L’Afrique, miroir de nos peines ?

Mis en ligne le 23 Mai 2024

L'Afrique, miroir de nos peines ?

Les récents déboires de la France au Sahel ne placent pas un point final aux liens historiques qui unissent l’Hexagone et l’Afrique. Pour l’auteur, la relation doit être renouvelée et reformulée face aux défis contemporains, sans exclure les sujets sensibles que constituent déploiements militaires, zone Franc ou encore aide au développement. Un changement de politique et d’attitude de la France est selon lui nécessaire, et à redéfinir en relation avec les partenaires de l’Union européenne.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Hervé Gaymard, « L’Afrique, miroir de nos peines ?», Politique étrangère, vol. 89, n° 1/2024, printemps 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI. Plus d’informations sur les abonnements à la revue Politique étrangère : cliquez ici.

L’Afrique serait-elle devenue le « miroir de nos peines » ? Nos récents déboires au Mali, au Niger et au Burkina Faso, les drapeaux tricolores brûlés devant nos ambassades, avant que certaines d’entre elles ne ferment comme à Niamey, signent-ils l’étape ultime de cette « tragédie française, qui va de la dégradation du capitaine Dreyfus au rembarquement d’Alger », naguère psalmodiée[1] par Guy Dupré ?

Tout semble se conjuguer pour signifier la fin d’une époque : la contestation des interventions extérieures, la remise en cause des bases militaires, les critiques à l’encontre de la zone franc, le scepticisme quant à l’efficacité de l’aide au développement, la frustration pour les étudiants de ne pouvoir obtenir de visas, l’adhésion de certains pays francophones au Commonwealth, la concurrence de la langue anglaise comme langue officielle, le recul des parts de marché détenues par des entreprises françaises – concurrencées autant par nos partenaires européens que par la Chine, l’Inde et la Turquie –, les menées politico-militaires russes, d’abord déployées en Centrafrique et qui essaiment désormais dans l’Alliance des États du Sahel[2], les violentes critiques à l’encontre de la France qui se multiplient sur les réseaux sociaux, animés par d’habiles manipulateurs, souvent eux-mêmes manipulés par les services russes de désinformation, dans laquelle ils excellent de longue date.

Le chagrin est d’autant plus douloureux pour nous autres Français que nous avons toujours eu besoin d’être aimés. Rien de tel pour les Britanniques, qui ont cultivé « le plaisir aristocratique de déplaire » au sens de Montherlant et qui ont mentalement quitté l’Afrique sans se retourner – ou presque[3]. La France, et c’est peut-être aussi pour cela qu’on l’aime, a toujours été encombrée d’un sentimentalisme consubstantiel à une expansion coloniale qui ne s’est jamais résumée à des mobiles mercantilistes, économiques et militaires.

Depuis Jean-Baptiste Belley, né à Gorée au Sénégal puis député de Saint-Domingue de 1793 à 1799, il y eut des parlementaires noirs dans les régimes républicains, timidement sous la IIIe République, en plus grand nombre sous la IVe République, dont la Constitution avait également créé l’Assemblée de l’Union française, bien oubliée aujourd’hui. Plusieurs d’entre eux siégèrent au gouvernement, ce qui explique aussi un lien très fort, des décennies durant, entre les personnels politiques français et africains. N’oublions pas non plus que la France libre fut africaine[4] et Brazzaville sa capitale d’octobre 1940 à 1943, entre Londres et Alger. Elle serait restée dans l’éther d’un verbe émouvant et sans écho si l’Afrique- Équatoriale française ne s’était ralliée à De Gaulle dès le 26 août 1940, sous l’impulsion du Guyanais Félix Éboué, gouverneur du Tchad. C’est du Tchad que s’ébranla Leclerc vers Koufra, avec Strasbourg pour objectif.

