisés ») et d’un ennemi proche (pouvoir séculier autoritaire ou taghut) comme étant la principale justification du djihad armé. L’action violente est rendue indispensable en réponse à cette agression sur une terre d’Islam et pour combattre l’injustice subie par ses populations[21]. Avant tout défensif via la libération des territoires d’Islam et leur « purification » par l’imposition d’une souveraineté islamique (hâkimiyya), ce djihad peut également devenir offensif en attaquant ou en « amenant la peur » dans le pays des infidèles. Au Sahel, l’ennemi premier a toujours été la France et ses alliés, l’ennemi lointain étant priorisé par la doctrine d’al-Qaïda centrale[22]. Comme énoncé par Amadou Koufa pour justifier le djihad mené par la katiba Macina : « La France ne livre la guerre à aucun peul, bambara, dogon, sonrai, mais seulement à ceux qui ont décidé d’appliquer la volonté d’Allah (…) Ce sont ses hommes de mains qui lui ont juré fidélité qui siègent (dans les tribunaux) ! Notre combat est dirigé contre ces tribunaux, contre cette législation, contre cette pratique, que nous avons éradiquée pour revenir au statu quo ante »[23]. De même, le retrait des troupes françaises du Mali fut célébré comme une victoire des moudjahidines au Sahel[24].
Autour des éléments structurels de leur matrice idéologique, il est notable qu’al-Qaïda est capable d’un œcuménisme rhétorique remarquable et mobilise des références religieuses et historiques très variées. Aussi bien al-Qaïda que l’État islamique cherchent en effet à faire converger sous leur bannière toutes les insatisfactions et tous les efforts révolutionnaires visant des gouvernements et la communauté internationale. De la crise des Rohingyas au Cachemire, de la Somalie à la Syrie, du Yemen au Mali ou au débat sur le voile en France, les leaders djihadistes utilisent ainsi l’actualité afin de dénoncer un ordre mondial, souvent teinté de rhétorique complotiste, et de mettre en exergue le supposé encerclement de la oumma, les injustices et violences qu’elle subit. De plus, des causes iréniques et consensuelles servent d’arguments de recrutement, comme la défense du « bien collectif », la lutte contre une « invasion étrangère », « la lutte contre la corruption », de la justice sociale ou encore « le droit des peuples à l’auto-détermination ». En développant un argumentaire consensuel légitimant la violence (défense face à une agression, défense de la liberté d’un peuple etc.), les leaders du djihad veulent apparaitre en hommes politiques et non en hors-la loi sanguinaires. La finesse rhétorique du JNIM, leur capacité à adresser un message à la fois aux populations locales et aux peuples occidentaux, par exemple sur la nécessité d’user de leur pouvoir démocratique pour faire pression sur leurs dirigeants corrompus afin que cesse une invasion couteuse d’une terre d’Islam, est illustré par un communiqué ayant suivi une attaque contre un convoi militaire français en janvier 2021 à Hombori, au centre du Mali :
« La France paye le prix de son arrogance et de son occupation. Elle est coupable d’endosser la moquerie du prophète et les contraintes imposées aux musulmans comme politiques officielles de l’État au lieu d’empêcher les journalistes athées de moquer aussi bien Issa que Moïse. La France essaye d’empêcher la gouvernance islamique au Sahel (…) le JNIM a décidé d’éveiller les musulmans en incitant le djihad contre la France, en rappelant ses massacres depuis la campagne d’Égypte et en rappelant que l’animosité contre la France est enracinée chez tout musulman. On dit au peuple français, vous êtes les premiers à payer le prix avec la mort de vos enfants à travers la baisse du niveau de vie à cause des milliards qui auraient dû être dépensés pour le chômage… nous vous appelons à faire pression pour un retrait de la terre musulmane du Mali pour laisser le peuple malien libre de déterminer son propre mode de gouvernement qui sera aucun doute la sharia. Comme vous aimez libre dans vos pays, nous aussi nous aimons vivre libre dans nos pays et déterminer notre destin »[25].
