Comment traiter les images d’actes d’une violence inouïe, comme celles des massacres perpétrés le 07 octobre 2023 en Israël ? Une interrogation à l’origine d’un papier qui explore la complexité que revêt la diffusion de ces images. Une diffusion qui témoigne de la nécessité d’éclairer, mais qui s’expose au risque de l’escamotage sinon de la négation de la réalité.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Stéphanie Courouble-Share, « Diffuser les images du 07 octobre à l’ère de Tiktok : entre témoignage et déni », Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
Alors que, dès le 8 octobre 2023, le Conseil de sécurité israélien déclare officiellement l’état de guerre, les premières photos et vidéos du massacre de la veille sont rapidement diffusées sur les réseaux sociaux par les Israéliens eux-mêmes, puis par les terroristes, faisant de ces images violentes un enjeu crucial dans cette guerre naissante, et suscitant de nombreuses réactions.
Comme c’est souvent le cas avec les terroristes, la terreur s’accompagne de la production de vidéos et d’images de leurs actes. Ces vidéos telles des preuves, des « trophées visuels », sont souvent diffusées sur des plateformes au moment même où le crime est commis, afin de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté radicalisée, et avec l’espoir d’inciter d’autres individus à perpétrer des massacres similaires. Les bourreaux du Hamas n’ont pas immédiatement diffusé leurs actes sur les plateformes, mais ils se sont filmés, ont filmé leurs victimes avec des caméras accrochées sur eux, et parfois ont même utilisé les téléphones portables de leurs victimes pour envoyer les vidéos aux familles[1].
Très rapidement, le dénialisme (plutôt que le négationnisme), qui consiste à nier la réalité du massacre, s’est propagé sur Internet et même lors des manifestations. On accusait alors ces preuves visuelles d’être des fausses, fabriquées par la propagande judéo-sioniste. Peu importe que ces images corroborent les témoignages des survivants ou que bon nombre d’entre elles provenaient des membres du Hamas eux-mêmes, qui ont filmé leurs actes barbares ainsi que leurs scènes de jubilation.
Le monde était alors divisé entre ceux qui demandaient la libération des otages et dénonçaient l’antisémitisme, et ceux qui soutenaient la cause palestinienne, s’associant souvent à des slogans en faveur du Hamas et à la présence de drapeaux djihadistes. La diffusion rapide de la propagande islamiste du Hamas sur les réseaux sociaux a encore compliqué la situation en brouillant les frontières entre la défense des droits des Palestiniens et le soutien à l’organisation islamiste comme le Hamas, inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne dès 2001. Cette convergence d’enjeux et de messages a créé de la confusion et ajouté des couches de complexité à une situation déjà tendue.
Face à ce déni massif, au choc de ce massacre et au début de la guerre, la machine de communication israélienne a dû s’adapter rapidement. Le 31 octobre, un site web a été créé pour archiver les vidéos et les images du massacre. Le 2 novembre, le compte Twitter officiel de l’État d’Israël (@IsraelMFA) a tweeté en encourageant la diffusion de ces images violentes. L’appel à la discrétion du spectateur souligne également la brutalité des crimes commis par le Hamas ce jour- là. L’objectif de cette campagne, poursuivi dans le tweet, est de révéler l’horreur du massacre et de répondre à ceux qui nient les crimes du Hamas.
Un film réalisé par Israël, reprenant les images et les vidéos du massacre, a été diffusé dans diverses institutions, notamment à la Knesset, dans les ambassades israéliennes, les organisations gouvernementales et les grands médias du monde entier. Sans précédent, ce film a été présenté aux députés de plusieurs pays. Ainsi, les survivants, les témoins de ce massacre, mais aussi tous ceux qui ont visionné le film jouent un rôle crucial en témoignant et en informant. Les enquêtes nationales et internationales, les historiens prendront le relais pour constituer la mémoire et l’histoire de ce crime.
Cependant, il est important de soulever des questions éthiques et philosophiques concernant la diffusion publique de ces images. Dans le contexte actuel, ces vidéos risquent d’être massivement téléchargées et diffusées sur les réseaux sociaux, exposant un large public, y compris des enfants et des personnes sensibles, à des images choquantes. Dans le monde juif, la question de la manière dont on peut réellement saisir l’invisible a déjà été maintes fois soulevée. Cette question aurait dû être approfondie avant de décider de rendre ces images accessibles au public.