Il ne s’agit pas de cultiver la nostalgie, de se complaire dans l’histoire pour refuser d’envisager l’avenir, mais de rappeler le lien particulier entre la France et l’Afrique. Concluant son évocation des décolonisations africaines dans ses Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle trace cette étonnante mise en abyme, quasi psychanalytique, rarement relevée : « En raison de leur rattachement prolongé et de l’attrait que les anges et les démons de la France exerçaient sur eux, comme sur tous ceux qui s’en sont approchés, ils inclinaient à conserver d’étroits rapports avec nous. »

Anges et démons. Il est vain et dangereux de ne retenir qu’une vision irénique, ou au contraire diabolisatrice, de la période coloniale et post-coloniale. Mais le chemin de raison ne peut hélas être emprunté aujourd’hui sans difficultés. En Afrique, une jeunesse majoritaire, influencée par les réseaux sociaux où se déverse une propagande néo-souverainiste et souvent racialiste – bien éloignée du panafricanisme de Lumumba ou Nkrumah, qui était un humanisme –, désigne la France comme bouc émissaire idéal, symbole d’un Occident honni où l’on aspire pourtant à vivre : ce n’est pas à Moscou, ni à Pékin ou Ankara que l’on souhaite
émigrer, mais en Europe ou en Amérique du Nord. La France est aussi souvent considérée comme la protectrice de régimes corrompus et détestés. En Europe, l’Afrique suscite le désintérêt ou la crainte des inévitables vagues migratoires. Et certaines « élites » intellectuelles autoproclamées, contaminées par la « pensée décoloniale[5] » venue d’outre-Atlantique, cultivent une perpétuelle repentance sur laquelle rien de durable ne peut être construit.

Tout chagrin doit être surmonté. C’est le propre d’une grande nation que d’être capable de le faire. Certaines, comme le Danemark après la guerre des Duchés contre la Prusse, ou l’Espagne après la guerre de 1898 contre les États-Unis, renoncent de fait, à défaut de l’assumer, à mener une véritable politique extérieure. Cela ne fut jamais le cas de la France, ni après ses défaites de 1814-1815, de 1870 et de 1940, ni après 1958 à l’issue de lancinantes guerres coloniales. La France n’est pas elle-même sans une politique étrangère claire et autonome. Une telle politique ne peut être menée qu’à la triple condition de savoir déterminer l’intérêt national ; d’en avoir les moyens – c’est-à-dire la puissance économique, démographique et la cohésion nationale, loin d’être atteintes aujourd’hui ; et de proportionner ses objectifs à ses moyens, c’est-à-dire se défier des illusions, dont le déclamatoire peut le disputer au pathétique.

Les revers essuyés en Afrique sahélienne et en Centrafrique doivent-ils nous conduire pour autant à nous désintéresser du continent, à ne plus avoir de politique en Afrique? Certains le pensent, dans un réflexe d’orgueil blessé, dépités de se résoudre à n’avoir plus de prise sur rien. Il faut, au contraire, avoir la force mentale et l’honnêteté intellectuelle de transfigurer les contraintes en objectifs et de définir une nouvelle relation entre la France – et l’Europe – et les pays africains, en abandonnant une vision essentialisée du continent qui ignorerait sa diversité. Cette question doit faire l’objet d’un vaste débat national et ne pas se limiter aux utiles contributions du Parlement[6] ou des universitaires[7]. Ce propos ne prétend pas à l’exhaustivité, mais livre quelques pistes de réflexion et d’action[8].

Les préalables

Contrairement à certaines idées reçues, la France n’a jamais exercé de magistère univoque sur ses anciennes possessions africaines après les indépendances. Dès 1958, la Guinée de Sékou Touré se rapproche de l’Union soviétique. Le Mali de Modibo Keïta s’affranchit rapidement de l’influence française, rend caducs les accords de défense en exigeant le départ des troupes françaises (déjà…) et se tourne dès 1961 vers l’URSS – notamment sur le plan militaire –, la Tchécoslovaquie et la Chine. De 1975 à 1990, le Bénin est une république populaire, même si l’influence soviétique s’amenuise à partir de 1982. De 1983 à 1987, Thomas Sankara, qui fait de la Haute-Volta le Burkina Faso, est violemment critique à l’égard de la France. L’ombre portée de son assassinat en fait une icône pour la jeunesse. Dès 1963 en Afrique équatoriale, au Congo-Brazzaville, Alphonse Massamba-Débat se réclame du marxisme et son successeur Marien Ngouabi proclame le 31 décembre 1969 la République populaire du Congo, dont l’histoire chaotique prendra fin en 1992. Ce n’est donc pas la première fois que se retrouvent face à face la France et la Russie, qui dispose de longue date de relais d’influence.