Normes de recours à la violence et de gouvernance chez al-Qaïda au Sahel
Tous les idéologues majeurs d’al-Qaïda, de cheikh Abdullah Azzam à Ayman al Zawihiri, prônent une modération dans l’utilisation de la violence et une attitude conciliante avec les populations locales s’inscrivant dans une stratégie transverse d’endogénisation du djihad[26]. Dans une situation de guerre tout d’abord, les circonstances de l’usage de la violence doivent être explicitées aux populations, une possibilité de reddition et conversion doivent être offertes. La violence est proscrite en cas de reddition pacifique. Il est ensuite interdit de tuer les civils désarmés, ceux qui ne combattent pas l’Islam ou ne constituent pas un danger (femmes et enfants notamment). Le vandalisme ou le vol sont limités à des circonstances précises et des lieux jugés anti-islamiques. Torture et mutilation des cadavres sont interdits. Il est enjoint de respecter tout accord de paix ou cessez-le feu. Le butin de guerre doit en premier lieu servir la cause de la oumma, soit la perpétuation du djihad, donnant un autre sens à la prédation vue de manière limitative comme criminelle alors que sa finalité ici est bien idéologique. Les prisonniers doivent être gardés en vie et traités avec dignité et si possible échangés contre de l’argent. Avec des nuances entre ses différentes branches, il est évident ici que le JNIM et toutes ses composantes s’inscrivent parfaitement dans ce cadre opératoire fixé par al-Qaïda central.
En temps de paix, il est enjoint aux moudjahidines à travers le monde de se rapprocher des populations qu’ils protègent, de les guider par la Dawa (l’apprentissage des fondements de la religion) vers une pratique de l’Islam « purifié ». Afin de gagner le respect et la confiance des populations, instruction est également donnée d’offrir des services aux communautés musulmanes à travers des œuvres de charité. Comme Usama Ben Laden le stipule : « the key is keeping the sympathy of Muslims towards us »[27]. La lutte doit toujours se situer au plus près du peuple et de ses préoccupations et souffrances, il faut donc organiser des temps d’échange et leçons publiques (dourous). Si le peuple est inculte, élevé dans un rite soufi comme au Sahel, les moudjahidines sont instruits de faire preuve de tolérance face à certaines pratiques et traditions, de tolérer ce qui est prohibé (jawâz mâ lâ yajûz) et de faciliter l’ancrage du djihad. Cette cause supérieure qui mérite ces concessions, un ralliement le plus large possible dans les populations locales et une pédagogie de long cours[28].
Si des oppositions et tensions avec les populations locales, par exemple sur la critique de pratiques syncrétiques (mariages ou cérémonies traditionnelles) peuvent se produire, Al-Qaïda sait d’expérience que l’organisation pour s’ancrer dans un espace, devra composer avec des codes sociaux et religieux mouvants, faits de nombreuses rivalités politiques et inter-fractionnelles, qui sont d’ailleurs toujours finement analysés par son leadership. Au Sahel, ces espaces sont caractérisés par une faible présence de l’État et une quasi-absence de services publics, une illégitimité des représentants publics et un clientélisme ancré. L’accélération du changement climatique et ses conséquences pèsent fortement sur les communautés, la raréfaction des ressources disponibles accentuant toutes les formes de tensions. Dans cet espace sahélien, les associations religieuses, les imams et savants religieux (oulémas) jouent un rôle majeur et ancien de régulation de la société. Fortement marqué dans les années 90 par l’activisme d’associations prosélytes salafistes étrangères et nationales, l’espace sahélien est traversé dès cet époque par un large mouvement d’adhésion aux pratiques religieuses fondamentales accompagné d’une nouvelle construction identitaire et d’une remise en cause des autorités traditionnelles comme seules autorités et sources de transmission du savoir[29] L’ouverture sur l’Occident, la corruption de l’État, la passivité du corps religieux devant les injustices socio-économiques ou encore les schémas de pouvoir népotiques sont tous profondément remis en cause et justifient aux yeux de beaucoup le recours à l’Islam comme force régulatrice de toute la société, de son éducation, son économie, sa justice etc.
