Quel est le poids de la culture stratégique chinoise dans le comportement de Pékin comme Puissance sur la scène internationale contemporaine ? L’analyse proposée par le présent papier aborde ce sujet via une prise de recul historique, prélude à la pesée des héritages stratégiques chinois traditionnels dans les postures et pratiques d’aujourd’hui. L’autrice propose ensuite une caractérisation de la pensée stratégique actuelle, et des subtils équilibres qu’elle met en exergue.
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Les références originales de cet article sont : Anouchka Dumetz, « La culture stratégique chinoise », Bibliothèque de l’école militaire. Ce texte, ainsi que l’autres publications, peuvent être consultés sur le site du Bibliothèque de l’école militaire.
Théorisé durant la Guerre froide par Jack L. Snyder, le concept de culture stratégique renvoie plus précisément à une construction culturelle aux dimensions opérationnelles influant directement sur le comportement des individus et la prise de décision des dirigeants. Indirectement, la culture stratégique influence dès lors les perceptions et les évaluations de la menace, l’utilisation ou non de la force et la stratégie militaire ou diplomatique en général [1].
L’ouverture dans les années 1980 de départements consacrés à l’étude des anciennes théories stratégiques et philosophiques au sein de l’Académie militaire de Huangpu (黄埔军校), qui forme le corps des officiers chinois, met en exergue l’importance des écrits anciens dans la pensée stratégique contemporaine. Le renouveau de la culture stratégique chinoise se traduit également dans les nombreuses rééditions des écrits militaires classiques. Ainsi, pour le général Fu Quanyou (傅全有), anciennement chef d’état-major des armées chinoises, « les classiques de la stratégie chinoise constituent aujourd’hui un corpus théorique essentiel pour la prise de décision »[2].
L’éloignement géographique et conceptuel de la Chine à l’Occident a abouti à la construction d’une culture stratégique spécifique et autonome[3]. Selon le modèle néoclassique de la politique étrangère, ce concept de culture stratégique dans le contexte chinois peut apparaître comme un véritable instrument d’analyse et de prospective des politiques et doctrines de défense comme des grandes orientations stratégique[4] contemporaines. En effet, si la culture stratégique est changeante et ne conditionne pas totalement une prise de décision, en étudier les fondements et les évolutions permet une meilleure compréhension des enjeux diplomatiques et militaires de la République populaire de Chine (RPC).
Le projet de la Belt and Road Initiative reflétant la volonté d’expansionnisme de la Chine à l’aide de moyens non militaires, ou encore le dernier Livre blanc sur la défense nationale chinoise de juillet 2019 présentant la Chine comme favorable à un multilatéralisme constructif et pacifique (tout en mettant volontairement en exergue ses nouvelles capacités militaires), témoignent tous deux de la continuation de l’influence des préceptes anciens dans la politique de défense et la politique étrangère actuelle[5]. Les classiques comme L’Art de la Guerre ou Les 36 stratagèmes représentent en effet un héritage fructueux pour les décideurs du Parti qui se réapproprient les grands principes traditionnels d’adaptabilité, de recours à la force en dernier ressort, d’économie des moyens, et d’équilibre entre les forces opposées. La dynamique ainsi créée semble avoir donné naissance à une pensée stratégique multidimensionnelle, pragmatique et opportuniste, caractérisée par un subtil dosage entre diplomatie et coercition ou encore entre séduction et contrainte[6].