Il ne faut pas se laisser décourager par les sentiments irrationnels qui animent une partie de l’opinion publique africaine à l’encontre de la France. Car face à un ressentiment composite, qui mêle causes profondes (la mémoire coloniale, la « collusion » avec des régimes honnis, la domination économique) et plus récentes (le Rwanda, l’échec de l’opération Barkhane), aucune explication, justification, information rationnelle, n’est opérante. Face au complotisme, exacerbé par l’emprise des réseaux sociaux, il n’y a rien d’autre à faire qu’inlassablement se remettre en cause, comprendre la logique de pensée de nos contempteurs et répondre sans hausser le ton, en misant sur le temps long.

Car il n’est d’autre politique possible que celle qui s’inscrit dans la durée, qui est la marque de la relation entre la France et les pays africains.

De ce point de vue, il ne faut pas sous-estimer le rejet contemporain de la France mais il convient de ne pas davantage le surestimer. Il faut se méfier de « l’effet de loupe » que produisent les images répercutées à l’envi de manifestations scénarisées, et souvent stipendiées. Il ne faut, par ailleurs, pas généraliser la situation qui prévaut dans certains pays sahéliens à l’ensemble du continent, y compris non francophone. Enfin, les témoignages concordants de nombreux acteurs du développement, même dans les zones les plus difficiles, témoignent de ce que l’image de la France n’est pas aussi dégradée qu’on pourrait le croire.

Il ne semble pas utile d’ergoter sur la pertinence, ou non, pour la France d’avoir une « politique africaine ». Bien sûr, rôde le spectre de la Françafrique, d’autant plus invoqué qu’évanescent. Mais il paraît logique et évident que la France redéfinisse une stratégie pragmatique, c’est-à-dire tenant compte des réalités, vis-à-vis de tous les pays du continent sans se limiter à l’aire francophone, et ce pour plusieurs raisons.

L’Afrique est notre voisine. Compte tenu des perspectives démographiques et des effets du changement climatique, l’évolution prodigieuse qu’elle va connaître dans ce siècle aura forcément de nombreux impacts sur la rive nord de la Méditerranée. La France et l’Europe, leurs ingénieurs, leurs scientifiques, leurs entrepreneurs, peuvent et doivent jouer un rôle pour l’aider à relever les nombreux défis auxquels elle doit faire face.

L’Afrique est notre sœur. Au-delà des tourmentes qui prévalent dans toute relation profondément humaine, tout témoigne d’un lien indéfectible : notre histoire commune, qu’il faut regarder en face en réconciliant les mémoires, quand cela a lieu d’être; nos nombreux binationaux; l’importante et talentueuse diaspora, forte de son million de ressortissants dans l’Hexagone ; les 150 000 Français vivant au sud du Sahara ; les nombreux jumelages au titre de la coopération décentralisée ; l’action des organisations non gouvernementales françaises et de nos acteurs du développement…

L’Afrique partage nos propres intérêts sécuritaires. La lutte contre l’islamisme demeure une priorité sur les deux rives de la Méditerranée, et ce d’autant qu’il est en train de progresser au sud du Sahel et que l’on peut en déceler des prodromes en Afrique centrale, avec une implication de plus en plus visible de l’Iran. La lutte contre la drogue doit être érigée comme une priorité de rang équivalent et la répression de la pêche illégale doit être renforcée, sur la côte occidentale et dans le golfe de Guinée.

Vider les abcès

Dans toute crise, et encore plus quand l’affectivité s’en mêle, il faut d’abord vider les abcès que sont les interventions militaires, l’existence de bases militaires permanentes, la « domination économique » que permettraient la zone franc et l’aide au développement.

