Les récents coups d’état en Afrique signent-t-ils un divorce avec le multipartisme ? Ce papier revient sur les heurs et malheurs du processus démocratique jusqu’aux récents développements, avec le retour des putschs militaires. L’auteur souligne ce qu’il considère comme la fin du cycle de tentative de démocratisation par l’élection. Il tente ensuite d’éclairer les futurs possibles, sur un continent où l’arrivée de nouvelles générations change la donne.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Pierre Jacquemot, « Coups d’ État en Afrique : des manifestations de l’asthénie de la démocratie importée », Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
En Afrique, la demande pour un ordre militarisé remplacerait-elle désormais celle pour la démocratie civile ? En situation de crise politique et sociale, ou comme au Sahel lorsque la population ressent les affres d’une forte insécurité, le pouvoir civil défaillant, bien ou mal élu, laisse s’élargir un espace où peuvent s’engouffrer des militaires. En Guinée, n’ont-ils pas justifié leur coup de force de septembre 2021 par la nécessité de mettre fin à « la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique » ainsi qu’au « piétinement des droits des citoyens » ? Et celui du Gabon en août 2023, en dénonçant une « gouvernance irresponsable et imprévisible » qui a conduit à « une dégradation continue de la cohésion sociale, risquant de faire basculer le pays dans le chaos » ?
Les causes des sept coups d’État récents réussis en Afrique sont à rechercher dans deux processus. D’abord dans le dévoiement du modèle électoral instauré – voire imposé – partout à partir de 1990. Ensuite, dans l’arrivée d’une nouvelle génération, bousculant les positions politiques acquises par l’élection, dénonçant les errements des gouvernants et les inégalités croissantes, et en quête d’un nouveau modèle politique.
À quoi ressemblera le nouveau cycle ? La démocratie substantielle, non pas celle purement formelle qui a prévalu depuis trente ans, a-t-elle des chances de trouver un espace hors les urnes ?
Brève histoire des coups d’État en Afrique
On compte en Afrique 289 actions illégales de l’armée depuis celle, en Égypte, conduisant à la destitution du roi Farouk Ier par Mohammed Naguib en 1952, qui fut saluée par les Égyptiens comme un acte d’émancipation. 156 ont réussi. Les autres ont échoué.
Le Soudan est le pays qui a enregistré le plus grand nombre de putschs réussis et échoués : dix-neuf depuis les années 1950. Si l’on compte les « complots déjoués », c’est-à-dire interrompus au niveau de leur planification, ce chiffre grimpe à plus de 30. Le Burkina Faso compte quant à lui onze tentatives réussies et aucun échec, et cinq présidents issus de l’armée. La Sierra Leone figure également en haut du palmarès, celui du nombre et celui de la fréquence des coups.
Coups d’État militaires en Afrique (1950-2023)
La fin de la guerre froide avait changé la donne géopolitique. Elle avait permis de régler certains conflits régionaux, comme en Angola. Le désengagement américain et soviétique sonna le glas de l’apartheid en Afrique du Sud. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France annoncèrent alors, avec un opportunisme de bon aloi, une nouvelle conditionnalité de leur aide à l’Afrique, liée aux résultats en matière de démocratie et de respect des droits humains. Pourtant, il serait abusif d’accorder un poids excessif aux facteurs extérieurs et aux injonctions (comme celle du fameux discours de La Baule de François Mitterrand le 20 juin 1990). Les avancées démocratiques furent d’abord la résultante d’un processus endogène. Elles furent gagnées par les opposants aux autocraties, parfois dans le sacrifice et dans le sang.
