BRICS+ : vers un monde plus multipolaire ?

Mis en ligne le 18 Jan 2024

BRICS+ : vers un monde plus multipolaire ?

Avec ce papier, l’auteur considère l’émergence des puissances du Sud via le prisme des BRICS et de l’extension de ce forum à six nouveaux membres depuis le 01 janvier 2024. Il présente dans un premier temps la nouvelle réalité de ce format accru des BRICS et les actions envisagées à l’horizon de l’année qui débute. Ce premier temps est le prélude à l’analyse des perspectives d’évolution et orientations envisageables pour le forum, rapportées au contexte international.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Christophe Ventura, « BRICS+ : vers un monde plus multipolaire ? », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur l’IRIS.

Le 1er janvier 2024, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), fondés en 2009 à l’initiative de la Russie, deviendront les BRICS+. Six nouveaux pays – Arabie saoudite, Argentin[1], Égypte, Émirats arabes unis (E.A.U.), Éthiopie, Iran – intègreront ce club multilatéral informel de puissances émergentes prônant un nouvel équilibre des pouvoirs au sein du système international[2] – de la « gouvernance mondiale » – plus favorable aux intérêts du Sud. Ses membres exigent une prise en compte de ces derniers par les puissances occidentales, dominantes au sein d’un ordre international confronté à une crise multidimensionnelle et structurelle (économique, énergétique, environnementale, géopolitique, sécuritaire).

Au-delà de ces onze pays désormais réunis dans ce regroupement, une quarantaine d’autres, dont une vingtaine de manière appuyée (du Bangladesh à l’Indonésie en passant par l’Algérie, la Bolivie, Cuba, le Honduras, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Turquie, la Tunisie, la Thaïlande, le Vietnam, le Nigéria, le Mexique, le Pakistan, le Sénégal, le Soudan ou le Venezuela[3] ) ont également exprimé, à l’occasion de la tenue du XVe Sommet des BRICS de Johannesburg (23-24 août 2023), leur souhait d’un rapprochement ou d’une future adhésion. Certains, comme le Bangladesh, sont d’ores et déjà membres de la banque des BRICS, la Nouvelle banque de développement (New Development Bank – NDB) présidée par l’ancienne présidente du Brésil, Dilma Rousseff[4].

Ce sommet amorce ainsi une nouvelle étape du développement des BRICS. Dans ce contexte, cette note présentera les nouveaux contours du format BRICS+, ainsi que ses principaux projets d’actions et de réalisations en 2024. Elle analysera ensuite les perspectives de renforcement de cet ensemble et évoquera les limites auxquelles il sera confronté dans le cadre d’un contexte international façonné par de multiples tensions, instabilités et incertitudes.

L’AFFIRMATION D’UN POTENTIEL GÉOÉCONOMIQUE ET GÉOPOLITIQUE

Avant le Sommet de Johannesburg, les BRICS représentaient 25 % du PIB mondial, un niveau proche de celui des pays du G 7 (27 %). Toutefois, calculée en parité de pouvoir d’achat (PPA), cette part représentait 32 % du total mondial, soit un niveau supérieur à celui du G 7 (30 %). C’est en 2020 que cette courbe s’est inversée pour la première fois, traduisant, sur le plan symbolique, la montée en puissance économique des pays membres des BRICS dans l’économie mondiale. Et ce, même si en dollars constants ou en matière de PIB par habitant, les pays industrialisés devancent toujours significativement leurs poursuivants.

Sur le plan démographique, les BRICS représentaient, avant leur Sommet, 42% de la population mondiale et un tiers de la surface territoriale mondiale. Ils attiraient également 40% des investissements mondiaux en matière d’infrastructures[5].

Avec l’entrée des nouveaux membres, les BRICS+ pèseront désormais 29% du PIB mondial (devant le G 7) et 46% de la population mondiale.

Le renforcement du groupe à travers son élargissement – notamment au Proche-Orient – se mesure sur plusieurs terrains géoéconomiques. En intégrant trois des dix premières puissances mondiales en matière de production pétrolière[6] – Arabie saoudite, E.A.U., Iran -, les BRICS+ s’apprêtent à représenter 54% de la production mondiale (et 41% des réserves mondiales prouvées), plus de 53% des réserves mondiales de gaz naturel et de 40% de celles de charbon. Les pays des BRICS sont également détenteurs des principales réserves de métaux et de terres rares (notamment la Chine)[7].

Par ailleurs, les BRICS+ renforcent leur position de pôle agricole mondial incontournable en intégrant en leur sein quatre des cinq principales puissances d’exportation mondiale (Chine, Brésil, Inde, Russie), auxquelles s’ajoutent plusieurs pays significatifs dans certaines filières (Égypte ou Éthiopie pour les agrumes ou le café). Cette position (les pays des BRICS représentent déjà en valeur un tiers de la production agricole mondiale) leur confère également une influence géopolitique essentielle en matière de contribution à l’aide alimentaire mondiale à destination des pays pauvres et/ou confrontés à des épisodes de crises alimentaires de plus en plus fréquents du fait de la multiplication des conflits et de l’accélération du changement climatique.