Les interventions militaires

Depuis la Convention, la France a développé une culture de l’opération militaire extérieure, outil de sa politique étrangère – quand ce n’était pas l’inverse, comme l’a illustré le débarquement d’Alger de 1830 – et utile moyen de maintenir l’entraînement opérationnel de ses troupes d’élite. À l’armée d’Orient de Bonaparte a succédé l’armée d’Afrique, puis la Force d’action rapide et ses avatars contemporains. Depuis les indépendances africaines, l’armée française est intervenue à cinquante-trois reprises sur le continent, soit pour des opérations limitées dans leur durée, comme au Zaïre à Kolwezi en 1978, soit pour des opérations durables comme au Tchad entre 1968 et 1972, puis à partir de 1986, ou au Mali de 2013 à 2021. Cette longue période a connu des saisons diverses. Jusqu’en 1990, il s’est agi parfois, assez rarement d’ailleurs, de déjouer un coup d’État ou de remettre en selle un président « ami », et le plus souvent de prévenir la pénétration soviétique croissante dans un contexte de guerre froide ou de contrer les menées du colonel Kadhafi. À partir de 1990, et surtout après le drame du Rwanda en 1994, malgré la volonté implicite de ne plus intervenir, de subordonner l’intervention à un mandat des Nations unies, de tenter d’européaniser le dispositif le plus souvent a posteriori, de renégocier et de rendre publics les accords de défense[9], la France s’est trouvée impliquée ou a décidé de s’impliquer dans des opérations majeures : en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2015, puis au Mali à partir de 2013[10].

Pour des raisons diverses, le bilan de ces interventions est ressenti négativement et a contribué à dégrader profondément l’image de la France, malgré le professionnalisme de son armée. La plaie rwandaise purule durablement, en dépit des reconnaissances de responsabilité, des excuses et de la recherche des historiens dans des archives ouvertes. L’intervention en Côte d’Ivoire, où la France s’est trouvée à front renversé durant ces treize longues années, a vu l’armée française être attaquée, devoir intervenir et subir un préjudice réputationnel, alors même que la stabilisation a finalement été réalisée et la démocratie restaurée avec l’élection du président Ouattara. L’intervention franco-britannique en Libye, justifiable sur le plan humanitaire mais mal évaluée, malgré un mandat initial des Nations unies, est sévèrement jugée. L’éclatement du glacis libyen a diffusé le terrorisme islamiste au Sahel et relancé l’immigration illégale vers l’Europe. Le défaut de concertation avec l’Italie a troublé la relation transalpine. Le changement de régime et l’assassinat du colonel Kadhafi, qui allaient au-delà du mandat des Nations unies, ont donné à la Russie le sentiment d’avoir été flouée et fourni une justification au déploiement de la milice Wagner, et désormais de l’Africa Corps, en Centrafrique puis au Sahel, ainsi qu’à l’hystérie anti-française qu’elle cultive. Enfin, la démocratie n’est bien sûr pas rétablie en Tripolitaine, au Fezzan et en Cyrénaïque, puisque l’État libyen unitaire, d’ailleurs récent à l’échelle de l’histoire, a vécu et est désormais le champ clos des « seigneurs de guerre », aux alliances improbables et réversibles. Au Mali, le succès initial de Serval en 2013, dont l’écho a été mondial sur le plan militaire, a été rapidement ruiné par : le défaut d’une approche politique claire de l’opération Barkhane[11] qui lui a succédé ; le refus du gouvernement malien de traiter la question touarègue, endémique depuis l’indépendance ; l’ambiguïté de la relation entre Bamako et Alger, qui a toujours considéré le nord du Mali comme son hinterland[12]. Aujourd’hui, nombre d’Africains ne comprennent pas l’échec militaire de l’armée française contre les djihadistes, malgré ses moyens matériels et humains importants. Pour les esprits complotistes, si l’armée française n’a pas réussi c’est qu’elle ne voulait pas réussir. Elle aurait eu un agenda secret avec les rebelles, comme le prouve, selon eux, la décision de ne pas prendre Gao, depuis reconquise par la milice Wagner[13].

Le point commun de ces opérations, pourtant très diverses, est leur coût très élevé, à la fois sur le plan politique, réputationnel, humain (près de 400 morts en Afrique subsaharienne depuis 1960) et budgétaire (le surcoût des OPEX s’élève, au bas mot, à plus de 25 milliards d’euros courants entre 2002 et 2023). Il convient donc de procéder à un aggiornamento en clarifiant la position de la France. C’est un débat qui doit être mené de façon rigoureuse, dans un premier temps en France, sur le plan politique et militaire. Il concerne aussi nos alliés, dont il n’est pas sûr, notamment les États-Unis, qu’ils aient pris toute la mesure des évolutions en cours. Même dans le cadre d’un mandat des Nations unies, même à la demande de certains États, a-t-elle désormais vocation à intervenir dans les conflits africains, de plus en plus complexes et hybrides ? Une renégociation des accords de défense avec nos partenaires doit donc être engagée, en maintenant et en redéfinissant, s’ils le souhaitent, une coopération militaire et de sécurité dont ils ont grandement besoin pour renforcer leurs forces. Il convient bien sûr de maintenir notre capacité de projection extérieure, notamment pour être à même, où que ce soit dans le monde, d’évacuer nos ressortissants quand ils sont menacés.