Entre 1990 et 1999, on compta 192 élections présidentielles et législatives dans 45 pays. Au terme de cette phase, on pouvait croire qu’était révolue l’ère d’une Afrique postcoloniale où l’incursion armée au palais présidentiel était un mode normal d’alternance politique. Les années de multipartisme africain se sont en réalité achevées sur un constat ambigu, avec des avancées spectaculaires, comme ce fut le cas en 2011 en Tunisie, avec l’effondrement du régime de Zine el-Abidine Ben Ali à la suite de manifestations populaires, puis en 2019, au Soudan avec l’éviction d’Omar el-Bechir au Soudan, faisant écho à l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika privé d’un cinquième mandat, les deux sous la pression de la colère du peuple défilant dans les rues pour réclamer son dû démocratique. Mais cette période a aussi connu d’amères désillusions. Elle connut des reculs spectaculaires, comme au Bénin, un pays longtemps jugé le plus vertueux, mais où furent organisées en 2019 des élections législatives sans partis d’opposition, exclus par une charte des partis et un code électoral restrictifs. Avec le renversement par l’armée, en avril 2019, d’Omar el-Bechir qui avait lui-même pris le pouvoir lors d’un coup d’État militaire en 1989, l’espoir était permis d’une fin des régimes prétoriens avec la trêve gagnée autour du cri de ralliement des manifestants : Madaniyya ! (« Le pouvoir aux civils ! »). Hélas, elle fut vite interrompue en octobre 2021 avec un nouveau coup d’État, celui du général Abdel Fattah Al-Bourhane.
Le retour des militaires (2020-2023)
Depuis 2020, on a assisté sur le continent à une succession de 14 putschs qui ressemblent à grands traits à ceux des années 1970-1980 : au Mali, une junte dirigée par le colonel Assimi Goïta a mis en avant la déliquescence du régime en place pour justifier le renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta (août 2020) ; au Tchad, Mahamat Idriss Déby a imposé son autorité après le décès de son père, une manœuvre de conservation unilatérale du pouvoir (avril 2021) ; de nouveau au Mali, les colonels putschistes ont récidivé en renversant le gouvernement de transition (mai 2021) puis en inversant ses alliances extérieures (au profit de la Russie contre la France) ; en Guinée, Alpha Condé, mal élu un an auparavant pour un troisième mandat, a été renversé (septembre 2021) ; au Burkina Faso, le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba a pris comme prétexte l’incapacité de Roch Christian Kaboré dans la lutte contre les groupes djihadistes pour le pousser à la démission (janvier 2022). Les violences djihadistes avaient fait dans le pays plus de deux mille morts en sept ans, et un million cinq cent mille déplacés internes. Le massacre d’Inata, en novembre 2021, qui s’était traduit par la mort de cinquante gendarmes sans moyens pour se battre, avait fait descendre dans la rue les Burkinabé exaspérés. Le 2 février 2022, une tentative de coup d’État a échoué au palais du gouvernement en Guinée-Bissau. Il était directement lié au trafic de stupéfiants. En été 2023, deux nouveaux putschs sont intervenus, au Niger (juillet) et, de manière plus imprévue, au Gabon (août), ressemblant au départ à une révolution de palais, à la suite de l’élection contestée d’Ali Bongo, ayant déjà cumulé avec son père cinquante-six ans au pouvoir. Les trois autres tentatives qui ont échoué en 2021 ont eu lieu au Nigeria, au Niger et à Madagascar.
À Bamako, Conakry, Ouagadougou, Niamey et à Libreville, le soutien populaire à la junte fraîchement installée au pouvoir est avéré, au point que l’on s’interroge à présent de savoir si l’Afrique n’est pas en train d’inventer un nouveau concept, celui du « coup d’État militaire à assise populaire ». À Ouagadougou, l’organisation de la société civile Sauvons le Burkina Faso a immédiatement manifesté dans la rue son appui aux putschistes, en refusant de parler de coup d’État, mais plutôt de « libération ». À Niamey, fort de son titre, le Mouvement pour la promotion de la citoyenneté responsable a salué le coup d’État dès son déclenchement.
Comment expliquer cette succession de coups d’État ? Troquant le treillis camouflé contre un grand boubou clair et le béret rouge contre un bonnet, le colonel Mamadi Doumbouya, chef de la junte de Guinée, a donné son interprétation lors de la 78e session des Nations unies, le 21 septembre 2023 :
« L’Afrique souffre d’un modèle de gouvernance qui nous a été imposé, un modèle certes bon et efficace pour l’Occident qui l’a conçu au fil de son histoire, mais qui a du mal à passer et à s’adapter à notre réalité. En un mot comme en mille, les élections, la démocratie avec, résistent difficilement au legs du pouvoir, tel que connu dans l’Afrique traditionnelle […] Nous sommes tous conscients que ce modèle de démocratie que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé… ne marche pas. ».
L’analyse ne manque pas de rejoindre celle de tous les putschistes, mais pour la Guinée on peut s’interroger : le pays a-t-il véritablement tenté l’expérience démocratique depuis son indépendance pour en faire aujourd’hui le procès ?