Forts de ces atouts et de ces positions, les onze affichent plusieurs objectifs, notamment en matière de réforme de la gouvernance mondiale.

CONTESTER LA GOUVERNANCE MONDIALE, IMPOSER LA MULTIPOLARITÉ

Dans leur déclaration finale du Sommet de Johannesburg, les BRICS s’engagent ainsi pour la construction d’un « multilatéralisme inclusif » basé sur le respect du droit international, le rôle central du système des Nations unies, le rejet des « mesures coercitives unilatérales » et des pratiques de « double standard » des puissances dominantes de l’ordre international, ainsi que sur le « droit au développement » des pays pauvres et émergents. Inscrivant dans le même temps leur action dans le respect des Objectifs de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030 des Nations unies et de l’Accord sur le climat de Paris, ils exigent « une plus grande représentation des marchés émergents et des pays en développement dans les organisations internationales et les forums multilatéraux dans lesquels ils jouent un rôle important » (article 5). Ainsi, ils soutiennent l’intégration de l’Afrique du Sud, du Brésil et de l’Inde au sein du Conseil de sécurité des Nations unies (une demande pour la première fois appuyée par la Chine jusque-là opposée à cette perspective).

Se positionnant d’abord dans une dynamique de négociation de leurs intérêts au sein du système international plus que de transformation de ce dernier, les BRICS exigent un renforcement du libre-échange au sein du commerce international et un accès toujours plus important aux marchés des pays industrialisés au travers d’une réforme de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la condamnation des « mesures commerciales restrictives » prises par les pays du Nord cherchant à protéger leurs économies ou à mettre en place des normes environnementales plus exigeantes (Union européenne, États-Unis). Ils appellent également de leurs vœux une réforme du Fonds monétaire international (FMI) plus favorable à leur représentation et à leur pouvoir de vote au sein de l’institution, ainsi qu’une refonte du système de financement international des dettes souveraines des pays du Sud au sein des institutions de Bretton Woods et du G20 visant à alléger ou annuler ces dernières afin de favoriser leur « reprise économique » et leur engagement en faveur du « développement durable » (article 29). Ce dernier doit être atteint par une industrialisation ou une réindustrialisation des pays en développement passant, de leur point de vue, par les perspectives offertes par la transition énergétique et écologique mondiale, portées par le développement de l’économie numérique et la mutualisation des transferts de technologie et des droits de propriété intellectuelle au sein de l’espace BRICS (articles 33, 36 et 42). Il s’agit pour eux de mutualiser ressources, savoir-faire, financements et coopérations pour développer de nouvelles « chaînes de valeurs globales d’énergies propres ». Et de préciser dans ce contexte leur définition de la transition énergétique et des énergies renouvelables qui incluent pour eux les énergies fossiles (article 70) : « Nous partageons une vision commune, mais qui tient compte des priorités et des circonstances nationales sur l’utilisation efficace de toutes les sources d’énergie, à savoir : les énergies renouvelables, y compris les biocarburants, l’hydroélectricité, les combustibles fossiles, l’énergie nucléaire et l’hydrogène produits sur la base de technologies et  de processus à émissions nulles et  faibles qui sont cruciaux pour une transition juste vers des systèmes énergétiques plus flexibles, résilients et durables. Nous reconnaissons le rôle des combustibles fossiles dans le soutien à la sécurité énergétique et à la transition énergétique ».

Sur le plan commercial et monétaire, ils s’engagent à explorer progressivement la mise en place de « systèmes de paiement facilitant le commerce et les flux d’investissements entre les membres des BRICS, ainsi qu’avec d’autres pays en développement » s’appuyant sur les monnaies nationales en lieu et place du dollar (articles 44 et 45)[8]. Cette impulsion provient de la Chine et de la Russie visées par des sanctions étatsuniennes et du Brésil pénalisé par le coût de ses transactions financières et commerciales. Si ces décisions ne sont pas en mesure de remettre aujourd’hui en cause la domination du dollar en tant que monnaie internationale, elles introduisent la possibilité de construction d’espaces monétaires autonomes et diversifiés dans l’économie mondiale, constituant de facto un défi stratégique imposé à l’hégémonie monétaire et financière des États-Unis. Cette initiative constitue un signal politique. Elle montre que les BRICS – rejoints par des puissances financières du Proche-Orient (Arabie saoudite et E.A.U.) – peuvent également se convertir en espace attractif de réduction des dépendances des pays émergents à l’égard des pays occidentaux, et singulièrement des États-Unis.