Ces revendications et constats font fortement échos aux leviers d’adhésion des groupes djihadistes sans pour autant signifier le soutien des populations à toute sa matrice idéologique, notamment de la justification et de l’application du djihad armé ou encore de sa vision du takfir. Comme Morten Bøås et Francesco Strazzari le soulignent, les djihadistes vont proposer un nouveau contrat social[30]. Au Sahel, les différentes branches d’al-Qaïda s’appuient sur ces transformations sociales, ces nouvelles normes et constructions identitaires, et reprennent à leur compte les traditions guerrières et de défiance de l’État central. Ils prônent en application de la doctrine d’al-Qaïda central une défense de la terre et de l’honneur des populations musulmanes[31]. Les communautés sahéliennes vont ainsi tolérer la présence djihadiste, voire l’apprécier, notamment si elle répond à ses besoins immédiats, chose à laquelle s’attellent toutes les filiales d’al-Qaïda. L’offre de services que le JNIM propose aux populations est transverse. Ils fournissent un service de justice délocalisé apprécié des populations en installant des juges islamiques (le chef local ou un marabout apprécié) dans tous les villages sous son contrôle. Cette offre de justice et règlement des litiges est un des socles de leur influence dans des zones où l’État est absent. En addition, en fonction des demandes locales, le JNIM peut également mettre en place une police islamique (hisba) chargée de contrôler le respect strict de la loi islamique (tenue vestimentaire, respect des prières, lutte contre le vol etc.). Selon le chercheur Boubacar Ba, dans les régions deltaïques, la katiba Macina contrôle également depuis 2017 la gestion des ressources naturelles. Elle fixe les règles de la transhumance et de l’entrée et la sortie des animaux dans le Delta, notamment le tarif des redevances bourgoutières (accès aux pâturages) qui ne doivent pas dépasser cinq cent mille francs CFA[32]. Sur le plan humanitaire, après recouvrement de la redevance islamique (zakat), les familles pauvres se voient attribuer leur part de l’impôt collecté et des petites infrastructures sont financées.
En application de la doctrine de la maison mère, le JNIM édicte certaines normes concernant la violence dans leurs espaces de gouvernance, dont le niveau de restreinte en particulier illustre à la fois la sophistication et leur capacité d’immersion dans un environnement socioreligieux et coutumier[33]. Il est ainsi notable qu’au Sahel le niveau de violence dans les zones sous contrôle djihadiste a varié selon l’(in)expérience des djihadistes à gouverner[34], selon les zones et les populations concernées, mais il est toujours inscrit par les juristes d’al-Qaïda dans un cadre régulateur communautaire[35]. Conformément aux instructions des leaders d’al-Qaïda ces règles sont toujours énoncées et explicitées aux populations locales. Cette inscription du djihad à la fois dans le respect des coutumes locales et dans un cadre d’action transnational confère une double légitimité à leurs décisions. Ainsi, quand AQMI a lancé son action au nord du Mali, ils ont reçu l’assentiment en faveur de leur djihad défensif d’une vingtaine d’oulémas respectés et de spécialistes de la jurisprudence islamique (fuqaha) selon l’argument que l’État opprimait les populations et qu’il avait provoqué la discorde entre musulmans (fitna)[36]. La filialité des normes appliquées par le JNIM se retrouve également dans leur vision de la violence contre les civils[37].
Dans le cadre du droit de la guerre (fiqh al harb), le JNIM a eu recours à des exécutions de personnes (civiles et militaires) accusées de collaboration avec les forces anti-terroristes, par exemple à Talataye au Mali en 2020[38]. Dans les territoires qu’al-Qaïda gouverne en temps de paix, les déviations sur les mœurs ou d’autres règles édictées peuvent également menées à des punitions violentes, qui vont du châtiment corporel à la condamnation à mort. Le refus d’un village ou d’une communauté d’appliquer les ordres, ou toute suspicion d’espionnage, se suivent d’avertissements qui, si non suivis d’effets, peuvent mener à des punitions qui vont de l’embargo (comme à Dialloubé en 2018 ou Farabougou en 2020) ou encore à l’exécution du chef voire de tous les hommes du village. Les règles du djihad édictées par al-Qaïda centrale et par le JNIM s’appliquent enfin aux étrangers non-combattants présents sur la zone, notamment les humanitaires qui peuvent être admis à exercer leur activité dans un périmètre négocié préalablement dans le cadre normatif de l’aman, soit la protection en terre d’Islam[39].