L’échec de la thèse de la transition démocratique
La thèse du passage à la démocratie par le canal de l’élection multipartite qui a servi de fondement à la pression occidentale des années 1990 a encore une majorité d’adeptes. Elle satisfait une vision graduelle du politique : la tenue répétée de scrutins concurrentiels exerce « un pouvoir autorenforçant pour progressivement accélérer l’élargissement des libertés civiles », expliquait le politologue suédois Staffant Lindberg (2006). Dans le contexte africain, cette thèse énonce que, même quand les résultats sont faussés, chaque élection fait avancer, par paliers successifs, la conquête des valeurs républicaines, sous l’effet d’une double impulsion : par l’apprentissage à pas comptés de la citoyenneté par des électeurs de mieux en mieux informés et par l’instauration jugée irréversible de normes institutionnelles promouvant les libertés fondamentales. Même la fraude – toutefois dans des proportions acceptables –est tolérable tant qu’elle ne met pas en péril la possibilité d’alternance au pouvoir.
Les données semblent apporter des éléments de preuve à cette thèse « optimiste ». Le nombre d’autocraties en Afrique, qui avait culminé à plus de quarante au milieu des années 1980, a chuté de manière vertigineuse, à moins de dix à la fin des années 1990, pour s’infléchir encore ensuite. La démocratie électorale a gagné tous les terrains pour occuper pratiquement tout l’espace continental, à l’exception marginale de l’Érythrée.
En pratique, dans bien des cas, les pouvoirs en place instrumentalisèrent le système formel du « multipartisme intégral » pour inventer, comme au Zaïre, le « multimobutisme », chacune des formations politiques, une fois élue, imitant les réflexes prébendiers du régime dénoncé. L’épaisseur idéologique des partis était mince et leurs programmes peu distinctifs. En l’absence de débats autour des enjeux et des projets de société, les ressorts de la mobilisation électorale résidaient alors dans la personnalité du chef en place et l’efficacité de son clientélisme. Et, pour l’opposant, dans l’assurance donnée à son groupe de partisans que bientôt ce serait « à son tour de manger », car Fiohawo to ye wo du na (littéralement, en langue éwé, « il est licite de manger la chose de l’État ») pour reprendre un adage togolais entendu à Lomé.
Lors de cheminements semés d’embûches, la transition démocratique a subi de sérieux revers. La pression internationale contraignit les autocrates établis à convoquer des élections multipartites, mais la majorité d’entre elles n’aboutirent pas à la démocratisation et de nombreux sortants, contrôlant tous les réseaux, éclipsant les rivaux potentiels, conservèrent le pouvoir. Ce qui explique la gérontocratie dominante actuelle dans certains pays (Cameroun, Congo, Guinée équatoriale, Ouganda).
L’élection dévoyée
Au nom de la thèse de la transition démocratique, la ritualisation du vote fut préconisée sans nuance, hors de toute appréciation des contextes. Là se trouve certainement l’erreur. La démocratie négociée par le « haut », du seul point de vue institutionnel, relève du mirage. Pour les plus radicaux des analystes, les élections n’étaient qu’une façade derrière laquelle se reproduisaient les traits permanents d’une culture politique immuable.
L’enquête d’Afrobarometer de 2020 conduite dans une trentaine de pays constatait que moins de la moitié des citoyens considéraient les dernières élections nationales dans leur pays « entièrement libres et transparentes ». Face à la thèse de la démocratisation naturellement engendrée par l’élection, une autre met en avant l’erreur consistant à croire que les scrutins seuls – aussi libres et équitables peuvent-ils être – ne suffisent pas à définir une démocratie. Elle est toujours l’aboutissement d’un long processus, adossé à une ossature institutionnelle suffisamment robuste pour porter une justice indépendante, garantir les libertés fondamentales, apporter des services publics, traquer la corruption… et garder les militaires dans leur caserne ou sur le front de la lutte contre les groupes armés. L’élection ne crée pas ipso facto ces conditions. Elle est même parfois un marché de dupes qui entérine les transmissions dynastiques (Gabon, Djibouti, Togo) et les mandats multiples (Algérie, Burundi, Cameroun, Côte d’Ivoire, Égypte, Guinée, Rwanda).