Une culture stratégique aux racines culturelles et historiques
Le confucianisme et les Royaumes combattants
Défini par le spécialiste de la Chine Jean-François Labonté, le concept de culture stratégique renvoie dans le cas chinois à « un ensemble de croyances et d’hypothèses influençant les choix et les comportements militaires, en particulier ceux concernant la décision de partir en guerre, de mener une offensive, d’adopter une stratégie défensive ou expansionniste et de définir le niveau acceptable de pertes en temps de guerre »[7]. Dans le cas de la Chine, les fondements de sa culture stratégique prennent véritablement racine à l’époque des Royaumes combattants (463-222 av. J.-C.), période de création des principales institutions politiques définissant le système étatique chinois et période de floraison de textes philosophiques et stratégiques[8]. La période des Royaumes combattants, bien que marquée par la création d’une centaine d’écoles philosophiques, voit s’asseoir l’influence et l’expansion du confucianisme, courant philosophique à l’origine d’une grande partie de la culture stratégique chinoise. Le spécialiste David Nivison souligne d’ailleurs dans ses travaux que le confucianisme imprègne les dimensions de la vie sociale et politique chinoise et fournit les éléments les plus essentiels de la pensée militaire et de la conduite chinoise des relations internationales[9]. Prônant la paix / l’harmonie (安宁) et la direction des affaires politiques et militaires par des valeurs morales et pacifiques, le confucianisme se singularise tout particulièrement par son caractère pacifique[10]. Pour résumer cette pensée confucéenne marquée par le rejet des conflits armés et de la violence physique, le sinologue Michael Handel souligne que « Confucius enseignait que l’homme supérieur, vanté dans les classiques comme le plus haut produit de la culture de soi, devait pouvoir atteindre ses fins sans violence. Ces valeurs représentaient l’idéal qui devait trouver son expression la plus sublime en la personne de l’empereur chinois : pour l’empereur, recourir à la violence était un aveu qu’il avait échoué dans sa propre conduite en tant que sage poursuivant l’art de gouverner. Le recours à la guerre (wu) était un aveu de faillite dans la poursuite des arts de la paix (wen). Par conséquent, cela devrait être un dernier recours, et cela nécessitait une justification ». Ainsi, les érudits de Confucius défendaient l’idée que l’expansion du monde chinois devait se faire non pas par des moyens coercitifs, mais à l’aide de moyens plus pacifiques comme un rayonnement culturel à l’extérieur des frontières. L’incidence du confucianisme sur les relations internationales et les choix politiques a été très tôt significative et s’est notamment révélée dans les relations qu’entretenait le Royaume central avec les minorités limitrophes.
Sun Tzu et L’Art de la guerre
L’Art de la guerre (孙子兵法) écrit dans la période des Royaumes combattants vers 400 av. J.-C. par Sun Tzu (孙子兵法) et qui reprend les grands fondements philosophiques confucéens, constitue en grande partie le socle de la culture stratégique chinoise contemporaine[11]. Si Sun Tzu s’inspire de la pensée confucéenne fondée sur l’importance de la paix et du rejet de la violence, ce dernier développe également l’idée que pour conserver la paix et préserver l’harmonie au sein du territoire, les dirigeants doivent adopter une doctrine de défense. Cette doctrine insiste sur l’importance de protéger le territoire national, de dissuader l’ennemi d’attaquer et de bien connaitre l’ennemi pour bien s’en protéger. Les grands symboles de la culture chinoise tels que la Grande Muraille de Chine (长城) témoignent en effet d’une Chine pacifiste tournée vers un esprit de défense[12]. Cependant l’hypothèse du recours à la force et du conflit n’est pas éliminée au sein de la pensée stratégique de Sun Tzu. En effet, élément également central de l’Art de la guerre, Sun Tzu développe l’idée d’un recours à la force qui peut être utilisée dans le cas d’une « guerre juste », c’est-à-dire, dans le cas d’une guerre menaçant le territoire national ou les intérêts nationaux. Cependant, le recours à la force théorisé par Sun Tzu nécessite ici, non pas des capacités militaires « traditionnelles » à l’image d’un déploiement d’une armée ou de navires de guerre, mais des moyens détournés et indirects comme la diplomatie, l’économie ou la déstabilisation politique. Sun Tzu écrit par exemple que « la plus grande réussite qu’un stratège puisse accomplir est de gagner un conflit sans avoir besoin d’engager un combat »[13]. Les manœuvres effectuées par les troupes chinoises durant la guerre de Corée témoignent par exemple de la préférence des officiers chinois pour des stratégies de « contournement » du conflit ; dans une volonté de ne pas attaquer frontalement l’armée américaine ; les troupes du commandant Lin Biao ont effectué une manoeuvre de contournement en attaquant les flancs de l’ennemi pour couper les troupes américaines en deux créant ainsi le chaos dans le dispositif ennemi[14]. La philosophie de Sun Tzu considère les conflits comme évitables par la promotion du bon gouvernement et par la défense de l’harmonie au sein du territoire. Lorsque la force est utilisée, elle doit être appliquée défensivement, et au nom de la restauration de l’ordre moral et de l’intérêt national. La conséquence sur la stratégie est que l’option préférée est l’accommodation, suivie de la défensive et finalement en dernier lieu de l’offensive[15].