La cohérence idéologique et structurelle des différentes filiales d’al-Qaïda avec les instructions de sa maison mère se retrouve également dans le fonctionnement des relations inter et intra katiba qui se fonde, comme en Afghanistan, sur des organes de décisions consultatifs (shuras) et un comité de conseils (majlis al-shura). Ces comités maintiennent une discipline interne forte. Ferdaous Bouhlel et Yvan Guichaoua soulignent ainsi que, dans une tactique d’ancrage territorial, « les chefs coutumiers religieux locaux sont ainsi souvent inclus dans les organes de décision, les shuras, les tribunaux islamiques et les conseils consultatifs des katibas »[40]. Outre la consultation de ces chefs locaux, Al-Qaïda peut leur déléguer des pans de gouvernance, notamment la justice usuelle. Ce sont également parmi des figures locales respectées que sont choisies par al-Qaïda les chefs de ses katibas et dans cette logique que la direction du JNIM a été confiée à Iyad ag Ghali, un chef de guerre Malien respecté, plutôt qu’à un chef Algérien. Cette logique de djihad endogène appliquée par al-Qaïda au Sahel se retrouve également dans la division opérationnelle d’al-Qaïda en filiales ethnicisées au Sahel, d’Ansar Dine (Touaregs), du Front de Libération du katiba Macina (Peuls) ou de la katiba Serma (Peuls du Gourma). Il s’agit bien d’un choix tactique réfléchi visant à ancrer les différentes branches d’al-Qaïda aux plus proches des populations, de leurs difficultés, imaginaires et revendications. Parfaitement coordonnées entre elles, chaque branche aura son rôle, par exemple pour Ansar Dine un djihad défensif limité à la région de Kidal, et appliquera les règles décidées en concertation avec les représentants des communautés locales.
Une guerre avant tout idéologique entre al-Qaïda et l’État Islamique au Sahel
Les affrontements entre al-Qaïda et l’État Islamique, à travers le monde et en Afrique, ne peuvent se résumer à des ambitions concurrentes. Il est essentiel de les décrypter sur le plan idéologique car ces acteurs n’ont pas les mêmes normes vis-à-vis aussi bien des violences ou du dialogue avec des autorités locales. Toute stratégie de paix, toute communication autour de négociations avec des groupes djihadistes ou une nouvelle stratégie d’aide au développement, doit ainsi analyser avec prudence les conséquences de ces guerres et la possibilité qu’elles débouchent sur une violence exacerbée contre populations civiles ou acteurs humanitaires.
Les divergences théologiques sur le recours à la violence sont anciennes au sein des groupes djihadistes. Les idéologues et chefs d’al-Qaïda, notamment Usama Ben Laden dans une lettre à Atiyatullah al Libi en 2002, critique les attaques indiscriminées menées par certains chefs du mouvement contre des civils car injustifiées religieusement et elles constitueraient une violence inutile et contreproductive, une perte de moyens et de soutiens pour les djihadistes en créant de la fitna entre musulmans[41]. En 2005, en application de ses Recommandations aux combattants du jihad, le dirigeant d’Al-Qaïda en Irak, et inspirateur du futur État Islamique, Ayman Al Zarqawi met en scène l’exécution d’otages étrangers en expliquant qu’il préfère égorger les impies que prendre leur argent. Les idéologues d’al-Qaïda le critiquèrent car ils estimaient que la violence excessive peut aliéner l’opinion publique[42].
Tout comme leur maison mère, l’État Islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO) et feu l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS) recourent à des actions violentes de manière plus permissive en termes de justification religieuse que celui du JNIM. Leur principal argument est une application totale, sans compromis(sions) du combat pour l’application stricte du tawhîd. Pour parvenir à cet objectif, le recours à la violence est jugé proportionnel à celle que les véritables croyants et la « véritable religion » subiraient. Tous les ennemis de l’Islam doivent donc uniformément être combattus, y compris des civils, et l’application du takfir est beaucoup plus large que celle prônée par al-Qaïda. Aucune tolérance ou alliance avec des communautés, notables ou groupes armés considérés comme déviants n’est tolérable ni ne devrait être tolérée. Dans une logique similaire, le 15 août 2020 dans son hebdomadaire al-Naba l’État Islamique a déclaré les organisations humanitaires et leurs employés des cibles légitimes car, accusés deosélytisme (chrétien, laïc, démocratique ou socialiste) et d’espionnage, ils représenteraient des dangers pour l’Islam. Ces dernières années, l’EIAO a en effet enlevé et tué plusieurs humanitaires au Nord du Nigéria, notamment des employés d’ACF et de l’IRC [43].