L’addiction au pouvoir est avérée : dix chefs d’État africains sont aux commandes de leur pays depuis plus de vingt ans (en comptant pour certains leurs fils ou neveu). En Ouganda, Yoweri Museveni est l’homme qui a fait sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats en 2005 puis celui de la limitation de l’âge en 2017. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai plantée et qui commence à donner des fruits ? », déclarait-il en 2016. Il s’est représenté en 2021 à 76 ans pour un sixième mandat à l’élection présidentielle qu’il remporta aisément. Le cas du Rwanda est une autre illustration des manipulations autoritaires. Le référendum plébiscitaire de 2015 a entériné la modification de la Constitution qui raccourcit le mandat présidentiel de sept à cinq ans à compter de 2024, mais autorise Paul Kagame à briguer deux mandats supplémentaires, ce qui pourrait prolonger son mandat jusqu’en 2034 !
Par la force des choses, la contestation des résultats est devenue quasi consubstantielle à l’exercice des scrutins, avec souvent de bonnes raisons de croire que le décompte des résultats est si gravement truqué que tout laisse penser que leur inversion serait plus proche de la vérité (Gabon en 2016 et 2023 ; République démocratique du Congo en 2018).
Si la dévitalisation progressive des institutions issues de l’élection et du multipartisme a été à l’œuvre presque partout, on constate néanmoins des exceptions, avec des évolutions positives, comme à Maurice, qui enregistra onze scrutins nationaux depuis l’indépendance en 1968, meilleur élève de tous les classements avec le Botswana, le Cap-Vert, les Seychelles ou le Sénégal. L’Afrique du Sud connut également une transition relativement pacifique, sans menace de l’ordre constitutionnel, de l’apartheid au scrutin majoritaire de 1994. Dans ces pays, point de menace de rupture de l’ordre constitutionnel.
Dans les contextes de défaillance démocratique, assez logiquement l’abstention, notamment des jeunes, s’installe. La « fatigue du vote » est attestée. Le sentiment des citoyens est de ne pas être écoutés, de constater que les décisions sont prises sans consultation, de ne pas voir sanctionner les dirigeants accusés de corruption, d’avoir une classe politique qui vit en vase clos. Aux explications de l’abstention s’ajoutent d’autres, plus prosaïques. La pression d’un quotidien brutal est telle que les besoins démocratiques s’effacent parfois devant les besoins de survie. Ne dit-on pas : « Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux ! ».
La dissociation démocratie électorale/démocratie substantielle
Dévoyée, l’élection peut marquer un recul et non un progrès, confortant le népotisme et exacerbant les conflits internes autour de la ponction sur les ressources, signes prémonitoires des coups d’État. L’État en Afrique étant perçu comme un lieu d’opportunités rentières, il est aisé de comprendre les tensions que peuvent susciter les périodes de compétition électorale.
Dans de nombreux cas, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. « Pseudo-démocratie », « protodémocratie », « démocratie de faible intensité », « démocratie par délégation » ? Les formules proposées sont nombreuses. Le système politique fait que, même si les élections ont lieu, les citoyens sont coupés des informations sur les activités de ceux qui les gouvernent.
Nous reprenons une étude précédente de la Fondation Jean-Jaurès dans laquelle nous distinguons, d’un côté, la « démocratisation procédurale » et apparente et, de l’autre, la « démocratisation substantielle » ou réelle. L’État de droit, le respect des libertés fondamentales, des institutions ouvertes et des droits humains incarnent quant à eux le processus allant vers la démocratie substantielle, dans le mouvement de la société. Comme déjà signalé précédemment, la démocratie est en effet l’aboutissement d’un long processus.
On constate qu’une trentaine d’années après les premières élections multipartites, aucun des 8 pays à coups d’État récents (7 réussis, 1 échoué) n’était parvenu à atteindre un niveau moyen sur le registre de la démocratisation substantielle. Celle-ci peut être évaluée sur la base d’une série d’indicateurs : ceux du Freedom in the world 2023 Indicators de Freedom House qui évalue l’existence des droits et des libertés politiques, du Worldwide Governance Indicators de la Banque mondiale (2023) qui mesure l’efficacité du Gouvernement, et la qualité des services publics et du Varieties of Democracy de l’Université de Gothenburg (Suède) qui reprend une batterie d’indicateurs sur les libertés, la protection des citoyens, la participation et le degré de délibération, l’État de droit, etc.
