Le concept de guerre en Islam

Mis en ligne le 17 Oct 2023

Le concept de guerre en Islam

La virulence du terrorisme djihadiste incite à s’interroger sur la tradition guerrière en Islam, et sur ses inflexions voire ses ruptures au cours des âges. C’est l’objet de ce papier. L’autrice y développe son analyse en délimitant les champs du Djihad et en précisant la codification et réglementation progressive de la pratique guerrière, préludes éclairant la réadaptation contemporaine du jihad traditionnel au service de l’idéologie salafiste djihadiste.

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Anouchka Dumetz

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Anouchka Dumetz, « Le concept de guerre en Islam », CDEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CDEM.

Dans un célèbre passage, Abu Bakr al-Siddiq, premier calife musulman, s’adresse ainsi à son armée :

« Arrêtez-vous, ô soldats ! J’ai dix recommandations à vous faire pour vous guider sur le champ de bataille. Ne commettez aucune trahison et ne vous déviez pas du droit chemin. Ne mutilez pas les dépouilles de vos ennemis, ne tuez ni femmes, ni enfants, ni vieillards, ne coupez aucun arbre fruitier, ne détruisez aucun lieu habité et n’égorgez aucun mouton, vache ou chameau de vos ennemis sauf pour votre nourriture. Ne brûlez pas les palmiers et ne les inondez pas. Ne commettez pas de fraude (détournement de butin de guerre, par exemple) et ne soyez pas coupables de lâcheté […] Vous trouverez sur votre chemin des gens qui se sont consacrés à la vie monastique, laissez-les tranquilles »[1].

L’existence d’une tradition guerrière dans l’Islam a très vite abouti à la codification et la réglementation des pratiques guerrières, donnant ainsi naissance à un corpus de règles juridico-éthiques encadrant le jihad. Ce cadre normatif précoce met en exergue le fait que l’Islam est la première civilisation à ne pas penser le fait guerrier exclusivement comme un art ou un outil politique, mais également comme un véritable code[2].

De nos jours, le tournant de la politisation des sociétés arabo-musulmanes sous l’influence des Frères musulmans et des révolutions arabes, additionné à la période charnière de l’invasion de l’Afghanistan, a profondément transformé la nature des pratiques guerrières islamiques en renversant le corpus de règles juridico-éthiques encadrant l’activité guerrière. Durant cette période récente, la naissance de mouvements radicaux qui se réclament notamment du salafisme djihadiste moderne et interprètent les textes sacrés et le jihad traditionnel de façon ambiguë, a ainsi abouti à une nouvelle conception islamique de l’activité guerrière. Dès lors, l’étude du concept de guerre en Islam se révèle particulièrement utile pour appréhender cette évolution des pratiques combattantes dans l’aire arabo-musulmane ainsi que pour mieux cerner certaines caractéristiques du terrorisme jihadiste international.

Les champs du jihad

Définition du jihad

Si la notion de jihad possède à l’heure actuelle une signification gravitant essentiellement autour de la violence armée exercée au nom des préceptes de l’islam, il n’en reste pas moins qu’elle avait des acceptions tout à fait différentes lors de son émergence. Sur 6 236 versets du Coran, environ 41 mentionnent le jihad et ses dérivés, accentuant ainsi sa polysémie et ses multiples usages[3]. Apparue au VIIe siècle en lien avec le texte coranique, la notion de jihad possède trois significations générales renvoyant à l’idée de lutte, de peine et enfin de combat[4].

Dans son sens premier le terme de jihad a très tôt servi à instaurer une certaine vision de la vie, encourageant les Arabes à adopter une existence fondée sur l’action et le déploiement intense de l’énergie. Le jihad implique en effet d’être actif à l’échelle individuelle, de lutter pour un idéal commun et de se battre pour des valeurs ou des causes.

La deuxième signification est quant à elle plus spécifiquement rattachée à l’idée de lutte personnelle et pacifique, une lutte morale que l’individu engage contre les passions de l’âme. Cette signification s’est imposée avec le développement de la philosophie morale en Islam et d’une tradition religieuse attribuée au Prophète désignant ce jihad comme étant le « grand », par opposition à la lutte armée qui serait le « petit jihad », lutte armée à ne considérer qu’en dernier recours. L’idée d’un combat spirituel rejoint donc l’idée universelle du « gouvernement de soi » qui s’est considérablement développée en Islam tant dans les traditions philosophiques que dans les textes religieux ou mystiques.

