Contrôle des exportations : un tournant majeur dans la rivalité sino-américaine

Mis en ligne le 17 Nov 2022

Contrôle des exportations : un tournant majeur dans la rivalité sino-américaine

La rivalité sino-américaine concerne singulièrement le commerce et la technologie. Soulignant les mesures de contrôle des exportations prises aux États-Unis et leur lien avec les volets stratégique et militaire, les auteurs éclairent également la réponse développée par la Chine. Ils abordent par ailleurs l’impact de cette situation sur l’Europe.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Veillet Mathilde et Seaman John, « Contrôle des exportations : un tournant majeur dans la rivalité sino-américaine. », IFRI. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.

Alors que le Parti communiste chinois achevait les préparatifs de son 20e congrès, les États-Unis ont annoncé, le 7 octobre, de nouvelles restrictions technologiques contre la Chine, passées relativement inaperçues en Europe. Elles marquent pourtant un tournant majeur dans la rivalité sino-américaine, qui ne sera pas sans conséquences pour les Européens.

Ces nouveaux contrôles restreignent fortement l’exportation vers la Chine des semi-conducteurs haut de gamme, et des équipements et logiciels nécessaires à leur fabrication. Washington prive ainsi la Chine d’éléments indispensables au développement des technologies d’avenir, particulièrement l’intelligence artificielle et les supercalculateurs.

Après les différentes sanctions égrenées par les autorités américaines depuis les années Trump, ces mesures peuvent sembler n’être qu’une énième étape dans une liste vouée à s’allonger. Elles représentent en réalité une véritable rupture avec la doctrine des Etats-Unis depuis plus de vingt ans, par les technologies qu’elles visent mais aussi par leur nature même.

Une double rupture

Les réglementations publiées ce mois-ci par le ministère américain du commerce témoignent d’une double rupture. D’abord elles visent un pays en particulier, la Chine, là où les régimes de contrôle des exportations depuis la fin de la guerre froide avaient tendance à cibler davantage des technologies liées aux armes (notamment de destruction massive). D’où la deuxième rupture : elles ciblent des technologies principalement commerciales.

Ces mesures concrétisent le changement de cap annoncé le 16 septembre par Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden : l’objectif américain n’est plus comme auparavant de maintenir un écart technologique de deux générations avec la Chine, mais bien de maintenir « une avance aussi large que possible »… et donc d’endiguer les progrès technologiques chinois dans les secteurs-clés.

Avec ces restrictions, les Etats-Unis assument leur intention de freiner le développement des capacités « indigènes » de production chinoises. Si Washington souligne que ces mesures ciblées ne représentent pas un programme de « découplage » généralisé, elles marquent la volonté américaine de figer les capacités chinoises dans les semi-conducteurs, afin de préserver le leadership technologique américain, véritable impératif de sécurité nationale.

Ce qui inquiète les Américains, à juste titre, c’est « l’effet multiplicateur » des technologies de pointe – semi-conducteurs avancés, supercalculateurs, quantique, intelligence artificielle… – et la stratégie chinoise de fusion civilo-militaire.

Des menaces stratégiques et militaires

Pour Washington, la poursuite par la Chine d’une position dominante dans ces secteurs-clés sur le plan économique ne peut plus être dissociée des menaces stratégiques et militaires que représente Pékin. D’où les mesures strictes pour bloquer l’accès de la Chine, non seulement aux technologies liées aux semi-conducteurs avancés – dont la finesse de gravure est inférieure à 14 nanomètres (nm) – et à leur fabrication, mais aussi aux personnes – au sens large – pouvant contribuer au progrès des entreprises chinoises dans ce secteur.

Les récentes restrictions empêchent ainsi tout citoyen des Etats-Unis, détenteur de « carte verte », ou à toute entreprise américaine de soutenir le développement ou la production de puces avancées en Chine.

Les mesures américaines auront de très lourdes conséquences pour les fabricants chinois de puces haut de gamme et vont pousser la Chine à redoubler d’efforts dans sa quête d’autosuffisance technologique. Mais les répercussions se feront sentir bien au-delà de la Chine.

En effet, les récentes annonces américaines étendent largement une mesure extraterritoriale employée contre Huawei en 2020, qui stipule que ces restrictions s’appliquent aussi aux biens non américains s’ils ont été fabriqués à l’aide de technologies américaines. Cela permet à Washington de restreindre certaines exportations d’entreprises étrangères – y compris européennes – vers la Chine.

Diviser le camp occidental

Echanger avec la Chine dans ce secteur de pointe à la chaîne de valeur mondialisée (Etats-Unis, Taïwan, Japon, Corée du Sud, Pays-Bas, etc.) requiert désormais d’obtenir une licence auprès du département du commerce américain.

Engagée dans le bon déroulement de son 20e congrès, la Chine n’a que peu réagi, déplorant « l’hégémonie technologique » américaine. Lors de l’ouverture du congrès, le 16 octobre, Xi Jinping a insisté sur la nécessité de « gagner résolument des batailles technologiques-clés ». Si la riposte chinoise se fait encore attendre, Pékin a d’ores et déjà fait évoluer ces dernières années son arsenal législatif et réglementaire de rétorsion économique.

Inspiré des sanctions américaines, il donne aux autorités chinoises des outils pour punir ceux qui appliqueraient de manière « injuste » les mesures extraterritoriales étrangères, et dote la Chine de législations avec leur propre portée extraterritoriale. Ce dispositif risque d’évoluer face au durcissement des mesures américaines.

Soucieux de ne pas rentrer dans une confrontation directe avec la première puissance mondiale, Pékin pourrait chercher à diriger ses efforts vers les alliés des Etats-Unis, dans une tentative pour diviser le camp occidental et pour exercer une pression indirecte sur Washington…

L’Europe suivra-t-elle les États-Unis ?

L’adoption unilatérale et l’application extraterritoriale de ces mesures minent la crédibilité des discours de l’administration Biden sur l’importance du multilatéralisme, et ont suscité les protestations des alliés européens comme asiatiques. Mais, même en Europe, la nécessité d’une approche plus ferme vis-à-vis de la Chine fait de plus en plus consensus.

Réunis le lundi 17 octobre à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères des vingt-sept pays de l’Union européenne ont affirmé leur position : si la Chine reste un partenaire important dans certains domaines, elle est de plus en plus un concurrent économique – désormais même qualifié de « coriace » – et un rival systémique.

Aujourd’hui, l’ère où l’interdépendance économique était perçue comme une force stabilisatrice des relations internationales et un garant de la paix entre nations semble bel et bien révolue. Enserrées dans l’étau des extraterritorialités, les entreprises européennes voient leur marge de manœuvre se réduire, alors que le blocage des instances multilatérales alimente la tentation américaine de l’unilatéralisme.

Face aux pratiques coercitives des grandes puissances et au risque d’escalade, l’Europe doit se donner les moyens de prendre les décisions difficiles qui s’imposent, à ses conditions.


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