Les situations sont disparates, mais aucun des 8 pays n’avait atteint au moment des putschs récents la moyenne sur 100 dans aucune des catégories, démontrant une « immaturité démocratique » : Niger (36), Burkina Faso (35), Guinée Bissau (29), Mali (29), Gabon (19), Tchad (10), Soudan (9). À titre de comparaison, nous avons établi, sur les mêmes bases, les scores globaux les meilleurs en Afrique subsaharienne : Cap-Vert (74), Maurice (71), Sénégal (66), Afrique du Sud (65), Ghana (63), Namibie (61).
Les séries longues sont encore plus significatives, car elles permettent de suivre une évolution. Celle des 8 pays à coups d’État récents, établie pour la période 1996-2022 à partir des index de la Banque mondiale (World Governance Index), montre dans chaque cas des régressions démocratiques : instabilité politique croissante, montée de la violence, perte de l’efficacité et de la redevabilité gouvernementales, manquement à l’État de droit, non-contrôle de la corruption, perte des libertés d’expression, etc. Sur la dernière décennie, la baisse des 3 indicateurs « Overall governance », « Security and rule of law » et « Participation, rights and inclusion » est également notable dans l’index général de la Fondation Mo Ibrahim pour les pays à coups d’État récents, sauf pour le Gabon (Fondation Mo Ibrahim, 2023).
On reprochera à cette catégorisation de recourir à des indicateurs largement « occidentalo-centrés ». L’objection n’est pas sans fondement : si la maturité électorale peut être relativement aisément mesurée, il n’y a en revanche pas de théorie absolue et universelle de la « bonne » gouvernance pour définir la « densité démocratique » qui règne dans un pays ; il n’y a pas de concept normatif ou de théorie unique et unificatrice pour distinguer « bonne » ou « mauvaise » gouvernance. De plus, chaque trajectoire est une aventure singulière, irréductible à une certaine forme de quantification. Ses racines souterraines plongent dans la réalité complexe des solidarités et des rivalités. Pourtant il n’est pas inutile de recourir en première approximation à ce type d’analyse, quitte à l’ouvrir avec un regard circonstancié sur les pratiques des régimes, pour revenir ensuite à la profusion des situations concrètes.
Quinze des vingt pays en tête de l’Index de fragilité des États du Fund for Peace se trouvent en Afrique. Parmi ceux-ci, douze ont subi au moins un coup d’État réussi. En revanche, aucun n’a été conduit avec succès dans les pays les mieux dotés en institutions solides, comme Maurice, l’Afrique du Sud et le Botswana.
Force est d’admettre que sur l’identification des facteurs favorisant les coups d’État, l’Union africaine a, dans un passé récent, fait preuve de lucidité. En avril 2014, son Conseil de paix et de sécurité avait souligné que « les situations d’avidité, d’égoïsme, de mauvaise gestion de la diversité, de mauvaise gestion des opportunités, de marginalisation, d’abus des droits de l’homme, de refus d’accepter la défaite électorale, de manipulation de la constitution, ainsi que de révision anticonstitutionnelle de la constitution au service d’intérêts étroits et de corruption, entre autres facteurs, sont de puissants déclencheurs de changements anticonstitutionnels de gouvernement et de soulèvements populaires ».
La nouvelle donne générationnelle
La jeunesse n’a pas vécu les années 1990 et ses références en matière de démocratie sont différentes de celles de leurs aînés. Cela est particulièrement observable dans le Sahel des 4 États (Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad). Sa population est passé de 15 millions d’habitants à l’aube des Indépendances à près de 90 millions au tournant des années 2020. On évoque plus de 150 millions d’habitants en 2050. L’arrivée dans l’espace public d’une nouvelle génération coïncide avec les mutations dans l’autorité familiale, l’autonomisation à bas bruit des femmes, l’intensification des pratiques de mobilité, l’influence montante des diasporas et, en fin de compte, la contestation des formats politico-institutionnels issus de la décennie 1990.
Là où règne une gérontocratie, la capacité de prise en considération des préoccupations de la population est limitée. Nulle part dans le monde l’écart entre l’âge médian des administrés et celui de leurs gouvernants n’est aussi élevé qu’en Afrique : quarante-trois ans, contre trente-deux en Amérique latine, trente en Asie et seize en Europe et en Amérique du Nord.