Enfin, le terme de jihad recouvre une troisième signification, surtout utilisée par les oulémas, juristes et théologiens de l’Islam, ainsi que par les penseurs de la guerre comme un synonyme de « harb », terme renvoyant à la guerre et dont le strict contraire est la paix (silm) ou la réconciliation (sulh). Cette troisième signification du jihad, d’ordre technique, s’est fortement répandue à partir du texte coranique, lequel l’utilise dans de nombreux versets en l’associant à d’autres termes désignant l’activité guerrière tels que « qital » (le combat guerrier). Le jihad met en particulier l’accent sur l’effort et la souffrance plus que sur la valeur guerrière ou le triomphe. C’est le combat mené qui importe et non son issue, qu’elle soit favorable ou défavorable.

À partir de l’étude des textes où la notion de jihad est employée, il est ainsi possible de distinguer trois niveaux de définition : ontologique, moral, guerrier. Ces niveaux ne sont cependant pas équivalents, l’ontologique et le moral prévalant sur l’activité guerrière. La notion de jihad recouvre donc un champ sémantique large et elle varie également selon les acteurs, les textes et les périodes historiques.

La pensée stratégique jihadiste

La pensée stratégique jihadiste, à l’image de la notion de jihad, se décline sous divers angles et prend ses racines dans une diversité de sources, à la fois religieuses (Coran), littéraires (genre du « Miroirs des princes ») et juridiques (écrits et enseignements des oulémas)[5].

D’un point de vue religieux, le Coran n’est pas à considérer comme un manuel de guerre, les versets consacrés à la guerre (jihad, qital, etc.) instituent un paradigme contraignant la légitimité de la guerre et sa nécessité. La guerre est rendue légitime à une seule condition, que cette dernière soit « défensive », c’est-à-dire menée pour soutenir la parole de Dieu et de son messager, pour protéger les faibles et pour résister à ceux qui chassent les musulmans de leurs territoires. Le verset 190 de la sourate XXII pose clairement le principe de la violence défensive : « Combattez dans la voie de Dieu ceux qui vous combattent, mais ne soyez pas des provocateurs, car Allah n’aime pas les transgresseurs ». De plus, les différentes situations qui impliquent l’utilisation de la violence sont spécifiées dans le texte coranique avec une terminologie précise et se réfèrent à un outil de légitime défense contre des actes d’agression[6]. Ces derniers sont décrits dans le Coran par des mots tels que zulm, (injustice, tyrannie), batsh (violence physique) et tida’ (violence légale). Le Coran insiste également sur la notion de paix (sulh et salah), qui joue un rôle central dans l’activité guerrière. Lorsque la guerre s’intensifie et que les combattants s’épuisent, les belligérants doivent aspirer à une trêve qui se transformera en paix[7]. La question de la réconciliation est également massivement abordée dans le Coran : « Il n’y a pas de bon dans la plupart de leurs conseils privés, sauf pour celui qui prône la charité, ou la bonté, ou la réconciliation entre les gens. Quiconque fait cela, recherchant l’approbation de Dieu, Nous lui donnerons une grande compensation »[8].

Les « Miroirs des princes », racines morales de la culture stratégique jihadiste, s’inscrivent également dans cette approche défensive. Ces derniers se caractérisent par leur visée pragmatique et cherchent à instruire les princes sur les stratégies militaires à adopter, les ruses à utiliser et les différents moyens à privilégier[9]. Constituant l’une des plus grandes traditions de réflexion sur la guerre, les « Miroirs des princes » emploient indistinctement le terme de « jihad » ou de « harb » dans leurs différents textes, de même qu’ils prônent des attitudes politiques fondées sur l’importance d’éviter le déclenchement des hostilités par la négociation, la diplomatie ou l’emploi de la ruse. Cette tradition qui refuse le recours à la violence avant d’épuiser les autres formes pacifiques de la résolution du conflit est véritablement centrale dans la réflexion des Miroirs[10]. Al-Harawî, auteur des Miroirs du XIIe siècle, met en exergue dans son ouvrage Mémoire sur les ruses de guerre, les exigences éthiques et morales qui doivent s’incarner dans l’activité guerrière. « Dieu, [dit-il], soutient l’autorité [du prince] pour qu’il abolisse les abus et punisse l’oppresseur, secoure l’affligé et répande les dons, soulage le blessé et libère le prisonnier, juge entre l’opprimé et l’oppresseur, distingue entre l’ignorant et le savant, s’efforce avec zèle de défendre l’intégrité de l’Islam et l’ordre du monde » ; l’activité militaire est liée à l’idéal du prince combattant mais surtout justicier, repoussant les agressions, secourant les victimes de l’injustice et allant jusqu’à la défense de l’« ordre du monde ». La moralité s’intègre ici à l’éthique de prudence qui doit inspirer le prince[11].

