Plus que les autres grandes économies de l’Union européenne, l’Allemagne dépend des importations d’énergie venues de la Russie. Si elle veut pouvoir maintenir sa politique de sanctions à l’égard du Kremlin tout en permettant à ses entreprises et à ses ménages de passer l’hiver, l’Allemagne doit désormais agir dans l’urgence. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux du virage énergétique allemand.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : : Ernst Stetter, « : L’Allemagne à l’épreuve de sa politique énergétique », Fondation Jean Jaurès, le 30/08/2022. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
Comment convaincre les Allemands de faire des économies d’énergie ? Le secrétaire général du SPD et ancien président des jeunes socialistes, Kevin Kühnert, s’est refusé à enjoindre à ses concitoyens de faire des économies d’énergie en prenant leur douche quotidienne, expliquant trouver étrange et déplacé qu’une personne avec un revenu mensuel à cinq chiffres se permette de dispenser ce genre de conseils.
Le ministre-président de la Bade-Wurtemberg, le Vert Wilfried Kretschmann, suggère quant à lui avec une certaine ironie d’utiliser plus souvent un gant de toilette plutôt que de prendre une douche. Le ministre fédéral de l’Économie, Robert Habeck, également issu des Verts, recommande de son côté d’installer des pommeaux de douche plus économes en eau. Pendant ce temps-là, le vice-président du Bundestag, le libéral Wolfgang Kubicki, se demande s’il ne faudrait pas finalement ouvrir le gazoduc Nord Stream 2.
Face à la crise énergétique qui touche le pays, la multiplication des idées inabouties traduit une forme d’impuissance de la coalition au pouvoir. En l’absence de gaz russe, quelles sont les options dont le pays dispose pour passer l’hiver ?
Gérer la réduction du débit de gaz russe
La réalité est implacable : chacun doit d’autant plus faire des efforts pour économiser de l’énergie que l’Allemagne est mal préparée pour cet hiver. Selon le ministère de l’Économie, la consommation de gaz en Allemagne doit être réduite de 15 à 20% par rapport à l’année précédente.
Ce chiffre n’est toutefois pas spécifique à l’Allemagne : il correspond à l’objectif d’économies sur lequel les membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord fin juillet en négociant leur plan d’urgence gaz pour cet hiver.
Toutefois, l’Allemagne est le pays d’Europe le plus touché par la crise. Avant l’attaque russe contre l’Ukraine, la moitié des importations allemandes de gaz et de charbon, de même qu’un tiers de son pétrole, provenaient de la Russie. Or le gouvernement a depuis interrompu la mise en service prévue du gazoduc Nord Stream 2, avant que la compagnie gazière russe Gazprom, qui importe du gaz via Nord Stream 1, ne décide en juin de drastiquement réduire le volume de livraison. Après une maintenance de dix jours au cours du mois de juillet durant laquelle aucun gaz n’a transité par le gazoduc de la mer Baltique, le groupe russe a de nouveau réduit les débits. À l’heure actuelle, le transport de gaz ne représente donc que 20% de sa capacité maximale. La situation pourrait encore s’aggraver : une autre maintenance a été annoncée par Gazprom pour le début du mois de septembre, laissant planer la menace d’une interruption totale des livraisons de gaz en provenance de la Russie à la veille de l’hiver.
Depuis le début de la guerre lancée par le Kremlin contre l’Ukraine, le gouvernement allemand tente de trouver des alternatives aux importations d’énergie en provenance de Russie. Selon le ministère fédéral de l’Économie, la part de gaz russe dans les livraisons du pays est désormais passée de plus de 50% à 26%. Cependant, l’objectif est désormais que l’Allemagne devienne totalement indépendante des importations du gaz russe. D’après le ministère de l’Économie, cela ne sera pas possible avant l’été 2024. Une date qui représente déjà un objectif très, voire trop optimiste.
Rechercher ses propres alternatives énergétiques
Si ce tournant dans la politique énergétique allemande nécessite la recherche de nouveaux fournisseurs, l’indépendance du pays passera également par le développement des énergies renouvelables.
Un éditorialiste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) se demande à cet égard si la politique énergétique de l’Allemagne n’est pas devenue hypocrite. Étant donné le double contexte de crise sécuritaire et climatique, il est en effet difficile de comprendre ce qui justifie que le gouvernement fédéral ne veuille pas obtenir de nouvelles barres de combustible pour les trois centrales nucléaires allemandes qui restent en marche et qui seraient susceptibles d’assurer une partie importante de la consommation d’électricité du pays. Plutôt que de prolonger ses centrales, le gouvernement préfère donc brûler du charbon, et ce malgré l’impact climatique désastreux de cette énergie. Idem pour la fracturation du gaz : si l’Allemagne se refuse à la pratiquer elle-même, elle en importe depuis les États-Unis ou la Norvège.
Selon Morton Friedel, de la FAZ, la position de l’Allemagne sur l’énergie serait ainsi trop simpliste : il n’est pas tenable de se dire à la fois contre le nucléaire, contre la fracturation du gaz et contre le charbon, le tout en se déclarant concerné par les enjeux climatiques.
La visite du chancelier et de son vice-chancelier au Canada en fournit l’exemple le plus récent. Dans sa recherche d’alternatives au gaz russe, le gouvernement allemand regarde vers le Canada, un pays à la fois riche en ressources, démocratique et ami de longue date. Les Canadiens sont censés fournir de l’hydrogène vert, une technologie pourtant déjà très connue en Allemagne grâce aux gouvernements fédéraux précédents qui ont financé des projets pertinents de recherche dans ce secteur. Mais, puisque l’énergie issue du charbon et de gaz étaient si bon marché, les investissements à grande échelle dans l’hydrogène vert en Allemagne ont été cependant largement négligés. Faute d’avoir investi sur son sol, l’Allemagne est désormais obligée d’aller chercher son énergie de l’autre côté de l’Atlantique. Il en va de même pour le photovoltaïque : la science allemande avait fait dans ce domaine un travail de pionnier. En dépit de cette avance technologique, les différents gouvernements fédéraux et régionaux n’ont pas soutenu les entreprises du secteur. Le résultat est connu : la Chine a pris le relais et, avec bien évidemment le soutien de l’État, produit maintenant à grande échelle pour le monde entier.
La redevance du gaz, une mesure controversée
Faute d’avoir su anticiper, l’Allemagne doit désormais agir dans l’urgence. Mais il ne sera pas si facile de se passer totalement du gaz russe. Les importateurs ont ainsi besoin d’aide pour compenser les coûts élevés d’approvisionnement en gaz venu d’autres pays que de la Russie.
Le parallèle avec la crise financière de 2008 semble évident. Sans soutien de l’État, des entreprises importantes, comme le plus grand fournisseur du gaz en Allemagne, UNIPER, risquent de s’effondrer. Le gouvernement fédéral a donc mis en place une redevance « Gasumlage », qui s’appliquera à partir du 1er octobre 2022. La redevance est de 2,4198 centimes par kilowatt-heure, et payable par les consommateurs du gaz. Cette subvention aux fournisseurs du gaz représente un surcoût annuel important pour les foyers à consommation moyenne. Pour compenser cette hausse payée par les consommateurs, la TVA de 19% sur la consommation de gaz est réduite dans le même temps à 7%.
Néanmoins, de nombreuses voix dénoncent le fait que ce sont donc les consommateurs qui doivent aujourd’hui payer pour les erreurs commises par les politiques depuis des décennies. De plus, les analystes reprochent au gouvernement un plan qui, selon le journal Handelsbatt, n’aide pas vraiment un grand nombre des fournisseurs allemands. En effet, UNIPER et GERMANIA recevront à elles seules près de 90% des recettes, le reste étant partagé entre des fournisseurs ayant un siège social en Autriche, en Suisse et même une entreprise basée à Chypre. Ainsi, des entreprises qui n‘en ont pas absolument besoin pourraient au final empocher ces sommes payées par les consommateurs. De fait, cette situation pose une vraie question de justice sociale.
Ainsi, le chef de l’institut de l’économie allemand (DIW), Marcel Fratzscher, juge que ce plan est une grande erreur. Au lieu de ces transferts aux entreprises, il propose plutôt des transferts d’aides directes aux personnes à revenus faibles et moyens. Concrètement, il s’agirait d’une allocation « énergie » individuelle et mensuelle qui serait versée pendant un an et demi. Le financement pourrait selon lui se faire par de la dette supplémentaire, et de préférence via l’utilisation des revenus supplémentaires liés à l’augmentation de l’impôt sur le revenu et de la TVA.
L’envolée du prix du gaz a le potentiel pour devenir dès l’automne une nuisance majeure pour la politique de crise énergétique du gouvernement. Le risque est d’autant plus grand que cela s’inscrit dans un contexte politique tendu du fait de nombreux désaccords au sein de la coalition gouvernementale entre les libéraux et l’aile gauche du SPD et des Verts.
Alors que l’Espagne, l’Italie et la France mettent déjà en place de vastes paquets législatifs pour protéger les consommateurs et se préparer à l’hiver énergétique, l’Allemagne reste empêtrée dans la spirale des aides, des transferts fiscaux et de la prospection gazière à l’autre bout du globe. Plutôt que d’agir, le pays semble empêtré dans ses débats internes.
La crainte d’un « hiver de la colère » en Allemagne
Il est à craindre que des telles perspectives se traduisent en Allemagne par des bouleversements sociaux, voire par un « hiver de la colère ». Lors de sa conférence de presse estivale, le chancelier Olaf Scholz a essayé d’apaiser la situation en déclarant qu’il ne croyait pas qu’il y aurait des troubles.
Néanmoins, le chancelier serait bien inspiré de profiter de sa Richtlinienkompetenz, la compétence d’orientation politique que lui attribue la Loi fondamentale de la République, pour davantage se positionner comme le véritable chef d’orchestre d’une nouvelle politique énergétique incluant un volet bien visible de justice sociale.
Maintenir la paix sociale et soutenir les couches les plus modestes de la population doit ainsi devenir la priorité des sociaux-démocrates. Il y a urgence, tant le moment semble opportun pour les populistes – de droite et de gauche – de se saisir de la crise pour se placer au centre du jeu politique. Il ne s’agit pas simplement de politique intérieure allemande : l’agresseur russe ne demande rien d’autre que de voir la première économie européenne se tirer une balle dans le pied.
Par : Ernst Stetter
Source : Fondation Jean Jaurès
Mots-clefs : Allemagne, Energie, Europe