Le phénomène des boucliers humains illustre la porosité croissante entre combattants et non-combattants lors des conflits contemporains livrés dans un contexte d'asymétrie. Les enjeux politiques, opérationnels, juridiques ou éthiques soulevés par le recours à ces boucliers humains sont l’objet de la recherche menée par l’auteur.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.
Les références originales de ce texte sont : “Les boucliers humains dans les conflits contemporains”, écrit par Romain Douillard, Note de Recherche n°112 – 2021.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRSEM.
Résumé
Expression de la fragilisation croissante de la frontière entre civils et combattants dans les guerres asymétriques, les boucliers humains sont devenus des acteurs clefs du paysage stratégique mondial, dans les conflits opposant les États à des groupes rebelles ou terroristes. Leur utilisation pose un ensemble de problèmes stratégiques, politiques, juridiques et éthiques aux armées qui y sont confrontées.
Introduction
Civils ou autres personnes protégées par les conventions de Genève (combattants malades ou blessés, prisonniers de guerre, personnel sanitaire…) placés devant des objectifs militaires pour dissuader les frappes ennemies, les boucliers humains sont de plus en plus utilisés sur les théâtres d’opération. Ces derniers mois, plusieurs incidents les impliquant ont été observés dans le cadre de conflits opposant des armées étatiques à des groupes insurgés. Le 5 octobre 2020, les forces armées birmanes auraient contraint un groupe de fermiers incluant des enfants à marcher devant leurs troupes, pour dégager un chemin à travers les mines dans le cadre d’une opération dans l’État de Rakhine contre l’Armée d’Arakan, groupe rebelle de l’État de Rakhine[1]. Le 25 novembre, l’armée indienne est accusée d’avoir utilisé des jeunes locaux comme boucliers humains lors d’une opération de bouclage dans le sud du Cachemire, dans le village de Narwa[2]. Quelques jours plus tôt, dans une lettre adressée au secrétaire général des Nations unies et au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plusieurs ONG américaines travaillant dans les camps de Tindouf en Algérie dénonçaient l’utilisation récurrente d’enfants et de femmes comme boucliers humains par les milices séparatistes du Front Polisario[3].
Engagée dans les opérations Chammal au Moyen-Orient et Barkhane en Afrique subsaharienne, l’armée française se trouve aussi fréquemment confrontée à ce phénomène. À Mossoul, les combattants de l’État islamique ont contraint 100 000 civils à rester enfermés chez eux pendant l’assaut mené par la coalition, en piégeant leurs maisons à l’explosif et soudant leurs portes pour les empêcher de fuir[4]. À Raqqa en 2016, Daesh a déplacé ses dépôts d’armes dans les quartiers les plus peuplés et tenu ses réunions dans les hôpitaux et les mosquées de la ville[5]. De même, Boko Haram a notamment utilisé des écolières kidnappées en 2014 comme boucliers humains au Nigéria pour se protéger des frappes aériennes[6].
Cette prolifération des boucliers humains accompagne les mutations de la guerre, caractérisées par le développement de conflits asymétriques, dans des environnements urbains, où la frontière entre civils et combattants tend à s’estomper. Devenue incontournable dans le paysage stratégique mondial, la figure du bouclier humain est encore peu étudiée en dehors de ses implications vis-à-vis du droit international. Nous présenterons dans cette note les différents aspects et enjeux de cette tactique de guerre à laquelle nos soldats risquent d’être de plus en plus souvent confrontés dans les années à venir. Après une mise en perspective historique et un rappel de la réglementation juridique, nous poserons les enjeux tactiques et stratégiques liés à l’utilisation de boucliers humains et à l’usage sémantique de cette dénomination. Puis dans une dernière partie, nous analyserons les dilemmes auxquels sont confrontés les États en leur présence.