Avec l’émergence de la tradition juridique islamique au VIIIe siècle, période de conquête des premiers califes, la guerre devient de plus en plus codifiée et théorisée, modifiant dès lors en profondeur les stratégies guerrières de recours aux ruses, à la diplomatie, au dialogue et aux stratégies de contournement du combat. Dans la tradition juridique, l’Islam ne manifeste aucune réticence à utiliser les armes au nom de la communauté musulmane dans l’objectif d’étendre le territoire du dar al-islam[12]. Les versets coraniques prônant le qital deviennent plus importants au fur et à mesure que la da’wa[13] progresse. Fondé durant l’ère glorieuse des conquêtes, le cadre juridique du jihad comporte désormais une dimension belligène assumée. Lors de la période fondatrice du droit islamique, le jihad se transforme en état de guerre permanent avec le monde non-musulman. Ainsi, la stratégie jihadiste devient non plus seulement défensive mais véritablement offensive, légitimée par une idée de guerre sainte ou de guerre sacrée au service du pouvoir califal.

Codification et réglementation progressive de la pratique guerrière.

Les motifs de la guerre juste

L’intégration de la guerre dans les devoirs religieux du croyant effectuée par les oulémas dès le VIIe siècle, présente le jihad comme une « guerre juste » / une « guerre sainte ». Parce que le combat est associé à une réalisation de la volonté de Dieu et l’application de sa Loi, il est possible de parler d’une conception de la guerre analogue à ce qu’on nomme en Occident la « guerre sainte ». Parmi les critères partagés par les deux traditions apparaît notamment celui de l’autorité légitime qui décide de la guerre et de la paix. Dans le contexte de l’Islam, celle-ci est incarnée par la personne du calife[14]. Le calife, à l’instar du Pape, apparaît comme le défenseur de la foi musulmane, de la justice, du dar al-islam[15] et ses habitants. Il trouve sa justification dans la nécessité d’assurer le maintien et l’application du Coran au sein de la société, le recours aux armes validé par les oulémas ayant permis aux califes de légitimer la guerre dans plusieurs cas. L’activité guerrière servant des causes religieuses supérieures devient ainsi un « jihad saint », un « jihad juste ». La légitimation croissante du recours à la guerre souligne que la conception de l’activité guerrière est indissociable de l’environnement géopolitique dans lequel elle s’insère. L’unité étant également un élément structurant de l’identité islamique (un dieu unique, un livre sacré, une seule communauté, une même orientation pour la prière), le jihad s’est imposé avec d’autant plus de force et de légitimité que l’imaginaire musulman reste profondément marqué par le schisme survenu au sein de la communauté musulmane entre chiites et sunnites[16] en 632 après Jésus-Christ. La théorie juridique se met ainsi au service d’une vision absolutiste du pouvoir et toute forme de rébellion ou d’opposition religieuse ouvre la voie à la répression armée. La tradition juridique classique effectue à partir de ce moment un travail de légitimation a posteriori des combats menés pour l’expansion de l’Islam. Évoluant au gré des circonstances et des intérêts en jeu, le cadre normatif du jihad apparaît ambivalent et cristallise aujourd’hui les difficultés auxquelles l’Islam contemporain est confronté avec le terrorisme jihadiste[17].

Une guerre juste aux pratiques encadrées

Outre les modalités permettant de déclencher les hostilités, les procédés guerriers sont également encadrés à travers plusieurs versets qui imposent des règles et des limites au jihad[18]. La codification des pratiques guerrières puise aux sources coraniques et dans la pratique du Prophète et de ses premiers compagnons. Ces normes convergent toutes vers un usage maîtrisé de la force et de la violence, plusieurs des principes prescrits invitant le combattant à épargner les populations civiles et à protéger les prisonniers et les blessés. Au-delà des limites imposées à la violence, le jihad induit également l’idée d’un retour à la paix et à l’équilibre, qu’il convient de toujours préparer en ne cédant jamais à une logique d’anéantissement.