Comme illustré par les attaques récentes dans la région de Ménaka au Mali ou de Tillabéry au Niger, les procédés de dissuasion sont également beaucoup plus radicaux, pouvant dans certains cas aller jusqu’à l’exécution sommaire de dizaines de personnes et l’usage de la terreur par la mise en scène d’actes de décapitation[44]. Le 21 décembre 2018, la vidéo de l’EIGS, intitulée « la punition des traitres », montre 7 personnes décapitées[45]. Le 26 décembre, le JNIM fait circuler un message dans lequel il condamne une telle violence, demandant à l’EIGS, « des explications pouvant justifier une telle cruauté ». De même, le 25 avril 2020 l’EIAO diffusa une vidéo d’exécution à genou d’un militaire tchadien, dans le style des exécutions de l’État Islamique au Levant. Ces violences indiscriminées sur la base d’un takfîr qu’ils jugent dévoyés et exécutions sommaires contre des civils sont sévèrement critiquées par al-Qaïda.
Dans des messages diffusé le 9 mai et le 6 octobre 2016 par la branche médiatique officielle d’al-Qaïda, l’émir Ayman al-Zawahiri dénonce les errements idéologiques et déviations stratégiques de son rival, l’émir de l’EI Abou Bakr al-Baghdadi et son éloignement de la « méthode prophétique »[46]. Dans sa vidéo du 6 octobre, il dénonce sa campagne de dénigrement contre al-Qaïda et critique vertement le recours indiscriminé au takfir contre tous les musulmans refusant de rejoindre leur cause et invalidant leur vision de l’Islam, y compris contre les moudjahidines d’al-Qaïda[47]. Taxés d’extrémisme, les soldats de l’État islamique dénommés « takfiri khawaridj » sont décrits comme sanguinaires, créant de la division entre les moudjahidin, et par conséquent faisant le jeu de leurs ennemis communs. Dans un message en janvier 2017 al-Zawihiri dénonce une nouvelle fois la campagne de dénigrement et les mensonges d’al-Baghdadi à l’égard d’Al-Qaïda. Tous les leaders d’al-Qaïda à travers le monde suivront une ligne similaire de critique face à l’État Islamique, notamment en Afrique de l’Ouest, dénonçant les dérives de l’action violente indiscriminée des provinces de l’EI tout en promouvant à la fois une unité du djihad global et une application de la sharia plus proche des revendications des populations sunnites. À l’inverse de l’instauration immédiate d’un Califat, l’objectif armé énoncé comme prioritaire est de conduire une stratégie d’épuisement et de harcèlement des forces dites « occupantes » des terres d’Islam, à la fois nationales et étrangères, afin de défendre les populations. C’est une stratégie de longue haleine, s’opposant à des actions intempestives et cherchant à gagner le cœur et l’esprit des populations locales.