Le parabellum
Nombre de spécialistes, notamment Alastair Iain Johnston[16], avancent l’idée que si la Chine est profondément ancrée dans la culture stratégique du confucianisme, il s’avère que la culture stratégique contemporaine est plus complexe, et se composerait plus précisément de deux sous-cultures. En effet, la culture stratégique de la Chine correspond à une double influence, celle du confucianisme et celle du parabellum (adage romain « si tu veux la paix prépare toi à la guerre »), renvoyant à une pensée de realpolitik marquée par le pragmatisme et le réalisme[17]. Dans ce cas, la nation doit prendre des décisions « parabellum » ou « réalistes » dans le cadre de la défense nationale, et même avant le déclenchement de la guerre si les intentions et les préparatifs de l’agresseur potentiel sont indubitables et constituent une menace imminente. Au sein des Sept classiques militaires compilés en 1083 sous la dynastie Song, six de ces oeuvres correspondent en effet au parabellum quand une œuvre seulement répond au principe pacifique du confucianisme, témoignant ainsi de l’influence non négligeable du parabellum. Ce dernier est d’ailleurs particulièrement représenté dans les stratégies diplomatiques et militaires de l’ère communiste de Mao. L’acquisition de l’arme nucléaire par la Chine d’alors et l’adoption d’une politique étrangère tournée vers le pragmatisme témoignent du changement opéré dans les stratégies militaires et diplomatiques dès 1949. L’avènement du communisme marque un renouveau dans la conception de l’usage de la force et de la doctrine du parabellum qui répond à une stratégie chinoise d’un monde sans impérialisme et sans colonialisme[18]. Le rôle du réalisme / parabellum dans la politique étrangère chinoise a également été renforcé par la mémoire collective de la faiblesse des temps modernes où la Chine fut considérée comme une victime des puissances impérialistes prédatrices. Les représentants officiels chinois invoquent souvent le “syndrome de la victime” en ce que la Chine a été piétinée et humiliée dans le passé et a donc désormais le droit de rechercher le respect. Le pays a ainsi l’obsession de rattraper les puissances avancées et d’atteindre le statut de grande puissance, une conception qui est au cœur de la politique étrangère chinoise.
L’émergence tardive d’une stratégie maritime
Au cours de son histoire, la Chine ne s’est jamais réellement affirmée comme une puissance maritime majeure et a particulièrement tardé à développer une stratégie navale. Jusqu’en 1840, la menace provenant des mers était en effet relativement faible, conduisant les gouvernements chinois successifs à se focaliser sur la mise en œuvre d’une stratégie à prédominance terrestre[19]. Développé durant la Guerre froide par John Foster Dulles pour « encercler » l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de bases navales américaines, le concept de « chaînes insulaires » consiste à définir un large espace maritime considéré comme « important » pour les intérêts d’une puissance, pour ensuite confiner ce dernier. Ce concept a eu un impact majeur sur la pensée stratégique de l’amiral chinois Huaqing qui a ainsi défini plusieurs chaînes insulaires sur lesquelles la défense des intérêts maritimes chinois devait se concentrer, la première chaîne insulaire étant l’espace maritime comprenant Taïwan, le Japon, la péninsule coréenne et les archipels du sud-ouest asiatique.