UN ESPACE CONTRE-HÉGÉMONIQUE ?

Les BRICS se définissent comme un « partenariat stratégique » et se positionnent aujourd’hui, en premier lieu, comme un instrument de négociation avec les pays industrialisés pour renforcer leurs positions dans la gouvernance mondiale. Pour ce faire, les pays membres déploient leurs actions dans le cadre de ce format, mais également dans l’ensemble des autres espaces, bilatéraux, régionaux, multilatéraux, sectoriels, etc., qu’ils partagent (G20 notamment[9] , OMC, système et négociations des Nations unies avec le G77 + Chine, Organisation de Shanghaï -OSC-, Nouvelles routes de la soie, etc.). Avec les BRICS+, l’ensemble renforce désormais son déploiement géographique (en se consolidant en Afrique et Amérique latine et en s’élargissant au Proche-Orient) et ouvre un nouveau chapitre de son institutionnalisation progressive. Divers groupes de travail de haut niveau sont en effet mis en place entre pays membres dans la perspective du prochain Sommet 2024 : financements, enjeux sanitaires et médicaux, sciences, technologies et innovation, développement spatial et satellitaire, énergie, désastres naturels, éducation, entreprises, développement institutionnel, élargissement à de nouveaux pays, conditions d’entrée et modes de relations et de fonctionnement communs, etc.

Ainsi, les BRICS cherchent à poursuivre, avec leur évolution en BRICS+, un processus de construction d’un espace international pouvant s’orienter vers deux projets futurs possibles en fonction de l’évolution des recompositions internationales et des rapports de forces. Le premier consiste à positionner les BRICS+ comme l’instrument d’une négociation visant à imposer une multipolarité répondant à leurs intérêts. Le second est de former, peu à peu, une alliance contre-hégémonique réunissant, autour de la Chine (et secondairement de la Russie), une coalition de pays récalcitrants face à la domination des États-Unis et des autres puissances occidentales alignées sur les politiques de la première puissance mondiale.

Toutefois, de nombreux défis, contradictions et limites pèseront sur les orientations et le devenir de ce regroupement : hétérogénéité et asymétries économiques des pays membres (poids surdéterminant de la puissance chinoise[10] , coexistence avec des économies primarisées et rurales dont le mode de relation avec Pékin contribue à les maintenir dans des situations de désindustrialisation, écarts significatifs en matière de production et de richesses), persistance de la pauvreté et des inégalités dans de nombreux pays, rivalités géopolitiques entre membres (notamment Chine/Inde avec le conflit himalayen, la participation de New Delhi au Dialogue quadrilatéral de sécurité – QUAD – dirigé par Washington contre Pékin). Ces déséquilibres et contradictions agissent tandis qu’un risque de dilution de l’influence des pays fondateurs se précise à mesure que le groupe s’élargit et que la Chine, dans sa confrontation stratégique avec les États-Unis, cherche à renforcer et rassembler ses réseaux de soutiens au sein de l’ensemble. Pékin est, sur la base de ses intérêts économiques et de ses succès diplomatiques, à l’origine du mouvement d’expansion des BRICS et de l’intégration de la plupart des nouveaux membres. Pour leur part, plusieurs pays membres (Arabie saoudite, Brésil, Égypte, Émirats arabes unis, Inde) entretiennent de nombreuses relations économiques, commerciales, financières, politiques, sécuritaires et militaires avec les États-Unis et les autres pays occidentaux.

EN GUISE DE CONCLUSION

Dans le cadre d’une reconfiguration progressive et indéterminée de l’ordre international et des rapports de force en son sein, les BRICS+ constituent un espace aux contours évolutifs qui attire et agglomère aujourd’hui un nombre croissant de pays du Sud (Amérique latine, Afrique et Asie) contraints de naviguer dans les courants toujours plus tourmentés de l’arène internationale, produits par l’évolution des tensions et de la rivalité systémique croissantes entre la Chine et les États-Unis. Dans un monde où aucune puissance, ou groupe de puissances, ne peut seul(e) exercer un leadership capable d’imposer ses équilibres à tous, chaque pays développe désormais des stratégies transactionnelles et pragmatiques visant prioritairement à renforcer ses intérêts immédiats et à gagner en autonomie. Dans ce contexte, adhérer, ou se rapprocher des BRICS+, répond moins pour ces pays à une logique d’adhésion à un camp idéologique prédéterminé qu’à la recherche d’une diversification des partenariats et des alliances visant la réduction de dépendances économiques, politiques et stratégiques trop fortes ou exclusives vis-à-vis des deux puissances rivales du 21e siècle.

C’est donc la nature, l’intensité et l’évolution de cette rivalité systémique qui détermineront significativement les formes et le cheminement futurs des BRICS+.

References[+]


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