En retour, depuis fin 2019, l’État Islamique critique vertement les orientations idéologiques prises par le JNIM dans de nombreux textes de propagandes diffusées localement par messages audio ou via ses médias officiels. En avril 2020, La province yéménite de l’EI publie via l’agence Amaq une longue vidéo dans laquelle la gestion par AQMI du nord du Mali en 2012 et ses supposés arrangements avec les milices et le gouvernement sont dénoncés comme des marques de l’hypocrisie de son combat religieux[48]. De même, dans un pamphlet intitulé « la Croisade contre l’Afrique de l’Ouest » publié en mai 2020 dans le n°233 de son hebdomadaire al Naba, l’État Islamique accuse « la milice al-Qaïda » et ses dirigeants Iyad ag Ghali et Amadou Kouffa d’apostasie, un crime méritant à leurs yeux la mort. Ils énoncent ainsi des faits de trahison à la fois contre eux mais aussi contre les populations musulmanes en faisant la paix avec les mouvements armés et factions du nord du Mali apostats mais aussi en ayant accepté de négocier avec le gouvernement Malien et en servant les intérêts des gouvernements algériens et mauritaniens[49]. Par ces « compromissions », ils les accusent ainsi de transiger avec la stricte application du tawhîd et de la défense des populations musulmanes[50]. Appliquées au Sahel ces dissensions religieuses eurent des conséquences pratiques puisqu’elles motivèrent la contestation au sein de la katiba Macina et de la katiba Serma qui a mené fin 2019 – début 2020 au rattachement d’un tiers de ses membres, notamment du chef militaire Hammadoun Mamoudou alias Mek Daadou, à l’EIGS mené par Abdel Hakim al Saharaoui. Séduits par les victoires de l’EIGS au Burkina et au Mali, les démissionnaires de la katiba sont réceptifs à sa propagande sur trois points essentiels mis en avant dans un texte rédigé par Mek Daadou en décembre 2019 : la promesse d’un accès gratuit aux bourgoutières du Delta sur l’argument de la stricte application du tawhîd ; une répartition plus juste du butin de guerre ; la fin de la tolérance aux pratiques déviationnistes des chefs traditionnels (vis-à-vis de l’école publique ou du vote démocratique notamment) ou des compromissions avec des groupes armés locaux. Ces divergences idéologiques furent et demeurent donc clés pour expliquer les affrontements entre les deux mouvances djihadistes depuis janvier 2020 jusqu’à nos jours.
Les négociations avec les djihadistes, une véritable voie de sortie ?
Si la négociation avec les groupes djihadistes est promue comme voie de sortie aux conflits et levier pour rétablir la paix, voire une forme de stabilité sociale, elle ne pourra se réfléchir selon une grille analytique technocratique, déterminant selon des barèmes à points périmètres et acteurs du dialogue. Il sera nécessaire préalablement d’établir sur quels fondements idéologiques les groupes djihadistes négocient, selon quelles normes, avec quels intérêts et ambitions, et selon quelle finalité il est préconisé de réunir quelles institutions autour de la table. Toute négociation implique en effet des procédures, des normes, l’utilisation d’outils et de symboles spécifiques ainsi que l’implication de professions spécialisées. Chaque institution est supposée disposer d’une identité diplomatique considérée comme légitime pour traiter de la question litigieuse. En ce sens, comme l’indique Fred C. Iklé, le refus de négocier avec un acteur constitue un acte politique[51]. Les États refusent généralement de négocier avec les terroristes, car cela légitimerait ces acteurs comme leurs égaux sur la scène internationale. Outre cette reconnaissance mutuelle, le succès des négociations dépend souvent des compromis acceptables par les deux parties, de la similarité de représentation similaire du conflit et de l’utilisation d’un langage ou cadre commun de négociation, soit à minima une compréhension du cadre idéologique dans lequel chaque acteur va interpréter et mener les négociations[52].
À cet égard, avant de prôner un dialogue avec les « bons » djihadistes au Sahel comme l’antithèse et voie de sortie évidente à l’option militaire de réponse à leur progression[53], il est indispensable d’étudier la nature de ces groupes, leurs structures leurs revendications, la compréhension de leurs intérêts et leur conception (religieuse et pragmatique) de la négociation. Il est tout d’abord très clair qu’au vue des éléments idéologiques explicités précédemment, il sera vraisemblablement impossible de négocier avec l’EIGS ou l’EIAO. L’entame d’un processus de négociation avec al-Qaïda a même pu contribuer à radicaliser certaines franges djihadistes en confortant la propagande de l’EI accusant le JNIM et ses leaders d’hypocrisie et de compromissions avec l’État[54]. Si les négociations avec al-Qaïda se poursuivent, il faudra déterminer qui est une figure représentative pour négocier au sein du JNIM et observer leurs objectifs dans cette négociation. Il est tout aussi essentiel d’énoncer que, contrairement au processus d’Alger, aucune négociation ne pourra se faire en dehors de termes religieux ni sans des religieux eux-mêmes, et uniquement ceux considérés comme légitimes à la fois par al-Qaïda et l’État. La matrice idéologique va en effet constituer le principal langage, le cadre limitatif et l’horizon du dialogue possible avec les djihadistes. Et ce cadre, comme tous les autres éléments de la matrice idéologique du JNIM est imposé par al-Qaïda central aux chefs du djihad sahélien.