L’actuelle « doctrine de défense » : une politique de défense marquée par un activisme offensif
Tous les livres blancs de la Défense parus depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2013 rappellent de façon officielle la doctrine défensive de la Chine définie officiellement sous Mao, elle-même héritée de la pensée confucéenne d’un rejet des conflits armés. Cette posture officielle et strictement défensive correspond plus précisément à un positionnement idéologique qui veut préserver sa spécificité, par opposition avec les puissances traditionnelles vues comme historiquement belliqueuses. Cette volonté de la RPC d’incarner une posture strictement défensive implique dès lors pour les stratèges chinois contemporains de définir toutes les « guerres » menées par l’Armée populaire de libération (APL) depuis 1949 comme strictement défensives par essence, que ce soit la guerre de Corée, la guerre sino-indienne, les incidents avec la Russie en 1969 ou la guerre du Vietnam de 1979. Cette doctrine de défense est désormais dimension véritablement stratégique dans le contexte international actuel et acquiert une dimension véritablement stratégique dans le contexte international actuel. Les exercices militaires effectués autour de Taïwan en août 2022 à la suite de la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, exercices dénoncés sur la scène internationale comme une véritable menace de la part de la RPC, ont ainsi été présentés par le Parti comme une réaction de légitime défense face à l’ingérence américaine dans les intérêts chinois. Cette doctrine de défense s’affiche comme une réponse à la thèse de « la menace chinoise » qui a émergé aux États-Unis dans la deuxième moitié des années 1990 et qui ne cesse désormais de gagner en influence sur la scène internationale[21]. Alors que les États-Unis et de nombreux pays occidentaux, dans un contexte de pression croissante autour de Taïwan, alertent sur le caractère agressif de la « menace chinoise » et sur le manque de transparence du développement de ses capacités militaires, la Chine réaffirme de façon stratégique sa doctrine de défense et son attachement historique au rejet des conflits. Le dernier livre blanc de la Défense en date rappelle ainsi que « La Chine ne présente aucune menace, la nation chinoise a toujours aimé la paix. La culture chinoise est une culture de paix »[22]).
La doctrine « de défense active » : une doctrine légitimant le recours à la force
Le possible recours à la force contre Taïwan évoqué par le président Xi Jinping lors du XXe Congrès du Parti (16-24 octobre 2022), ainsi que l’augmentation actuelle des capacités militaires chinoises, invitent à déconstruire le discours officiel et à questionner les différents livres blancs de la Défense, véritables outils de communication prônant une doctrine « simplement » défensive[23]. En effet, au côté de l’affirmation du pacifisme fondamental de la doctrine de défense, apparaît un second élément doctrinal plus offensif, celui de la volonté de Pékin d’un retour au passé idéal de la grandeur du pays et d’effacement des « siècles d’humiliation » qui ont dérobé à la Chine son statut central, son statut d’Empire du milieu. Dès lors, cette volonté de Pékin de défendre ses intérêts et de reconstruire sa puissance dans un contexte international de compétition sino-américaine et de remise en question de son modèle, nécessite une redéfinition de sa doctrine défensive. L’acquisition de nombreuses capacités offensives depuis la période maoïste permet à la Chine de s’imposer militairement en cas d’échec de la dissuasion. Elle ne correspond de ce fait pas à une doctrine simplement défensive, mais incarne plutôt une commission militaire centrale(积极防御). Si le concept de défense active n’est pas nouveau et a été déjà évoqué dans plusieurs écrits stratégiques de Mao[24], il faudra cependant attendre les années 1980 pour qu’il exerce une véritable influence dans la stratégie chinoise. Ce n’est en effet qu’à partir du début de cette époque que la commission militaire centrale (中央军事委员会) a théorisé et présenté au Parti la doctrine stratégique de défense active. Dès lors, la RPC a procédé à une augmentation de ses effectifs militaires et à une modernisation de son armée qui ne cesse aujourd’hui de s’accélérer. Le concept de défense active, pouvant se résumer à “nous n’attaquerons pas à moins d’être attaqués, mais nous contre-attaquerons sûrement si nous sommes attaqués”[25] (人不犯我,我不犯人;人若犯我,我必犯人), constitue désormais l’essence de la pensée stratégique de la RPC. Dès lors, il est indéniable que la culture stratégique chinoise, en dépit du discours officiel strictement défensif, conserve des caractéristiques offensives permettant de nuancer, sinon remettre en cause la position officielle.