Les boucliers humains dans l’Histoire
Si le terme apparaît à la suite de la Seconde Guerre mondiale, la pratique a une longue histoire. Au VIIe siècle, les Chinois utilisaient des membres de tribus « barbares » comme boucliers humains à la frontière turco-mongole, et les Mongols déployaient des prisonniers de guerre à cet usage pendant leurs conquêtes[7]. Au XIIe siècle, le juriste arabe Ibn Khalil dénonçait la pratique indigne de l’ennemi se faisant « un rempart de ses femmes et enfants[8] ». En 1668, le corsaire gallois Henry Morgan utilisa comme boucliers humains des religieux jésuites espagnols qu’il venait de capturer pour conquérir la place forte de Portobelo au Panama[9]. Pendant la guerre de Sécession américaine, des prêtres et hommes d’Église furent placés sur des trains par l’armée unioniste pour empêcher les combattants irréguliers sécessionnistes de les attaquer[10]. De tels événements se produisirent également lors de la guerre franco-prussienne de 1870, de la seconde guerre des Boers, des deux conflits mondiaux, de la guerre sino-japonaise ou encore de la guerre du Vietnam[11]. À titre d’exemple, le 25 mai 1940, plusieurs dizaines de prisonniers de guerre belges sont utilisés par l’armée allemande comme boucliers humains pour tenter de prendre le village de Vinkt.
Les conflits armés de ces vingt dernières années semblent témoigner d’une amplification de ce phénomène. Au cours de la première guerre du Golfe, Saddam Hussein annonce son intention d’utiliser les « ressortissants de nations agressives » comme boucliers humains dans le but d’empêcher l’attaque de sites stratégiques. Prisonniers de guerre et otages étrangers furent positionnés devant des barrages, des raffineries et usines afin de protéger ces infrastructures[12]. En 1995, lors du siège de Sarajevo, des observateurs des Nations unies furent enchaînés à des objectifs militaires afin de dissuader la coalition de l’OTAN[13] de mener des raids aériens. Lors de la deuxième guerre d’Irak, le régime irakien utilisa des boucliers humains comme technique de counter-targeting face à l’armée américaine. Les Fedayins de Saddam se fondirent délibérément dans la population civile, combattant l’ennemi en se cachant derrière femmes et enfants.
Le phénomène des boucliers humains volontaires est également significatif, quoique de moindre ampleur. En février 2003, quelques semaines avant le début de l’opération Iraqi Freedom, des centaines d’activistes pacifistes de pays occidentaux se rendirent en Irak pour protéger les sites stratégiques irakiens des bombardements américains et arrêter la guerre. La même année, la jeune activiste américaine Rachel Corrie est écrasée par un bulldozer israélien dans la bande de Gaza, après avoir tenté de faire obstacle avec son corps à la destruction d’habitations palestiniennes.
Les boucliers humains face au droit international humanitaire
Dans le cadre des conflits armés internationaux (CAI), les boucliers humains font l’objet d’une interdiction conventionnelle absolue. L’article 23§1 de la troisième convention de Genève note qu’aucun prisonnier de guerre ne devra « être utilisé pour mettre par sa présence certains points ou certaines régions à l’abri des opérations militaires ». L’article 28 de la quatrième convention de Genève et l’article 51§7 du Premier Protocole additionnel aux conventions de Genève de 1949 reprennent la même formulation que l’article 23§1 en y intégrant cette fois l’ensemble des personnes protégées au sens de l’article 4 de la Convention (civils, blessés et malades, personnel sanitaire, humanitaires…). Enfin, dans le Statut de Rome de 1998, instituant la Cour pénale internationale, l’utilisation de boucliers humains lors d’un conflit armé international a été érigée en crime de guerre, à l’article 8 (2) (b) (xxiii)[14].
En revanche, dans le cadre d’un conflit armé non international (CANI), aucune règle conventionnelle n’interdit expressément l’usage de boucliers humains. Certains juristes estiment cependant qu’il est possible de fonder une interdiction sur la base de l’article 13§1 du Protocole II, lequel garantit à la population civile et aux personnes civiles une « protection générale contre les dangers résultant d’opérations militaires[15] ». Ils mobilisent également le droit coutumier pour affirmer que l’interdiction vaut tant dans les CAI que dans les CANI[16] : elle découlerait des obligations de distinction et de précaution pour séparer les objectifs militaires des civils, principes fondamentaux du droit international humanitaire qui constituent des règles coutumières tant en CAI qu’en CANI. Ils soulignent également qu’un certain nombre de manuels militaires interdisent la pratique des boucliers humains en CANI[17], que le droit interne de plusieurs États sanctionne cette pratique comme une infraction pénale[18], que de tels agissements ont régulièrement été condamnés par la communauté internationale (États, ONU et CICR)[19] et qu’aucune pratique contraire n’aurait été relevée.
Usages tactiques
Nous distinguons trois types d’usages tactiques des boucliers humains. Il y a d’abord un usage défensif, dont le but est de mettre à l’abri du feu ennemi des sites stratégiques (base militaire, usine d’armement, raffinerie, pont…) en y positionnant des personnes, ou de protéger ses combattants en les installant dans des zones densément peuplées, dans des lieux d’habitation, des écoles, des hôpitaux… Dans la première option, ce sont des civils qui sont pris en otages (si non consentants) et transférés sur les lieux des objectifs militaires menacés par l’ennemi. À l’inverse, dans le deuxième cas de figure, ce sont les combattants qui pénètrent dans des environnements urbains pour poser leurs quartiers au coeur de lieux de vie civils. En important les combats au sein même des villes et de la population, cette dernière forme déstructure particulièrement les catégories traditionnelles de la guerre, fondée sur les distinctions entre civils et combattants, front et arrière, guerre et paix.
Le second type d’usage est un usage offensif. Les boucliers humains sont ici utilisés comme couverture par les forces attaquantes pour empêcher la riposte lors d’une offensive. Ils sont placés de force sur un objectif militaire qui menace directement l’ennemi, par exemple attachés sur le toit d’un char ou devant des tireurs d’élite. En mai 1940, la division SS Totenkopf utilisa ainsi à Beuvry plusieurs centaines de civils comme boucliers humains à proximité de la ligne de feu pour protéger le déploiement des canons de son artillerie face aux soldats français et anglais[20]. Le bouclier constitue dans ce cas une « menace innocente » selon les termes du philosophe Robert Nozick, il rend l’arme plus menaçante en raison de la réticence présumée de ses ennemis à ouvrir le feu : il est incorporé à la menace et en est indissociable[21].
Le troisième usage est un usage de couverture dans le cadre d’actions mobiles et non offensives. Il peut s’agir de transport de troupes ou de matériel, de missions de reconnaissance, d’opérations de maintien de l’ordre ou de bouclage d’une zone. Les boucliers humains sont puisés parmi les civils de la région traversée et accompagnent les militaires dans leurs actions. Ils sont censés empêcher les embuscades, les guets-apens, les frappes aériennes visant les convois et peuvent même être envoyés en première ligne pour ouvrir un chemin potentiellement piégé. À titre d’exemple, l’armée israélienne a exercé pendant des années une « procédure de voisinage » (neighbor procedure) dans les territoires palestiniens, qui consiste dans le cadre d’une arrestation d’un terroriste présumé à forcer l’un de ses voisins à se rendre devant sa porte pour le convaincre de sortir[22]. Dans un autre cas de figure, en 2017 l’armée indienne a fait scandale dans le Cachemire après avoir ligoté un civil sur un véhicule militaire pour dissuader les manifestants de jeter des pierres sur ses soldats[23].
Fonctions stratégiques
Si les boucliers humains peuvent parfois être déployés par des États en lutte contre des groupes rebelles, ils sont aussi l’arme privilégiée du « faible » qui, incapable de rivaliser par des moyens conventionnels, cherche à neutraliser l’avantage numérique et/ou technologique détenu par l’ennemi en façonnant les conditions du combat de telle manière qu’il ne puisse l’attaquer sans violer les règles du jus in bello. Cette tactique lui permet de retourner à son avantage la dynamique de l’affrontement, en dissuadant son ennemi de lancer l’offensive ou en le poussant à la faute. Il joue ici un jeu cynique impliquant à la fois sa propre population civile, la conscience de son adversaire, le droit international et l’opinion publique. Sur le plan stratégique, l’usage de boucliers humains revêt plusieurs fonctions. D’une part, leur fonction dissuasive offre une protection physique au camp qui les utilise, permettant de mettre à l’abri ses combattants ou de sanctuariser un objectif militaire en le rendant intouchable. D’autre part, ils peuvent opérer une délégitimation symbolique de l’ennemi : jeter l’opprobre sur son armée en la provoquant délibérément et en la poussant à commettre des attaques nécessairement disproportionnées et des crimes de guerre. Le dispositif fonctionne alors comme une « fabrique de martyrs » à des fins de propagande de guerre[24].