Parmi les jeunes insurgés ordonnant dans la rue aux gouvernants vilipendés de « dégager » et aux putschistes le soin d’établir un pouvoir assaini des séquelles de la débauche politique antérieure, d’aucuns pourraient être tentés de voir des « patriotes constitutionnels ». Ne tenteraient-ils pas, vaille que vaille, d’instaurer bientôt une démocratie interactive en mettant en place des dispositifs permanents d’information, de consultation et de redevabilité ? Mais que feront les putschistes ?
Vers un césarisme militarisé…
Aujourd’hui, la question se pose de savoir si l’injonction envoyée par les institutions africaines et les Nations unies aux putschistes de rendre le pouvoir aux civils par le truchement d’élections est efficace. L’Union africaine le croit. Selon les articles 4 et 30 de son Acte constitutif, elle condamne « des changements anticonstitutionnels de gouvernement » et considère que « les gouvernements qui accèdent au pouvoir par des moyens anticonstitutionnels ne sont pas admis à participer aux activités de l’Union ». Elle a exercé son pouvoir de suspension et de sanctions ciblées à vingt reprises à l’encontre de 15 États membres entre 2000 et 2023. Les sanctions vont souvent de pair avec la mise en place d’un processus de médiation. Avec de modestes résultats. Comme dans le cas lors du coup d’État de 2019 au Soudan, dans certaines situations, la mise en œuvre partielle des dispositions, l’abaissement des exigences de réadmission et la reconnaissance de fait d’un coup d’État semblent être tolérés. De telles situations soulèvent généralement des questions quant à la capacité de l’Union à appliquer ses propres déclarations.
Les récents coups d’État annoncent-ils une nouvelle période, celle de l’autoritarisme conservateur, les chefs empruntant un discours souverainiste de circonstance, et nouant de nouvelles relations hors l’Occident, fussent-elles à leur tour à tendance impérialiste (Russie, Chine, Inde, Turquie) ?
Les putschistes n’ont en réalité souvent pas de références idéologiques très précises ; ils sont surtout attachés, une fois installés, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Au sein des juntes, la manière spécifique de personnaliser le pouvoir politique combine le messianisme anticolonialiste, incarné par un chef fort, avec la rhétorique de la lutte contre la corruption. Il s’agit d’une forme de populisme identitaire et d’autoritarisme décisionnel aux accents modernisateurs. Paul Kagame, au Rwanda, est aujourd’hui la figure emblématique de ce modèle de césarisme plébiscitaire.
Installés, comme on l’a vu, sur l’épuisement du modèle de la démocratie électorale et du multipartisme en trompe-l’œil, les putschistes font le choix stratégique de dissoudre les institutions, bloquant virilement tout retour en arrière. Ils nomment des instances de transition aux noms martiaux similaires. Ils promettent, selon une séquence identique, d’abord une « concertation nationale », puis une « réforme conservatrice » de la Constitution, avant d’instaurer une « transition politique » confiée à un « gouvernement d’union nationale », qui conduira – un jour ou l’autre – à des élections locales et nationales « libres, démocratiques et transparentes ».
Pendant ce temps, les militants des partis et des syndicats sont démonétisés. Ils laissent d’autres instances occuper le champ civil et politique, ici celles de l’islam réformé, teinté de salafisme distinct de l’islam des confréries, là celles tonitruantes des Églises du réveil des pasteurs-prophètes, dénonçant les forces du Mal qui hantent la population et lui offrant des cataplasmes aux douleurs du quotidien.
… ou vers une démocratie par le bas digitalisée ?
L’efficacité des critiques contre les velléités autoritaires en Afrique s’est amollie et les craintes de sanctions se sont dissipées avec la disponibilité de financements alternatifs et avec l’arrivée de nouveaux partenaires, parmi lesquels la Chine, la Russie, la Turquie et les pays du Moyen-Orient qui s’accommodent de la persistance de régimes autocratiques. La pression externe a faibli. Certains nouveaux partenaires déroulent même un contre-discours axé sur les bienfaits du césarisme qui constitue un contrepoids au moralisme des États occidentaux, dont les préoccupations ont par ailleurs amplement évolué vers d’autres sujets (sécurité, terrorisme, migration illégale, environnement) au point de faire baisser la mire démocratique.