La doctrine maritime de « défense active en haute mer »
Dès le début des années 2000, les discours officiels et textes de doctrine maritime reflètent déjà l’ambition chinoise de bâtir une flotte équilibrée, hauturière et projetable sur l’ensemble des mers et océans mais véritablement équilibrée, hauturière et projetable sur l’ensemble des mers et océans. Selon la doctrine stratégique de défense globale, il s’agit de considérer la doctrine maritime actuelle comme une doctrine de défense active[26]. L’augmentation drastique des capacités de projection depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ou encore le livre blanc de 2015 mettant l’accent sur la nécessité de se préparer au « combat naval » (海上军事斗争), témoignent tous deux des nouvelles ambitions du Parti, qui excèdent la simple défense des intérêts nationaux sur les zones côtières. En effet, la marine chinoise ne doit plus seulement assurer la « défense des eaux côtières » (近岸防御), expression utilisée dans les livres blancs de 2010 et 2013, mais être en mesure de garantir « la protection des intérêts chinois en haute mer » (近海防御与远海护卫). Alors que 90 % des échanges chinois transitent désormais par la mer, que les différends territoriaux et les risques d’incidents en mers de Chine orientale et méridionale s’accroissent, la Chine développe désormais ses capacités opérationnelles en termes d’offensives navales (海上军事斗争)[27]. Selon l’amiral Prazuck, la Chine construit d’ailleurs tous les quatre ans l’équivalent en tonnage de la marine française, preuve du virage stratégique chinois vers la mer[28].
Il apparaît par exemple que la stratégie du collier de perles entretient une filiation avec l’amiral Mahan, dont la pensée est intégrée et reprise par les stratèges militaires chinois. Prônant l’importance de la force navale pour se positionner en puissance globale, la force navale chinoise est, dans la stratégie du collier de perles, un moyen de répondre à de nombreux enjeux de puissance, qu’ils soient économiques, industriels ou diplomatiques. Garantissant la sécurisation des voies d’approvisionnement et des intérêts commerciaux, cette stratégie répond aux préconisations de Mahan appliquées aux intérêts chinois. Au-delà d’intérêts commerciaux et industriels, cette stratégie du collier de perles permet également à la Chine une expansion de son influence en établissant des liens diplomatiques avec plusieurs pays. L’établissement de bases navales à l’étranger, comme à Djibouti, au Pakistan, en Birmanie ou au Cambodge, a ainsi permis à la Chine d’établir et de renforcer ses liens avec d’autres pays sur la scène internationale[29].
L’héritage de Sun Tzu dans les pratiques guerrières contemporaines
L’influence de Sun Tzu dans la culture stratégique chinoise se répercute désormais dans la manière dont les militaires mènent la guerre, abordent les conflits et dans les moyens employés, souvent « indirects » et « détournés ». L’usage de la force étant pour le célèbre stratège un dernier recours, la manière la plus efficace de faire la guerre ou d’éviter le conflit armé passerait donc par des moyens non militaires : la diplomatie, l’économie, l’espionnage, tous moyens aujourd’hui omniprésents dans les stratégies adoptées par le PCC.