Les bases militaires

Depuis les indépendances africaines, les forces françaises prépositionnées ont été divisées par dix : 30 000 hommes en 1960, puis 20 000 en 1970, et enfin 3 100 en 2023[14] dans quatre bases, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon et à Djibouti. Si l’on réserve le cas particulier de Djibouti, on peut s’interroger sur leur maintien dans leur configuration actuelle, dont la visibilité a un coût politique avéré – considérées comme une atteinte à la souveraineté –, même si leur implantation n’est possible, bien évidemment, qu’avec l’accord de l’État hôte qui perçoit des revenus de location. Après une évaluation rigoureuse, il ne faut pas s’interdire de les démanteler là où cela semble opportun, c’est d’ailleurs ce que semble vouloir faire le gouvernement français. Rien n’empêche d’installer des établissements de coopération militaire, des points d’appui moins visibles et davantage intégrés si nos partenaires le souhaitent, dans le cadre d’un partenariat renouvelé et négocié. Les substantielles économies budgétaires ainsi induites pourraient être utilement recyclées pour renforcer nos moyens terrestres et navals actuellement à l’étiage dans nos collectivités d’outre-mer et nos moyens conventionnels dédiés au théâtre européen, compte tenu du retour durable de la menace russe.

Les intérêts économiques et commerciaux et la zone franc

Tordons d’abord le cou à la légende selon laquelle l’interventionnisme militaire en Afrique serait lié à la défense des intérêts économiques, commerciaux et miniers de la France. L’uranium nigérien ne représente que 30 % de nos besoins pour notre filière nucléaire, qui n’aurait aucun mal à s’approvisionner davantage sur le marché mondial. Il en est de même pour le pétrole africain, que nous achetons principalement à l’Angola et au Nigeria. Par ailleurs, l’Afrique représente seulement 5 % de notre commerce extérieur, dont 2 % en Afrique subsaharienne et 1 % dans la zone franc – devenue, faut-il le préciser, une zone euro depuis la création de la monnaie européenne. Il est vrai néanmoins que notre part de marché reste importante[15], même si on lit souvent le contraire : elle a certes été divisée par deux depuis vingt ans, mais son volume a doublé du fait de la croi sance des économies africaines. Et nos entreprises disposent de tous les outils pour s’implanter et investir, si elles le souhaitent, dans un continent qui, au mitan du XXIe siècle, aura connu une progression importante de son marché intérieur, surtout si la zone de libre-échange continentale africaine promue par l’Union africaine entre dans sa phase de réalisation.

Comme me l’a confié naguère un dirigeant d’un pays africain, « la zone franc n’est pas un sujet, mais c’est un problème[16]». Pourquoi ?

D’abord, la zone franc, dans ses trois périmètres (Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et Comores), n’a perduré après les indépendances que parce que les États africains l’ont souhaité. À tout moment, ils peuvent donc la quitter (comme la Guinée en 1958, le Mali en 1963, la Mauritanie et Madagascar en 1973), la réintégrer (comme le Mali en 1984) ou l’intégrer (comme la Guinée équatoriale en 1985 et la Guinée-Bissau en 1997).

Ensuite, la France ne retire aucun avantage de l’existence de la zone franc. Contrairement à une légende tenace, les dépôts en devises des banques centrales africaines ne servent pas à diminuer l’endettement de la France mais sont une contrepartie de la libre convertibilité du franc CFA. Ils sont, bien sûr, rémunérés à un taux attractif, impliquant un coût pour le Trésor français qui fluctue entre 50 et 200 millions d’euros par an. La zone franc, on l’a vu, ne favorise pas davantage les entreprises françaises. Si elle disparaissait demain parce que les États africains l’auraient décidé, la France n’en subirait aucun dommage.

Enfin, la politique monétaire est déterminée par les banques centrales africaines, et pas à Paris. Les déficiences avérées des systèmes bancaires africains, leur faible inclusion bancaire, leurs taux d’intérêt souvent trop élevés qui découragent l’investissement productif, ne sont pas intrinsèquement liés à l’existence et au fonctionnement de la zone franc.