Face à la défaillance de nombreux États et aux carences administratives dans la fourniture des services de base essentiels, les mouvements citoyens ou sociaux remplissent le vide avec une myriade d’initiatives ancrées localement. Dans un contexte de « modernité insécurisée » propre aux politiques économiques d’inspiration libérale, des jeunes tentent d’imprimer leur marque sur l’évolution de leur écosystème d’appartenance. Progressivement, les mouvements passent de la contestation à l’action. De nouveaux modèles d’action émergent, des formes de légitimité aussi et, avec elles, des espaces autonomes se créent, dans les environnements que l’État a désertés et pour répondre aux besoins essentiels les plus pressants qu’il a oublié de satisfaire.
Internet est la passerelle pour la création d’espaces civiques. Les réseaux sociaux comptaient en 2022, en Afrique, environ deux cent cinquante millions d’abonnés. L’écosystème numérique en tant que mode d’expression bijectif et horizontal a potentiellement un puissant impact sur la vie politique. De fait, avec les smartphones, internet, les réseaux sociaux, etc., la connectivité structure à présent tout l’espace public et rend archaïques certaines formes de socialisation politique traditionnelles, comme les réunions et meetings électoraux. Face à des systèmes clos et inertes, le digital génère d’autres modalités de mise en relation, d’animation et d’organisation, davantage en phase avec le caractère ouvert, poreux et élastique des sociétés africaines.
Derrière le foisonnement des diverses expressions interactives, des consciences politiques se forment, et avec elles potentiellement des contre-pouvoirs, certes non légitimés par les urnes et hors des partis traditionnels, mais validés par la proximité, l’écoute et l’action de terrain. L’intelligence collective se situe là, dans les organisations transcommunautaires de la société civile, les mouvances citoyennes digitalisées, les laboratoires d’idées, les groupements de femmes, de jeunes, de producteurs, etc.
Les citoyens ont donc définitivement investi les réseaux sociaux pour argumenter vertement et bruyamment, grâce à leur agilité, leur rapidité et leur accessibilité, sur la gouvernance des dirigeants. Les vigilances sont pugnaces, construites sur des besoins de démocratie et des désirs d’avenir face à l’étroitesse des options politiques ouvertes. Les jeunes pourront s’adresser aux putschistes comme auparavant aux élus. On peut penser que les mobilisations sociales, comme celles animées par le Balai citoyen au Burkina ou Tournons la Page au Niger, resteront « bruyantes » et se feront entendre dans l’espace public, éventuellement au prix de répressions de la part des autorités putschistes. Les associations citoyennes resteront attachées à faire évoluer les situations en termes de droits humains, de gestion des affaires publiques, de lutte contre la corruption ou de questions sociétales comme la place des femmes.
Comment éviter que la dissolution des institutions de la démocratie formelle sous les régimes militaires reproduise l’enchaînement infernal coup d’État-réconciliation-élection-coup d’État, bien connu, dans de nombreux pays ? Sous le couvert d’un « programme de sauvegarde, de transition et de rénovation » affiché par toutes les juntes, on peut craindre d’assister à la mise en place de régimes de claustration plus retors encore qu’à l’époque des partis uniques d’avant 1990. Si l’acceptation populaire apparente des gouvernements non constitutionnels est fondée sur le discrédit des pouvoirs précédents, sur l’identité du bouc émissaire occidental (la France) et sur l’espoir d’une amélioration sécuritaire et socio-économique, le désenchantement pourrait advenir prochainement et conduire à de nouvelles mobilisations contestataires, et enclencher un nouveau cycle.
Mais pourquoi ne pas croire qu’une nouvelle citoyenneté pourrait bientôt émerger, donnant du sens aux tentatives de conquêtes émancipatrices citoyennes déjà engagées ? Chez celles et ceux qui témoignent, retransmettent, interpellent, qui proposent des contre-mesures pour une « démocratie radicale » à la portée des citoyens afin de limiter l’absolutisme des dirigeants « en haut-d’en-haut », le tout dans un esprit de collaboration spontanée, libre et désintéressée. Le seul pari ouvert est celui de miser sur l’intelligence collective. À la condition que des dispositifs de régulation s’instaurent, notamment pour lutter contre les infox et pour circonscrire les risques complotistes, la démocratie réelle, par le bas, pourrait peut-être s’en trouver renforcée.
Par : Pierre JACQUEMOT
Source : Fondation Jean Jaurès