La dissuasion
« La plus grande réussite qu’un stratège puisse accomplir est de gagner un conflit sans avoir besoin d’engager un combat »[30]. Par ces mots, Sun Tzu souligne dans son Art de la guerre toute l’importance de la dissuasion consistant à contraindre l’ennemi à intérioriser par anticipation sa défaite et l’amener ainsi à renoncer au combat avant même de le livrer[31]. Dès lors, la modernisation des capacités de projection ainsi que l’augmentation des effectifs et des capacités militaires entamées depuis plusieurs années par Xi Jinping s’ancrent véritablement dans cette culture stratégique de dissuasion ayant pour objectif « d’intimider » les puissances extérieures et de les convaincre indirectement de ne pas se livrer à un combat armé. Attachées au principe de « non emploi en premier », la production locale et l’amélioration de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM DF-31, DF-31A et DF-5) possédant une portée suffisante pour frapper les puissances concurrentes telles que l’Inde ou les États-Unis, constituent un moyen de pression et un véritable atout dissuasif[32]. Ainsi, si l’alliance d’un discours pacifiste et d’une modernisation militaire croissante peut apparaître aux yeux des Occidentaux comme une véritable contradiction, les Chinois y voient quant à eux une certaine complémentarité ayant pour atout d’éviter le conflit grâce à la dissuasion. L’objectif n’est en effet pas de détruire l’adversaire, mais bien d’acquérir des capacités militaires suffisantes pour le dissuader de toute attaque (ou pour riposter en cas d’attaque). Dans un contexte international où Pékin se sent particulièrement menacé, le rapport annuel du Pentagone sur le développement des capacités chinoises (rapport de novembre 2022)[33] met ainsi en exergue l’augmentation croissante des capacités de dissuasion de la Chine : ambitieux programme de développement des SNLE, augmentation des capacités de l’armée des Lanceurs (PLARF), déploiement supplémentaire d’ICBM (environ 400). Comme évoqué en 2023 par plusieurs officiels, le Pentagone estime que la RPC se sentant particulièrement menacée, continuera de développer ses capacités de dissuasion et disposera de 1 000 têtes nucléaires opérationnelles en 2030. Ainsi, une part importante de la stratégie chinoise repose sur l’image de puissance que renvoie la Chine, une image qui doit sans cesse être travaillée et mise en récit, notamment à l’occasion des défilés militaires qui constituent des véritables démonstrations de puissance et des outils dissuasifs.
La guerre psychologique
Les capacités balistiques et nucléaires de la Chine, au-delà d’une volonté de dissuasion, incarnent un autre exemple de moyen détourné utilisé par Pékin, celui de la pression et de la guerre psychologique, dont le but est de démoraliser les forces ennemies, les dissuader de toute action, saper leur volonté de combattre. En effet, ces capacités nucléaires font entièrement partie de l’arsenal de guerre psychologique de la RPC, arsenal destiné dans l’idéal à « remporter la victoire sans combattre »[34], en maniant notamment l’arme de la terreur qui permet d’annihiler la volonté de l’adversaire. Ainsi, le stationnement permanent de plus d’un millier de missiles balistiques de courte portée (SRBM) face à Taïwan constitue un moyen de pression envers « l’île rebelle » et son allié américain et permet de lui mener une guerre indirecte[35]. L’objectif de la RPC est en effet que « Taïwan tombe comme un fruit mûr » (Jean-Pierre Cabestan) sous les coups de la pression et de la guerre psychologique, et non par l’utilisation de moyens militaires. Dans ce cadre, les récents exercices militaires chinois, comme Joint Sword[36], menés autour de l’île de Taïwan et les simulations de frappes sur les points stratégiques taïwanais mettent en évidence toute la pression exercée et mise en place par le Parti. De plus, l’utilisation de différents canaux par les services de renseignement chinois (plus précisément le « BAT », Bureau des affaires taïwanaises ayant en charge la propagande à destination de Taïwan[37]) et par l’APL, visent à diffuser au sein de la société taïwanaise l’idée que l’armée nationaliste serait en état de déliquescence profonde et incapable de résister à une invasion. La base militaire 311, créée en 2005 dans la ville de Fuzhou et regroupant les unités de l’APL en charge de la guerre psychologique, intensifie aussi depuis plusieurs années ses offensives avec notamment la création, au sein de la base militaire, de véritables services de journalisme destinés à la désinformation (le China Huayi Broacasting Corporation ou encore le Voice of The Strait). Plus précisément, la guerre psychologique est un moyen détourné très utilisé par l’APL et fait partie de la doctrine des « Trois guerres »[38].