En premier lieu, le combattant doit respecter les normes scripturaires, les pratiques tirées de la tradition du Prophète et les règles juridiques élaborées par les oulémas. Pour devenir un combattant du jihâd (un mujâhid), il faut réunir un certain nombre de critères, le principal étant d’être musulman. Il faut également être majeur et pubère (ou bénéficier d’une autorisation parentale). Le candidat doit également être de sexe masculin, de condition libre, sain de corps et d’esprit, posséder des revenus lui permettant de subvenir à ses besoins et de s’équiper. Le combattant doit par ailleurs réunir des qualités morales telles que la patience[19] et il doit agir selon une intention sincère et désintéressée, animé par la seule volonté de défendre la religion, la recherche de l’argent ou de la gloire ne pouvant être le moteur de son engagement. Plus largement, les qualités morales impliquent de se conformer au message coranique. Concernant l’usage de la violence, le comportement exemplaire du combattant impose le respect d’un code de l’honneur qui lui interdit certaines pratiques, tant à l’encontre des combattants que des non-combattants : la torture et la mutilation sont également strictement interdites par le droit islamique, quel que soit l’ennemi ; « Dieu torturera ceux qui torturent dans ce bas monde » rapporta le prophète. La question du suicide est également tranchée par les traités juridiques avec une interdiction incontestablement posée.

Si la définition du combattant musulman semble relativement consensuelle, celle de la figure de l’ennemi est plus difficile à appréhender, la prédétermination de l’ennemi montrant de profondes différences entre son appréhension par le Coran, par les « Miroirs des princes » et par les oulémas[20]. Comme pour les motifs de guerre juste, l’ennemi demeure conjoncturel. Premièrement, il est important de souligner que le Coran ne commande pas de faire la guerre aux autres peuples au nom de leurs croyances et aucun passage de la révélation coranique ne lie l’autre croyant à la notion d’ennemi. La diversité des religions apparaît d’ailleurs comme le résultat de la volonté divine : « Car, si Allah l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté »[21]. Dès lors, la conversion n’est pas un motif de guerre légitime dans le texte révélé. Ce sont en effet les oulémas qui vont introduire le lien entre la conversion et l’usage de la force, consacrant la guerre comme un moyen de propager le message coranique, de mener la da’wa. Cette approche produit deux conséquences : elle désigne, d’une part, l’ennemi sur une base confessionnelle et elle conditionne, d’autre part, la nature des relations que l’État islamique va entretenir avec ses voisins. La catégorie des ennemis intérieurs apparaît quant à elle au XIe siècle sous la plume des juristes sunnites et permet à ces derniers de désigner le musulman chiite en tant qu’ennemi intérieur. Dans la tradition des Miroirs, en revanche, on ne désigne pas l’ennemi sur une base confessionnelle, sauf dans les textes relatifs aux Croisades[22]. La plupart du temps, l’adversaire est envisagé de manière générale. Les Miroirs pensent en effet l’activité guerrière dans sa dimension stratégique et comme un instrument du politique.

La tradition juridique islamique opère ainsi une discrimination entre les combattants et la population civile, à laquelle il est interdit de s’attaquer. Les vieillards, femmes, enfants, malades, bénéficient donc d’une protection particulière. De même, la plupart des oulémas enjoignent les combattants musulmans d’épargner les moines, les artisans et les commerçants. Tout comme le droit humanitaire international, la tradition juridique islamique dispose de règles distinctes pour les conflits armés internationaux et les conflits armés intérieurs. Théorisé par les oulémas, le droit de la guerre régissant les conflits entre musulmans (conflits armés internes) est bien plus strict et encadré que dans le cadre des guerres entre musulmans et non-musulmans (conflits armés internationaux). Si les musulmans se battent entre eux, les fugitifs et les blessés ne sont pas forcément tués. Les prisonniers musulmans peuvent ne pas être exécutés tandis que les enfants et les femmes peuvent ne pas être emprisonnés. Cependant, selon Usama Hasan[23], ces restrictions étaient pertinentes dans la jurisprudence ancienne et médiévale, mais désormais « le droit islamique moderne ne fait aucune distinction entre musulmans et non-musulmans : les principes dominants sont ceux de la justice et du bien-être public ». Concernant le traitement des prisonniers, plusieurs des hadiths du prophète énoncent que les captifs doivent être bien traités. Plusieurs versets du Coran vont aussi dans ce sens : « mais également [ces bienheureux] nourrissaient l’indigent, l’orphelin et le captif » (Coran 76:8) / « Quand vous êtes en guerre avec les impies, passez-les au fil de l’épée jusqu’à leur reddition. Enchaînez alors les prisonniers que vous pourrez ensuite libérer gracieusement ou contre rançon quand la guerre aura pris fin » (Coran 47:4). Ainsi, la majorité des érudits musulmans soutiennent qu’il est interdit de tuer des prisonniers à moins qu’il soit impossible de les laisser partir sans menacer la sécurité des musulmans.