Il n’empêche que la zone franc, de longue date, suscite de nombreux débats et critiques, d’abord dans le cercle des économistes puis plus récemment dans le débat politique, ce qui est d’ailleurs à saluer car la question monétaire est intrinsèquement politique. Le bilan, comme toujours, est nuancé. La stabilité du franc CFA dans la longue durée – malgré la dévaluation de 50 % en 1994, indispensable alors mais source de rancœurs –, la parité fixe et la convertibilité avec une monnaie forte ont évité le piège de la « dollarisation » qui affecte tant d’économies en développement et ont permis de limiter l’inflation ainsi que d’assurer une croissance qui n’a pas à rougir en comparaison avec les pays hors zone. Cependant, les comptes publics ne sont pas plus performants et l’intégration régionale reste faible (10 % des transactions), même si la cause principale en est la substituabilité des économies. La zone franc n’a donc pas démérité. Mais c’est d’avenir qu’il faut parler, et ce sont les Africains qui doivent l’écrire, après avoir répondu aux questions qui vaillent. Quel serait le coût économique de la fin de la zone franc ? Faut-il une monnaie commune ? Doit-elle être reliée par une parité fixe[17] ou fluctuante, à l’euro ou à un panier de monnaie ? Faut- il conserver la même parité entre la monnaie d’Afrique de l’Ouest et celle d’Afrique centrale ? Faut-il une monnaie commune pour la totalité de l’Afrique de l’Ouest, dont le Nigeria pétrolier représente 70 % du produit intérieur brut et les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) moins de 20 % ? Faut-il une « relation spéciale » avec le Ghana ?

En attendant que ces questions soient tranchées par les États africains, il convient de traiter les questions politiques et de faire litière des accusations portées à l’encontre de la France. C’est pourquoi il faut saluer la décision du président Macron, annoncée le 21 décembre 2019 à Abidjan, de supprimer la centralisation des réserves de change, de mettre fin à la représentation française dans deux instances techniques (le comité bancaire de l’UEMOA et le comité de politique monétaire de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) et de changer le nom du franc CFA qui pourrait devenir l’Eco (le Cauri avait aussi été évoqué). Les procès en hypocrisie n’ont pas manqué, au motif qu’était maintenue la parité fixe. Il s’agit là bien sûr d’un procès d’intention, car ce sont nos partenaires qui l’ont souhaité. Quant à l’Afrique centrale et aux Comores, les évolutions futures devront également être décidées par les États membres des unions monétaires.

La question de l’aide au développement

L’Afrique est redevenue la priorité de la politique française d’aide au développement, mobilisant plus de 3 milliards d’euros par an, une augmentation de plus de 40 % par rapport à 2019. Elle est pourtant souvent très critiquée[18], perçue comme « l’expression d’un donateur sûr de lui-même et prescripteur autoritaire », avec des conditionnalités économiques (les programmes d’ajustement structurels du Fonds monétaire international, FMI) et politiques (dans le sillage du discours de La Baule de François Mitterrand) qui portent atteinte à la souveraineté, que respecteraient les Turcs, les Chinois, les Indiens ou les Émirats du Golfe, ce qui reste à prouver. Le soupçon des « intérêts cachés », qu’ils soient économiques ou politiques, est également prégnant. Face à ces procès d’intention, il n’y a sans doute rien d’autre à faire qu’évaluer et réexaminer notre politique certes, mais surtout de l’assumer pleinement dans un dialogue permanent avec nos partenaires, sans s’interdire de dénoncer les dépendances induites par les politiques menées par les « démocratures » et les dictatures, qui ne sont pas revêtues de lin blanc ni de probité candide.

Définir une nouvelle politique de la France en Afrique

Il ne suffit pas de vider les abcès : face à des propagandistes de mauvaise foi, rien ne vaut. Au moins, cela aura-t-il pour effet d’inverser la charge de la preuve. Il faut donc définir une nouvelle politique, au seuil d’un nouveau moment de la relation franco-africaine. Entre 1960 et 1990, une logique de guerre froide et de post-colonisation a prévalu. Depuis 1990, les lignes de force ont été moins claires. La volonté de promouvoir la démocratisation dans le discours de La Baule de François Mitterrand a connu une application malaisée et hésitante. Le souhait de ne plus intervenir militairement n’a pas résisté à l’incapacité de s’extraire des engrenages. Le soutien aux politiques d’ajustement structurel du FMI a été inséparable d’une mauvaise conscience tenace. Ce sont sans doute ces pulsions contradictoires et erratiques qui expliquent la défaveur contemporaine. Désormais, c’est d’avenir qu’il faut parler et pour lequel il faut agir.

Changer d’attitude

La politique n’est pas rationnelle, mais d’abord émotionnelle. Trop souvent, le ton employé vis-à-vis des Africains reste empreint de paternalisme, de désinvolture (quand un président de la République ne reste que quelques heures dans un pays, sans même y passer une nuit), voire de mépris, comme fut interprété le discours de Dakar du président Sarkozy, dont l’affirmation « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » a laissé des traces durables.

Jusqu’à Jacques Chirac inclus, les présidents de la République connaissaient l’Afrique[19], tout comme une grande partie du personnel politique français ainsi que l’élite administrative et universitaire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’inverse est vrai également pour nos partenaires africains, marqués par le renouvellement des générations. Il est donc urgent d’apprendre l’Afrique d’aujourd’hui et de demain, que l’on croit encore connaître mais qu’on ne connaît plus. Nous devons développer une relation d’égal à égal avec les pays africains et respecter leurs choix souverains quoi qu’on en pense : jamais on ne fait ce que l’on pense

être le bonheur d’autrui malgré lui. Par ailleurs, en France même, certains acteurs du développement doivent se départir d’un sentiment de culpabilité post-colonial, qui n’est pas le meilleur état d’esprit pour se projeter dans l’avenir. Il convient enfin de ne pas rester passif face à la propagande anti-française et de riposter avec les mêmes moyens que nos adversaires, y compris en attaquant la politique russe qui n’améliore en rien la vie quotidienne des populations africaines.

Mener une politique culturelle ambitieuse

En Afrique francophone comme sur le reste du continent, il faut tourner le dos à la politique d’attrition budgétaire qui prévaut depuis des décennies et mener une politique de la langue et de la culture ambitieuse. Par ailleurs, il faut complètement réexaminer notre politique universitaire car une politique trop stricte de délivrance des visas détourne de la France des élites talentueuses qui partent aux États-Unis et au Canada. Mais il ne suffit pas de former des Africains en France, il faut également développer nos politiques de formation en Afrique, de l’école primaire à l’université, avec une priorité pour l’enseignement scientifique et technique, l’Afrique ayant besoin d’ingénieurs et de cadres techniques. Cette nouvelle politique pourrait utilement être relayée par l’Union européenne, dans les domaines de l’accueil et du financement des programmes de formation. La francophonie multilatérale devrait être plus et mieux utilisée.

Répondre aux besoins de l’Afrique

L’Afrique est confrontée à un défi démographique, alimentaire et climatique colossal. Son problème n’est pas seulement le sien, mais celui du monde. Inlassablement, la France doit convaincre l’Union européenne de concevoir avec nos partenaires africains, puis de mettre en œuvre, des programmes mobilisateurs ambitieux, en associant la Banque mondiale et les banques de développement. Les lignes de force doivent être l’agriculture[20] et la souveraineté alimentaire, l’électrification, les infrastructures de transport, la gestion de l’eau et la lutte contre la désertification. Sinon, autant que l’Afrique, la planète paiera le prix de cette inconséquence.

***

Périodiquement, la France doit se hisser au-dessus d’elle-même pour rester elle-même. Le propre de la politique n’est pas de se complaire dans la désolation stérile, mais de se mobiliser pour l’action. Les revers que nous affrontons en Afrique sahélienne viennent de loin. Ils nous imposent d’évaluer avec lucidité notre politique, et de nous réinventer. La définition d’une nouvelle politique en Afrique est une belle œuvre, urgente et exaltante. Il faut s’y atteler sans tarder, alors même qu’elle semble éloignée des priorités nationales et européennes. Elle ne pourra être le fruit d’une réflexion solitaire, sans associer nos partenaires africains et la société civile[21]. En a-t-on la volonté ? S’en donne-t-on les moyens ? Il n’est plus temps pour la France de tâtonner et de décevoir.

References[+]


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