Le soft power
L’héritage confucéen ainsi que l’héritage de Sun Tzu ont amené les dirigeants et hauts militaires du PCC à privilégier la diplomatie, les négociations ainsi que la création d’un véritable soft power pour garantir la sécurité des intérêts comme du territoire et mener une expansion idéologique. Ce nouveau soft power s’ancre dans la double volonté de Pékin de développer un « nouveau modèle » chinois dans les relations internationales et d’étendre son influence dans les instances internationales. Lors d’un sommet de l’Organisation des Nations unies, l’ancien Premier ministre chinois Wen Jiabao (温家宝) a d’ailleurs déclaré que la Chine était une puissance montante dédiée à la paix et que « l’élément culturel aura un rôle plus important à jouer dans le nouveau siècle ». Dès lors, la doctrine officielle de défense ainsi que l’engagement de la Chine dans plusieurs instances de dialogue international, apparaissent comme une volonté de la RPC d’incarner le pacifisme confucéen tout en renforçant son influence sur la scène internationale. De plus, la Chine a récemment adopté une nouvelle stratégie diplomatique lui permettant de répondre à un double enjeu : celui de garantir la stabilité dans ses zones d’intérêts d’une part et de véhiculer une image de pays responsable d’autre part. En effet, désormais massivement engagée pour la résolution de plusieurs conflits (Corne de l’Afrique, Arabie saoudite / Iran, Russie / Ukraine), la Chine renforce son rôle de médiateur sur la scène internationale. Plus parlant et incarnant le double enjeu d’expansionnisme idéologique et de construction d’un soft power, le projet de la Belt And Road Initiative (丝绸之路经济带 / Routes de la soie) lancé en 2013 par le président Xi Jinping et s’appuyant sur l’attractivité de la puissance économique chinoise, représente véritablement l’utilisation par la RPC de voies détournées pour asseoir sa puissance. Désormais massivement adopté par plus d’une soixantaine de pays, participant directement à l’expansion de l’influence chinoise et à la construction d’une puissance économique, ce projet incarne la stratégie chinoise « pacifique » de victoire par la séduction[39].Très influencés par la pensée philosophique de Michel Foucault prônant l’importance d’avoir la parole sur la scène internationale pour avoir le pouvoir (relation discours et pouvoir[40]/ 话语权), les dirigeants du Parti considèrent que l’acquisition d’un soft power permettra à la Chine d’être plus présente et surtout plus écoutée sur la scène internationale, et lui confèrera ainsi un pouvoir supplémentaire pour agir en sa faveur dans l’environnement international.
Le renseignement et la ruse
« Il est de règle, tant pour monter une attaque, s’emparer d’une ville ou assassiner un ennemi, de se renseigner au préalable sur l’identité du général responsable, des membres de sa suite, des chambellans, des portiers, des secrétaires, et de s’assurer que les espions en soient toujours parfaitement informés »[41]. La récente mise en service du drone supersonique de reconnaissance Wuzhen 8 [WZ-8 ou DR-8], qui avait été officiellement dévoilé lors de la grande parade militaire organisée à Pékin pour le 70e anniversaire de la RPC à proximité de bases militaires à Taïwan, témoigne de la volonté de la Chine de recueillir des renseignements sur les positions stratégiques et militaires de l’armée taïwanaise, et plus généralement de développer ses capacités de renseignement. Considéré comme le père du renseignement militaire, Sun Tzu met en avant dans son Art de la guerre, le rôle central de ces services dans l’activité guerrière. Si l’usage du secret et notamment des services de renseignement n’est pas propre à la culture stratégique chinoise, ces éléments occupent cependant une place véritablement centrale et revendiquée dans les stratégies militaire et diplomatique chinoises[42]. Possédant plusieurs services de renseignement, la Chine s’appuie particulièrement sur son Guoanbu (国家安全部, ministère de la Sécurité, premier service de renseignement au monde par son nombre d’agents) pour mener des opérations de renseignement économique, industriel, technologique mais aussi politique dans les pays étrangers. Employant plusieurs dizaines de milliers d’agents illégaux – les « chen diyu » (陈荻雨, poissons d’eau profonde) – implantés aux quatre coins du monde, le Guoanbu représente parfaitement le précepte du stratège chinois Sun Tzu, « ayez des espions partout, soyez instruits, ne négligez rien de ce que vous pourrez apprendre ». Pour mieux saisir la vision géopolitique et géostratégique des puissances ennemies, le think thank du Guoanbu, l’Institut des Relations Internationales Contemporaines (CICIR), est d’ailleurs très actif depuis plusieurs années, et massivement sollicité par le Parti pour organiser des colloques et assister à ceux qu’organisent les instituts étrangers comparables, ce qui facilite la fréquentation des analystes étrangers. Les techniques d’espionnage économique ou industriel mises en place par le biais de moyens cyber permettent également au Guoanbu d’acquérir une meilleure connaissance de leur rival dans un contexte de compétition sino-américaine croissante. En 2020, la révélation par le Federal Bureau Investigation (FBI) de plusieurs années d’opérations d’espionnage économique contre des entreprises américaines et européennes par le groupe de hackers chinois Winnti a en effet mis en pleine lumière la constante surveillance qu’exerce la Chine contre d’autres puissances. En juillet 2020, son directeur a expliqué que « le FBI ouvre un nouveau dossier de contre-espionnage lié à la Chine toutes les 10 heures environ. Sur les près de 5 000 affaires de contre-espionnage du FBI actuellement en cours aux États-Unis, près de la moitié sont liées à la Chine »[43].