Le cadre normatif des pratiques guerrières islamiques : un premier fondement du droit humanitaire international.

Envisager la notion de guerre légitime sous le seul aspect du lien avec la volonté de Dieu, c’est oublier la qualité intrinsèque du rapport qu’entretient l’Islam avec le concept de guerre : la codification en droit. En effet, les récits des victoires musulmanes durant l’expansion de l’Islam prônent un véritable enseignement scientifique. Dès lors, il est possible de constater que l’éthique musulmane a été un élément précurseur en matière d’édification du jus in bello, notamment dans les domaines de protection de la vie humaine, de la propriété et de la dignité, et ce bien avant l’établissement du droit humanitaire international. De ce point de vue l’Islam a donc véritablement pensé précocement le droit de la guerre, anticipant de plusieurs siècles ce que les sociétés laïcisées adopteront ultérieurement[24]. Ainsi, plus de mille ans avant la codification des Conventions de Genève, la majorité des catégories fondamentales de protection posées par les Conventions se trouvaient dans les enseignements de l’islam.

Non seulement le droit islamique établit une différence entre combattants et non-combattants mais, à l’image du droit international moderne, il contient également tout un ensemble de dispositions relatives à la protection de ces derniers[25]. Pour exemple, le droit international humanitaire ainsi que l’Islam insistent tous deux sur l’obligation de traiter l’ennemi avec humanité, le droit islamique prescrivant même de garantir l’approvisionnement en eau du camp adverse. Il est à souligner également que le nettoyage ethnique est proscrit par l’Islam autant que par le droit international humanitaire.

Les pratiques guerrières du terrorisme islamique, une réadaptation du jihad traditionnel au service de l’idéologie salafiste djihadiste

L’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques à la fin décembre 1979 se traduit par un véritable bouleversement géopolitique qui va donner naissance à une nouvelle doctrine / une nouvelle vision du jihad. Sous l’impulsion de nouveaux penseurs, le jihad devient désormais une obligation individuelle. La participation au jihad et la mort en martyr s’imposent dès lors comme des conditions de l’accession au paradis et du rachat des péchés de la vie terrestre.

La politisation du jihad, initiée dans les années 70 et intensifiée durant les Printemps arabes, transforme également le cadre normatif des pratiques guerrières islamiques et se nourrit de l’ambiguïté de certains passages coraniques pour légitimer un jihad de nouvelle nature[26]. Ainsi, le jihad médiatisé après le 11 septembre 2001, né principalement du salafisme jihadiste et des penseurs Maulana Maududi et Sayyid Qutb, se présente comme une version tout à fait nouvelle du jihad, accusant d’impiété les sociétés démocratiques et les musulmans non radicaux[27].

Le thème de l’agression occidentale et de la vengeance : une réadaptation de la doctrine de guerre juste

Reprise et réadaptée au contexte géopolitique actuel, la légitimation du recours au jihad traduite par la notion de « guerre juste », se retrouve au coeur de la rhétorique salafiste djihadiste. « Combattez pour défendre les déshérités, combattez ceux qui sont injustes envers vous, combattez ceux qui vous ont sortis de vos demeures » (Sourate Al-Baqarah). Si la révélation coranique insiste sur l’idée d’une violence défensive et d’une violence légitime face à l’agresseur, le salafisme djihadiste légitime également la violence du jihad terroriste face à l’Occident montré comme un « agresseur » envers les populations musulmanes. Ainsi, les discours d’appel au jihad formulés par les différents groupes terroristes (EI, Daech…) et publiés sur les supports officiels de propagande diffusés par Al-Hayat Media Center[28] (le département Communication et Médias créé par Daech), relayent tous ce même message[29]. Quelques jours avant l’attentat de la promenade des Anglais à Nice, la publication en français d’un nachid[30] par le centre médiatique Al-Hayat (l’une des branches de propagande officielles de l’État islamique), commémorait les attentats de Paris et Bruxelles de novembre 2015 et mars 2016, en insistant sur le caractère défensif et légitime de ces attaques. Intitulé « Ma vengeance »[31], ce nachid présente la France comme responsable de la vague d’attentats qui l’a frappée depuis la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015, en raison de sa « guerre impitoyable » contre l’islam et les musulmans. Évoquant une « agression » ancienne, les crimes et spoliations dont la France se serait historiquement rendue coupable, le chant djihadiste dépeint la renaissance du califat comme une vengeance « louable », dont l’objectif est d’asseoir une domination mondiale de l’islam[32]. Dans ce but, l’État islamique promet notamment de sanglantes représailles face à l’agresseur français. Lors du meurtre en janvier 2015 du pilote jordanien Mouath Al-Kassasbeh, immolé dans une cage, l’État islamique évoquait une « terreur juste » (irhab ‘adil) qui répondait de manière légitime aux bombardements de la coalition alliée.