En ce sens, l’usage de boucliers humains implique un usage stratégique du droit de la part de combattants irréguliers, qui s’en servent pour nuire à l’ennemi régulier et le discréditer aux yeux de l’opinion publique. Il s’inscrit dans une logique de lawfare, que Charles Dunlap définit comme « l’usage du droit comme arme de guerre[25] ». Le droit est ici conçu comme la continuation de la guerre par d’autres moyens ; il est utilisé comme substitut aux moyens militaires traditionnels afin d’obtenir des gains stratégiques. Les boucliers humains constituent une « forteresse juridique » pour le camp qui en fait usage, offrant une protection légale indirecte à ses combattants et ses infrastructures stratégiques. Le principe de réciprocité qui fonde le droit de la guerre joue en leur faveur : l’obligation de respecter le droit international humanitaire subsiste même en l’absence de réciprocité[26]. De nos jours, cette tactique se révèle davantage payante que dans le passé[27]. Les boucliers humains jouissent d’un pouvoir dissuasif plus fort, du fait de la sensibilité croissante à la valeur des vies humaines et de l’irruption de la société civile sur la scène internationale[28]. En outre, les technologies de l’information actuelles n’existaient pas dans les conflits plus anciens. Les belligérants n’avaient pas les moyens techniques d’exploiter aussi rapidement et efficacement la mort des boucliers humains qu’ils le peuvent aujourd’hui.
Un terme polémique : l’enjeu de la qualification
La politique de lawfare peut également être menée par l’État confronté aux boucliers humains, dans le but d’apporter une caution éthique et juridique à ses frappes. L’enjeu est ici celui de la qualification comme « boucliers humains » des civils présents sur les zones de ciblage. L’attribution discursive du statut de bouclier humain à des populations civiles produit des effets normatifs. Cette catégorie n’est pas seulement un énoncé neutre, qui décrirait de façon objective une réalité lui préexistant. Qualifier une population de bouclier humain est un véritable « acte de langage » au sens du philosophe John Austin, c’est-à-dire un moyen mis en oeuvre par le locuteur pour agir sur son environnement par des mots, pour produire des effets sur le réel à partir d’une dénomination sémantique[29]. Le pouvoir sémiotique d’attribuer le statut de boucliers humains à des civils et de leur imputer des intentions permet de reconceptualiser leurs corps comme des armes et de rationaliser la violence exercée contre eux en les identifiant comme la prolongation de cibles militaires légitimes : les civils innocents sont transformés en sujets potentiellement tuables.
Tuer des boucliers humains n’est pas la même chose que tuer des civils, la construction discursive de civils comme boucliers humains autoriserait ainsi un relâchement des critères de proportionnalité et de distinction et légitimerait un niveau plus élevé de dommages collatéraux, en transférant la responsabilité des pertes civiles sur les épaules des forces ennemies, voire de la population elle-même si elle est supposée consentante. La mobilisation de cette catégorie fonctionne donc comme une forme de « défense légale préemptive », une technologie sémantique et juridique qui protège les attaquants d’accusations potentielles de crimes de guerre[30]. Elle contribue à structurer l’économie morale de la guerre en accusant l’ennemi de combattre de manière injuste et immorale, et en redéfinissant le partage entre violence légitime et violence illégitime.