Le recours à la ruse prôné par Sun Tzu se retrouve dans les stratégies d’influence chinoises actuelles, notamment à travers l’utilisation d’un sharp power[44] à l’étranger. Cela consiste à obtenir une cooptation d’étrangers pour façonner les processus décisionnels et soutenir les objectifs stratégiques de Pékin. Ces démarches s’appuient sur l’activisme du régime chinois qui manipule le paysage politique des États démocratiques afin de légitimer son comportement, dicter des conditions favorables et façonner l’ordre international à son image. Les centres de recherche financés par l’État, les médias sponsorisés, les programmes éducatifs et les instituts Confucius, sont de ce point de vue des exemples de recours à la ruse et d’outils fonctionnels du sharp power chinois. La médiatisation en novembre 2017 de l’affaire Sam Dastiyari, un sénateur australien ayant reçu des dons d’argent d’un riche chinois en échange d’informations, illustre ces stratégies d’influences que le Parti déploie à l’étranger.
Une pensée stratégique contemporaine ambiguë et multidimensionnelle
La doctrine officielle de défense mise en perspective avec l’augmentation croissante des capacités de dissuasion et des exercices militaire en mer de Chine, reflète toute la complexité de la culture stratégique chinoise, à mi-chemin entre le caractère pacifique/défensif du confucianisme et le caractère pragmatique/offensif du parabellum[45]. Multimensionnelle, la culture stratégique chinoise est caractérisée par deux « sous-cultures » qui favorisent l’opportunisme, avec des interprétations conflictuelles du passé. De plus, l’évolution de la culture stratégique chinoise s’effectue sous le sceau d’une diversité de facteurs (géographiques, géopolitiques, territoriaux) influant directement sur la prise de décision en incitant les décideurs politiques et militaires à se diriger vers une des deux sous-cultures en particulier. A cet égard la période maoïste, caractérisée par une volonté de reconstruction territoriale et par un apport de doctrine militaro-léniniste, correspond bien plus à une doctrine de parabellum qu’à une doctrine stratégique héritée du confucianisme. L’ère actuelle de Xi Jinping, marquée par la volonté du Parti de faire de la Chine la première puissance mondiale dans un contexte de rivalité sino-américaine croissante, est également bien plus influencée par une pensée parabellum de pragmatisme qu’une pensée confucéenne. Si la doctrine officielle de défense laisse entendre une continuation de la pensée confucéenne dans les prises de décisions contemporaines, cette dernière n’est finalement qu’instrumentalisée et convoquée dans un objectif stratégique, celui d’accroître le soft power en renvoyant sur la scène internationale l’image d’un pays pacifiste.
Le coeur de la culture stratégique chinoise réside ainsi dans l’alliance de ces deux héritages du confucianisme et du parabellum. Si le concept de culture stratégique apparaît comme particulièrement pertinent pour analyser les évolutions de la stratégie chinoise et de la politique de défense de la RPC, il ne devient véritablement opérationnel que s’il est tenu compte de son caractère hybride que reflète parfaitement la diplomatie chinoise actuelle, souvent qualifiée de « diplomatie à double visage »[46]. Adepte d’une rhétorique agressive vis-à-vis de certains pays (occidentaux en général), et d’un discours séducteur et pacifiste face à d’autres (pays valorisant le modèle de développement chinois), elle traduit ni plus ni moins l’opportunisme politique des interprétations de la culture stratégique nationale.
References
Par : Anouchka Dumetz
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire