Après le séisme AUKUS, l’heure est à la réflexion sur ce que peut faire la France pour relancer une stratégie indopacifique ! Les auteurs définissent des préalables, écartent de mauvaises solutions et proposent plusieurs voies ou choix stratégiques afin de refonder la position française en Indopacifique.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM. Les références originales de ce texte sont : “ Après AUKUS – Comment relancer notre stratégie indopacifique ?”. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique.
Le séisme du 15 septembre n’en finit pas de produire des répliques. La bataille des “récits” fait rage. Notre ambassadeur en Australie n’est pas rentré à Canberra.
Plus rien ne sera jamais pareil. Le président de la République affirme que l’affaire “ne change en rien la stratégie Indopacifique de la France”. C’est peut-être juste sur les grands principes, mais l’ampleur du choc implique que nous révisions les modalités de notre action, au moins dans les domaines de la défense et de la sécurité.
À cet effet, deux préalables.
Nous devons faire notre deuil de notre entrée dans le monde de “l’anglosphère”, de même qu’à la fin des années 2000, nous n’avions pas su convaincre nos partenaires de nous accueillir dans le temple de la coopération dans le domaine du renseignement, les Five Eyes (Australie, Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni). Il ne serait pas raisonnable, si tant est que cela était souhaitable, de candidater à l’AUKUS – ni d’ailleurs d’espérer être sollicité en ce sens.
Pour autant, il semble utile de baisser d’un ton notre rhétorique sur les agissements de nos partenaires. Il convient d’éviter de les accuser de fomenter une alliance anti-chinoise susceptible de faire monter indûment les tensions avec Pékin. D’abord, parce que – reconnaissons que nos amis australiens ont raison sur un point – la Chine de 2021 n’est plus celle d’il y a dix ans, au moment où Canberra avait sollicité des propositions pour son programme de sous-marins. Ensuite, parce que la promesse de l’AUKUS, celle de la multiplication des échanges et de la coopération dans le domaine des technologies de défense et de sécurité – la “forêt” de l’AUKUS que cache “l’arbre” de la promesse de sous-marins nucléaires américains – doit nous interpeller. Enfin, parce que nous ne devons pas gêner l’Inde et le Japon, qui, en spectateurs, ont regardé avec une certaine consternation les échanges verbaux des dernières semaines. 26 novembre 2021
Ce que nous ne devons pas faire :
- Envisager un “pivot à l’envers”. Le 21ème siècle sera maritime et asiatique, que nous le voulions ou non. Nous devons continuer à développer notre influence et celle de l’Europe dans la région, participer à la défense des normes communes (liberté de navigation) et des biens communs (sécurité maritime, biodiversité, etc.), et contribuer à la “connectivité” de la
région. - Compter entièrement sur l’Union européenne. Nous allons bien sûr, au cours de notre présidence (1er semestre 2022), tenter d’opérationnaliser la nouvelle stratégie Indopacifique de l’UE. Mais la France, seconde puissance maritime mondiale par la taille de sa Zone Économique Exclusive ou ZEE (93 % dans l’Indopacifique), puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, ne peut s’en remettre entièrement à l’UE. D’autant plus qu’il faudra bien, au moment opportun, renouer avec Londres qui ambitionne de son côté une présence beaucoup plus importante dans la région.
Tout miser sur les grands contrats. Notre industrie de défense, tirée vers le haut par la dissuasion nucléaire, sait présenter des offres de très haut niveau – et qui sont souvent des alternatives séduisantes au “tout-américain”. Et notre logique de “partenariat stratégique”, qui nous conduit à accompagner (presque) tout contrat de défense de la construction d’un dialogue nourri pour établir une relation de confiance, est la bonne. Mais nous ne sommes pas toujours les meilleurs lorsqu’il s’agit d’irriguer plus en profondeur le tissu stratégique de nos clients. Quels choix stratégiques ?
Nous pouvons choisir quatre voies, qui ne sont pas toutes exclusives :
- tout miser sur l’Inde qui, à mesure du raidissement sino-américain, ne veut pas être entraînée dans une véritable alliance militaire par Washington ;
- faire désormais du Japon la “deuxième jambe” de notre stratégie dans la région, l’Inde restant la première. Ce ne serait pas une jambe de bois : ce pays est désireux d’une relation plus nourrie avec nous ;
- proposer un “Quad élargi” (l’expression “Quad plus” se référant à des réunions ponctuelles du Quad avec des partenaires de l’ASEAN) réunissant toutes les grandes puissances maritimes démocratiques, donc avec la France mais aussi le Royaume-Uni (le Quad réunit jusqu’ici l’Australie, l’Inde le Japon et les États-Unis). Et peut-être même l’Allemagne – donc les “EU3”, comme disent les diplomates – mais à condition que celle-ci soit prête à consentir un saut quantitatif dans son investissement indopacifique ;
- diversifier notre portefeuille de grands partenariats stratégiques, en élevant ceux que nous entretenons avec Singapour, l’Indonésie, le Vietnam, et en en établissant avec la Malaisie et la Corée du sud ;
Naturellement, au vu du désormais précédent américano-britannique, la France ne doit plus avoir de préventions quant à la fourniture éventuelle de sous-marins nucléaires à des clients intéressés. Notre choix de combustible (l’uranium faiblement enrichi, qui oblige à recharger le cœur en cours de vie) conduirait logiquement à privilégier les États disposant déjà d’un complexe nucléaire civil, tels que l’Inde, le Japon ou encore la Corée du sud.
Nous devons accroître la fréquence et l’intensité de nos dialogues dits en “Track 1.5”, dans le cadre d’un déploiement plus important de notre soft power dans la région. L’expérience avec l’Australie d’un dialogue stratégique à plusieurs niveaux, entamé dès 2010, a montré que cette formule pouvait contribuer au développement de la compréhension et de la confiance mutuelles, bases indispensables aux grandes coopérations concrètes dans le domaine de la défense et de la sécurité. Mais aussi qu’elle ne suffit pas : un accompagnement plus intense et plus nourri – politique, diplomatique, parlementaire, culturel etc. – est nécessaire.
À plus long terme, on voit mal comment Paris pourrait se dispenser d’un accroissement de sa présence maritime et aérienne dans la région, notamment s’agissant des “forces de souveraineté” destinées à protéger nos territoires. La prochaine Loi de programmation militaire (2025 ou avant) fixera à cet égard les bornes de notre marge de manœuvre pour toute la première moitié du siècle: réfléchissons-y dès maintenant.
Restent deux paramètres, qui appellent une vigilance intense.
Bien sûr, la grande inconnue du résultat du troisième et dernier référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, actuellement prévu pour le 12 décembre. Ce sera une étape importante pour la reconstruction de notre stratégie dans la région. La plupart des experts de ce sujet estiment que dans le cas d’un “oui”, il devrait encore être possible pour Paris de compter sur ce “caillou” qui fut si important pour l’Amérique dans les années 1940, et est désormais convoité par Pékin.
Par ailleurs, la grande question de notre positionnement dans la nouvelle compétition, certains disent la “nouvelle Guerre froide”, qui prend son essor entre la Chine et l’Occident. Dans l’Indopacifique, être porteur d’une solution de “troisième voie” ou de “détente” nous apportera peu d’amis et de clients, même s’il faut être attentif aux évolutions des pays de l’ASEAN, qui pour la plupart ne veulent pas être forcés à choisir entre Pékin et Washington. C’est une leçon essentielle d’AUKUS. Cependant, l’Armée populaire de libération n’est pas à “deux étapes du Tour de France” de notre territoire, comme le fut l’armée soviétique. Il nous faut donc adosser notre stratégie indopacifique à celle de l’Amérique et de nos partenaires dans la région – ce qui justifie entre autres une association au Quad – tout en maintenant une “signature européenne”. C’est le grand sujet sur lequel nous devons parvenir à un accord avec les États-Unis dans le cadre des consultations en cours.