À titre d’exemple, des débats intenses ont lieu au sujet de la qualification des civils palestiniens à Gaza comme boucliers humains. Depuis des années, l’armée israélienne mène des campagnes de communication accusant les combattants du Hamas de se cacher parmi les civils gazaouis et de les utiliser comme boucliers humains pour couvrir leurs activités. Les victimes civiles résultant des frappes aériennes de Tsahal seraient donc de la responsabilité du Hamas qui sacrifierait délibérément sa propre population à des fin stratégiques. Ce narratif israélien est contesté par certains observateurs et ONG humanitaires qui critiquent une utilisation abusive de la catégorie de boucliers humains pour justifier un usage disproportionné de la force[31]. On voit ici qu’au-delà de la pratique, le terme lui-même de bouclier humain peut être employé comme une arme permettant d’accompagner le déploiement de la violence et de réassigner la culpabilité des morts civils à la partie adverse.
LES DILEMMES DES ÉTATS
Dilemme politico-stratégique
L’usage de boucliers humains pose d’importants dilemmes aux États. D’une part, s’ils décident de maintenir leurs objectifs de frappe, ils peuvent mettre en péril la vie de civils innocents et ternir leur image auprès de la communauté internationale et des opinions publiques, avec les coûts politiques afférents. Sur le plan du conflit lui-même, ils risquent de s’attirer l’hostilité de la population locale, et l’ennemi peut se servir des morts civils comme d’un outil de recrutement au service de sa cause, rendant alors l’opération plus longue et plus dangereuse. D’autre part, si l’armée décide d’annuler les frappes prévues à cet endroit, elle cède au chantage moral des combattants ennemis qui exploitent l’attachement aux règles éthiques et juridiques des États démocratiques pour les retourner contre eux-mêmes. C’est aussi les inciter à réemployer cette tactique dans le futur car l’abandon des frappes serait la preuve même de son efficacité dissuasive. Enfin, en se liant les mains face aux boucliers humains ennemis, l’armée peut mettre en danger la vie de ses propres soldats.
Le Dilemme éthico-juridique
Du point de vue juridique, la violation du droit international humanitaire par l’une des parties engagées dans les hostilités n’absout en rien son adversaire de ses propres obligations : les engagements souscrits par les États vis-à-vis du droit international humanitaire sont de nature unilatérale et non réciproque[32]. Ainsi, l’obligation pour un État belligérant de respecter la population civile et de prendre les mesures prescrites à cet effet ne dépend pas du respect par son adversaire de l’interdiction d’utiliser des boucliers humains posée dans le même instrument. Toutefois, les États n’ont pas d’obligation absolue d’annuler leurs frappes en présence de boucliers humains. Ils sont comme à l’habitude tenus de respecter les principes de nécessité militaire, de distinction et de proportionnalité dans le cadre de celles-ci. Mais l’interprétation de ces normes face aux boucliers humains suscite de vifs débats juridiques et éthiques. Les boucliers humains doivent-ils être considérés comme des civils ou peuvent-ils être traités au même titre que des combattants ? Les notions de consentement et de participation directe aux hostilités sont au coeur de ces discussions.
Critère de consentement
La distinction entre boucliers humains volontaires et involontaires est souvent avancée comme critère pertinent pour trancher cette question. Certains auteurs considèrent ainsi qu’en se constituant volontairement boucliers humains, les individus concernés perdraient leur immunité de civils[33]. Ils devraient être alors exclus du calcul de proportionnalité et deviendraient des cibles légitimes. La cour suprême israélienne a ainsi introduit dans sa jurisprudence la notion de « volonté libre », qui affaiblit les protections juridiques accordées aux boucliers humains dits volontaires[34]. À l’inverse, les boucliers humains involontaires conserveraient leur pleine immunité, car la valeur de vies innocentes ne peut être amoindrie par les actions injustes commises par un tiers[35]. Cette approche mérite d’être approfondie car la frontière entre volontaire et involontaire est parfois obscure. Prenons l’exemple de civils logeant dans un immeuble où un groupe armé a installé son quartier général. Ces civils sont-ils au courant de leur situation ? Et même s’ils ont été préalablement avertis par les forces attaquantes (comme procède habituellement l’armée israélienne[36]), le fait qu’ils persistent à rester sur place suffit-il à faire d’eux des boucliers humains volontaires, complices des combattants ? Il semble délicat de leur imputer des intentions sur des bases si fragiles, car il peut exister des paramètres tiers contraignant le choix de ces civils : âge, infirmité, absence de moyens de transport ou de lieux alternatifs… De même, comment évaluer la décision de civils de se constituer boucliers humains quand celle-ci a été prise sous l’effet d’un conditionnement idéologique et de propagande étatique incessante, ou d’un climat de terreur imposé par les autorités ? Il semble difficile de connaître l’état d’esprit de chaque individu dans le contexte d’un événement singulier et épisodique, même s’il peut être plus aisé d’établir leurs intentions sur la base d’activités et engagements de long terme. Pour ces raisons, d’autres spécialistes du droit international estiment que le consentement est un critère trop flou pour être pris en compte[37].