La Shoah est un exemple flagrant de l’invisible, car de nombreux aspects de cette tragédie, tels que les actes de barbarie commis dans les camps de concentration, les chambres à gaz et les atrocités infligées aux victimes, étaient difficilement montrés sous forme d’images ou de vidéos. Pourtant, il était impératif de rendre compte de cette horreur, de témoigner de manière à ce que le monde ne puisse pas ignorer l’ampleur de la tragédie.
C’est là qu’intervient le film de Claude Lanzmann, intitulé Shoah. Ce documentaire monumental, réalisé sur une période de douze ans et sorti en 1985, s’est attaqué à l’indicible, tentant de donner une voix aux survivants et de reconstruire les événements de la Shoah sans recourir à des images d’archives graphiques. Claude Lanzmann s’est principalement appuyé sur des témoignages oraux, des entretiens avec des survivants, des bourreaux nazis et des témoins. Il a créé un récit puissant et bouleversant, se concentrant sur la parole, la mémoire et la réalité vécue, plutôt que sur des images visuelles.
La leçon que nous pouvons tirer de Shoah est que, même face à des événements qui semblent insaisissables, la parole humaine, les témoignages et la narration peuvent être des moyens puissants pour rendre compte de l’invisible. Le film a montré que la mémoire et le dialogue peuvent nous aider à comprendre l’horreur tout en préservant la dignité des victimes.
L’époque actuelle est caractérisée par une surabondance d’images et de vidéos, en particulier sur les plateformes de médias sociaux. Cela pose un nouveau défi quant à la manière dont nous abordons les tragédies contemporaines, comme ce massacre du 7 octobre 2023. L’interview de
Michaël Prazan et Jean-Baptiste Thoret dans K-La Revue en rend bien compte. La facilité avec laquelle les images sont partagées peut parfois entraîner une désensibilisation ou une exploitation voyeuriste de la violence, soulevant ainsi des questions éthiques complexes quant à la diffusion publique de telles images.
Ainsi, la réflexion doit s’adapter à la réalité de la génération TikTok et à la manière dont l’information visuelle est consommée et partagée aujourd’hui. Le défi consiste à trouver un équilibre entre la nécessité de témoigner et de rendre compte de l’horreur, tout en protégeant la sensibilité et la dignité des spectateurs, afin d’éviter qu’ils ne deviennent des outils de propagande de guerre ou de voyeurisme malsain.
Il est important de reconnaître qu’en exposant ces images et vidéos au public, il y aura malheureusement toujours des individus qui chercheront à remettre en question la véracité de ces documents, quelles que soient les preuves présentées. Les dénialistes, qu’ils soient liés à des mouvements conspirationnistes ou à des agendas spécifiques, adoptent souvent une posture d’incrédulité systématique. Leur argumentation repose fréquemment sur l’accusation de propagande sioniste, alléguant que les images sont falsifiées ou manipulées dans le but de diaboliser un groupe ou une nation.
La logique qui les guide est particulièrement troublante. Ils scrutent chaque seconde des vidéos à la recherche de moindres détails, espérant trouver des incohérences qui, selon eux, invalideraient l’ensemble du récit. Leur démarche s’apparente à une quête obsessionnelle visant à démontrer que la réalité elle-même est sujette à une conspiration mondiale. Cette attitude perverse de négation de la réalité est non seulement déconcertante, mais elle insulte également la mémoire des victimes et entrave la recherche de la vérité.
Face à cette réalité, il est essentiel de reconnaître que la diffusion de telles vidéos et images peut être doublement complexe. D’une part, elle peut contribuer à éclairer le public sur des atrocités et des crimes contre l’humanité qui ne doivent pas être ignorés. D’autre part, elle expose ces documents à une critique incessante de la part des dénialistes, alimentant ainsi un débat stérile qui détournent l’attention de l’essentiel : les souffrances endurées par les victimes et la nécessité de prévenir de futurs conflits et violences.
En fin de compte, la diffusion de ces images et vidéos doit être accompagnée d’un effort constant pour éduquer le public sur les méthodes de vérification des sources, la manipulation de l’information et les dangers de la désinformation. Il est primordial que les médias, les institutions et les individus responsables prennent des mesures pour s’assurer de la fiabilité des documents qu’ils diffusent et pour dénoncer activement la désinformation lorsque cela est nécessaire. Ce n’est qu’en développant une compréhension collective de ces enjeux que nous pourrons espérer honorer la mémoire des victimes tout en préservant la vérité historique.
References
Par : Stéphanie COUROUBLE-SHARE
Source : Fondation Jean Jaurès