Au-delà de l’utilisation d’une rhétorique permettant de justifier la violence, la réutilisation de la doctrine de guerre juste s’incarne également dans la transition de la personne du calife vers celle du chef jihadiste. En effet, si la violence était auparavant organisée et orchestrée par la personne du calife qui décidait des départs en guerre et des opérations, l’autorité suprême s’incarne désormais dans un système de hiérarchisation au sein des groupes radicaux, système dominé par la présence d’un chef jihadiste et comprenant des soldats destinés à mener le jihad, souvent qualifiés de « soldats du califat ».

Dès lors, malgré la réadaptation de la doctrine de guerre juste, le jihad en tant qu’« effort » perd aujourd’hui sa signification première pour ne correspondre qu’à une institution militaire marquée par l’ultra violence.

L’accès au Paradis ; une légitimation du recours à l’ultra-violence[33]

Le jihad moderne s’est finalement éloigné du thème de la guerre encadrée respectant des principes juridiques, et correspond désormais à une forme atomisée de la violence[34] mise au service d’un dessein personnel. Le terrorisme islamiste n’a en effet plus rien à voir avec les pratiques guerrières islamiques premières et a ainsi perdu toute sa codification et sa réglementation. Au-delà d’une vengeance du peuple musulman, le jihad moderne ne s’effectue plus pour un objectif commun (extension du califat, préservation de l’idéologie…) mais dans une visée bien plus personnelle[35]. De plus, si le jihad traditionnel prenait ses sources dans certains versets du Coran prônant la légitimité d’une défense armée, le jihad contemporain marqué par une déviance terroriste et salafiste, s’éloigne de l’interprétation du Coran et puisse ainsi ses sources de légitimation dans les hadits[36], orientés eux dans un sens plus belliqueux. De nombreux hadits mettent en avant les récompenses qu’obtiendraient les djihadistes après avoir été tués en martyrs. Le Prophète aurait par exemple affirmé que le martyr musulman obtiendra « auprès de Dieu six récompenses : 1) il sera pardonné dès que coulent les premières gouttes de son sang ; 2) il verra sa place au Paradis; 3) il portera la parure de la foi; 4) les souffrances du tombeau lui seront épargnées; 5) il sera à l’abri de la grande épouvante le jour de la Résurrection; 6) on le mariera à 72 houris aux grands yeux et il intercédera pour 70 personnes de sa Famille » (d’après Al Miqdâm Ibn Ma’di Karib). Dans ce hadit, mener le jihad devient ainsi un acte à visée personnelle permettant le rachat des péchés, une place au Paradis et plus généralement une vie éternelle. Abou Maryam, djihadiste converti et décédé en 2015 dans une attaque suicide en Irak avait ainsi déclaré: « Le martyre est probablement le chemin le plus court vers le paradis […]. Je l’ai directement vu sur mes camarades martyrs. Sur leurs visages, j’ai vu la félicité […] »[37]. Un autre hadith, celui des 73 sectes, indique que toutes les sectes iront en enfer sauf une, que l’objectif est donc moins de protéger /créer un califat pour la communauté des croyants que de combattre au sein d’un groupe djihadiste en vue d’obtenir un Salut personnel[38].

Si le terrorisme et le jihad ne sont pas des phénomènes nouveaux, le terrorisme djihadiste opère une relecture moderne, en tout cas non traditionnelle, des textes premiers[39]. Il effectue en effet un travail de légitimation de ses actions par une relecture des doctrines et textes premiers, rompant dès lors avec la tradition islamiste, et constituant ainsi un véritable modernisme[40]. C’est cette nouvelle activité guerrière, ce jihad mineur fondé sur des supposés hadits et une lecture instrumentalisée du Coran, qui transforme aujourd’hui le sens premier du jihad, lui conférant un aspect purement offensif envers les sociétés occidentales.

References[+]

Par : Anouchka Dumetz
Source : Bibliothèque de l’Ecole militaire


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