Critère de participation
Le degré de participation aux combats est également un critère déterminant, car selon que les boucliers humains fournissent une aide indirecte ou directe aux combattants, leur immunité en sera affectée. En effet, les commentateurs s’accordent généralement sur l’idée que les civils ne peuvent participer directement aux combats sans abdiquer leur immunité[38]. Le 1er protocole additionnel aux conventions de Genève (1977) définit la participation directe comme « des actes qui par leur nature et leurs finalités sont intentés pour causer un dommage immédiat au personnel et à l’équipement des forces ennemies[39] ». Les boucliers humains volontaires exercent-ils une participation directe, et à ce titre doivent-ils être exclus du calcul de proportionnalité ? D’un côté, on peut estimer qu’ils n’apportent pas un soutien direct aux combattants car ils ne représentent pas une menace directe et immédiate envers la partie adverse : ce sont des boucliers et non des armes, leur fonction est défensive et non offensive[40]. Cependant, on peut également considérer que bien qu’ils ne portent pas d’armes eux-mêmes, les boucliers humains volontaires contribuent à la perpétration des actes d’agression du parti qu’ils soutiennent, en protégeant ses soldats, ses systèmes d’armements et ses infrastructures militaires. Par leur action, ils soutiennent la capacité d’attaque de leur camp et seraient par là directement impliqués dans les hostilités[41]. Le CICR propose une approche plus nuancée de la question, en prenant comme critère le niveau d’impact sur les combats causé par leur présence. Lorsque des boucliers humains volontaires constituent un obstacle physique au déroulement des opérations militaires, par exemple en bloquant une route, il s’agirait d’une participation directe aux combats. À l’inverse, quand l’obstacle qu’ils présentent n’est pas de nature physique mais seulement de nature morale (par exemple lors de bombardements aériens), leur participation ne serait alors qu’indirecte[42].
Des débats existent également sur le poids à accorder aux boucliers humains dans le calcul de proportionnalité : doivent-ils être considérés à égale valeur des autres civils, ou leur présence autorise-t-elle un relâchement du critère de proportionnalité et un taux plus élevé de dommages collatéraux ? Quel prix accorder à la vie des boucliers humains[43] ? Celui-ci doit-il être universel ou varier selon des critères particuliers comme leur âge, leur genre, leur appartenance nationale (citoyen de son pays, d’un pays allié ou ennemi), leur raison sociale (civil, prisonnier de guerre, personnel sanitaire ou humanitaire…)[44] ? Les débats portent aussi sur le niveau de risque que les soldats doivent être prêts à prendre pour réduire les risques pesant sur la vie des boucliers humains : dans quelle mesure un État a-t-il le devoir d’agir pour protéger la vie de ses soldats, même au prix de pertes civiles plus élevées[45].
CONCLUSION
Acteurs clefs des conflits à venir, les boucliers humains doivent ainsi faire l’objet d’une réflexion stratégique et normative approfondie de la part des États qui sont amenés à y être confrontés aujourd’hui et dans le futur. Mêlant éthique, droit et politique, la problématique des boucliers humains interroge les principes des États, mettant en question le sacro-saint principe démocratique de l’égalité en valeur des vies humaines. À travers les corps passifs de ces civils souvent pris au piège dans des affrontements qui les dépassent, ce sont les corps politiques eux-mêmes qui sont mis à l’épreuve.
References
Par : Romain DOUILLARD
Source : IRSEM