Ainsi, le pôle historique d’al-Qaïda exclue toute possibilité de négociation et répète qu’il ne peut y avoir de dialogue ou de négociation avec les occupants que par les armes[55]. Pour al-Qaïda la négociation est une arme, une étape tactique pour consolider leurs positions et apparaître comme à l’écoute des peuples qu’ils sont supposés défendre. Conformément aux instructions d’al-Zawahiri accepter une négociation, comme au Sahel sert la « manœuvre de lassitude » et harcèlement de long cours mis en œuvre par al-Qaïda contre les États de la région. Dans la mesure où les moudjahidines du JNIM ne cherchent pas à s’emparer de l’État ou à s’autonomiser, mais remettent en cause l’existence même d’État moderne, les chances de réussite d’une négociation sont infimes car ils ne reconnaissent pas l’État et ses représentants comme des interlocuteurs légitimes.
Si certains en doutait encore, la supposée autonomie de décision des leaders locaux du djihad sahélien a été récusée quand en 2012 et fin 2020, Iyad ag Ghali se déclare officieusement prêt à la paix et qu’il est sévèrement remis à l’ordre par le leadership algérien d’AQMI. Ce dernier lui rappelle que la première fidélité doit rester au djihad et au combat pour l’avènement de la loi Islamique avant la défense des intérêts tribaux ou patriotiques, considérés comme sources de division au sein de la oumma. Il rappelle alors qu’il est prêt à négocier l’arrêt des hostilités contre l’engagement de Bamako à instaurer la sharia dans tout le pays et la proclamation dans la Constitution du Mali du caractère islamique de l’État. Des conditions dont il sait parfaitement qu’elles sont inacceptables pour l’État malien et qui permettront à ag Ghali de mettre la responsabilité de cet échec sur les autorités. Il en va de même avec les conditions préalables au dialogue, dont le principe est par ailleurs formellement accepté, édictées dans le communiqué n°152 du JNIM intitulé « Concernant les appels à la négociations », datant du 8 mars 2020 et publié par Az-Zallaqua Foundatin, Iyad ag Ghali[56].
Dans toute négociation générale menant à une hypothétique paix l’objectif du JNIM est édicté avec clarté : la (ré)organisation de toute la société malienne selon les lois islamiques, notamment via l’instauration de la loi islamique (sharia) comme loi centrale et l’inscription dans la constitution de principes djihadistes comme al wala wa el bara afin d’établir un cadre contraignant religieusement interdisant toute collaboration avec les pays non musulmans et obligeant à défendre le territoire en cas d’agression ennemie. Ils souhaitent également une reconnaissance de l’éducation coranique et un rejet de l’éducation occidentale et de la laïcité. Les concessions que les États sont prêts à faire seront de leurs choix et responsabilités. Il est en revanche certain que toute négociation se développe dans un certain rapport de force et que ce dernier est très clairement en faveur des djihadistes sur le plan opérationnel et de l’adhésion populaire dans les zones gouvernées par le JNIM. Seules des négociations à échelles micro-locales visant des cessez-le feu temporaire, permettant de convenir de pactes de non-agression ou d’obtenir des concessions des djihadistes sur l’ouverture des écoles ou la tenue d’une cérémonie semblent atteignables. Comme les négociations entamées pour mettre fin à l’embargo autour du village de Farabougou au Mali nous l’enseignent, ces négociations semblent cependant toujours aboutir à un renforcement de l’emprise des djihadistes[57].
L’analyse de la solution négociée sous le prisme de la matrice idéologique suivie par les djihadistes incite donc à la plus grande prudence quant à son emploi et recommandation. Ses conséquences pourraient être en effet néfastes et, dans les conditions actuelles et par l’instrumentalisation qui en est faites par les djihadistes, seulement contribuer à accroître la puissance de ces derniers. Une nouvelle stratégie d’action étrangère, toute initiative de soutien à la paix, d’aide au développement ou d’action militaire, se devra de prendre en compte le cadre d’action et les motivations d’adhésion idéologiques qui font la force des groupes djihadistes.
References
Par : Guillaume SOTO-MAYOR
Source : ESD-CNAM