Affrontements hybrides : une dialectique de force sous le seuil de l’escalade

Mis en ligne le 15 Fév 2022

Affrontements hybrides : une dialectique de force sous le seuil de l’escalade

Peser sur la volonté de l’adversaire en restant sous le seuil d’un conflit ouvert, c’est l’objet des stratégies hybrides. L’auteur nous décrit les ressorts et finalités de cette combinaison de modes d’actions militaire et non-militaires, légaux et illégaux auxquels nos nations doivent plus que jamais faire face.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

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A l’ère nucléaire, les États pourraient être moins enclins à se faire la guerre, tant le danger d’ascension aux extrêmes et la capacité de destruction mutuelle assurée sont grands, avec en corollaire un risque majeur sur la pérennité des États en conflit. Dès les années 1950 pourtant, le général André Beaufre, l’un des théoriciens français de la stratégie à l’heure de l’arme atomique, précisait que la marge d’action offensive des États, bien qu’amoindrie, subsistait encore par de multiples voies sous la « voûte nucléaire », c’est-à- dire sous le seuil nucléaire.

Le recours aux stratégies hybrides se répand

Pointant l’approche indirecte, essentiellement non-militaire, il y voyait de grandes possibilités de « remporter des succès décisifs importants » en exploitant au mieux « la marge étroite de liberté d’action échappant à la dissuasion par les armes atomiques et y remporter des succès décisifs malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés ». L’attaquant doit s’assurer de maintenir sa propre liberté d’action tout en cherchant à amenuiser au maximum celle de l’adversaire. Comme dans toute dialectique des volontés, il cherche particulièrement à atteindre une « désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ». Sous l’effet de la mondialisation, de mutations profondes, de l’interpénétration croissante des dimensions civile, militaire, économique et technologique de la sécurité et de la contestation d’une architecture de sécurité fondée sur le multilatéralisme, le recours aux stratégies hybrides se répand. Brouillant le continuum « paix-crise-guerre », elles s’appuient sur l’instabilité des zones grises où « se déploient des actions d’influence, de nuisance voire d’intimidation, porteuses d’escalade incontrôlée »[1], potentiellement précurseur de la confrontation de la haute intensité. Elles favorisent l’instauration d’un autre continuum : « compétition-contestation-confrontation ».

Dans un monde marqué par un certain désordre économique, écologique et migratoire, par une menace terroriste persistante d’inspiration djihadiste qui cherche à investir des États, par la réduction rapide de l’avancée des États-Unis et la relativisation de son offre stratégique par contraste avec la montée en gamme protéiforme de la Chine, par une Europe en quête de « Boussole stratégique »[2], différents acteurs se rêvent, eux, en acteurs de puissance régionaux ou globaux. Soit en ressuscitant leur grandeur passée, soit en jouant l’idéologie, ils utilisent ces stratégies « sous le seuil » comme autant de coups portés à un monde « post-occidental ». C’est le grand retour, à hauts risques, de la compétition stratégique entre puissances et d’un aventurisme militaire grandissant[3].

Toutefois, si la globalisation de la compétition est de plus en plus vive, elle n’est généralement pas assumée comme telle. En revanche, elle se prête, dans le cadre de stratégies hybrides, à l’extension des champs de confrontation, tout particulièrement dans les domaines les plus favorables aux agressions ambiguës et à celle du panel des acteurs : États d’une part, mais aussi de la noria des proxys. Officiellement ou clandestinement mandatés, étatiques, paraétatiques (milices, diasporas, minorités, ethnies) ou relevant du secteur privé (sociétés militaires privées, fondations, entreprises), de la société civile (entités religieuses, ONG, associations, syndicats et instituts) ou du banditisme (hackers, crime organisé), les proxys agissent selon des modes d’action et des registres différents. Agents ou intermédiaires, déclarés ou non, ayant parfois leur agenda propre, ils sont employés par certains États, souvent des dictatures que peu osent nommer comme telles, alors que l’affrontement est d’abord celui des valeurs, dans le cadre d’un affrontement par procuration. Ces États espèrent ainsi éviter ou limiter leur engagement direct et leur exposition, avec ses éventuelles conséquences juridiques (critiques, mesures de rétorsion de la communauté internationale).

Qu’est-ce qu’une stratégie hybride ?

En combinant modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, les stratégies hybrides sont élaborées surtout dans l’optique de mener une confrontation tout en restant sous le seuil estimé de détection, de compréhension et de riposte, voire de conflit ouvert, sans toutefois exclure de rentrer en escalade. La plupart du temps, ils y sont prêts et c’est même l’une des clés de la réussite des stratégies hybrides. C’est pourquoi la définition qu’en donne le Centre interarmées de concepts, doctrine et expérimentations (CICDE), qui relève de l’état-major des Armées, reflète la complexité de ce phénomène : « stratégie d’un acteur, étatique ou non, visant à contourner ou à affaiblir la puissance, l’influence, la légitimité et la volonté adverse tout en affirmant sa propre légitimité, en mettant en œuvre une combinaison intégrée de modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, licites ou illicites, souvent subversifs, ambigus et difficilement attribuables, visant à désorganiser et à paralyser et pouvant être engagés sous un seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert et dans le cadre d’une possible gestion d’escalade[4]».

Les stratégies hybrides auxquelles les nations démocratiques doivent faire face sont très souvent caractérisées, dans leur modus operandi, par l’utilisation de la manipulation de l’information, les attaques cyber, des mesures économiques comme l’emploi immodéré de sanctions extraterritoriales ou la recherche de prise de contrôle d’actifs stratégiques, des actions par procuration, dans certains cas par des agressions dans l’espace extra-atmosphérique où l’attribution des attaques est difficile, par des manœuvres militaires d’intimidation ou d’instrumentalisation du droit, appelée lawfare. Ce mode d’action est particulièrement intéressant : il s’agit d’une démarche active de « révisionnisme légal » impliquant la considération que la loi internationale n’est pas gravée dans le marbre mais peut changer, que le droit international peut en tous cas être détourné, que les vides juridiques doivent être exploités et qu’en tout état de cause une préparation « customisée » du droit doit être réalisée avant tout conflit projeté. On voit aussi des interprétations très légalement différentes lorsque des jugements n’ont pas été rendus. Pour ces États, s’il n’est pas possible de changer le système de jure, il convient de le faire de facto, pour faire prévaloir la loi du plus fort à tonalité légale. Le lawfare est généralement étroitement conjugué avec une manœuvre informationnelle. De façon plus générique et analytique plus généralement, les modes d’action utilisés se partagent entre leviers civils (politiques, diplomatiques, économiques, juridiques, sécuritaires, sociaux, culturels et environnementaux), duaux (informationnel, cyber et spatial) et l’emploi de la force militaire (opérations des forces conventionnelles, spéciales ou clandestines, actions dans le domaine NRBC ou emploi de la force par procuration).

Si les stratégies hybrides sont généralement mises en œuvre par des États mus par un esprit de revanche, de puissance et de domination, avides de bousculer le statu quo d’un système international paralysant par nature toute velléité de puissance, ceux-ci sont animés par la quête d’objectifs stratégiques tout-à-fait précis. Il s’agit de deux types génériques d’objectifs : la réalisation de « faits accomplis », telle que l’annexion d’un territoire ou d’une zone économique exclusive pour des raisons économiques et militaires par exemple, ou l’« anesthésie » afin de faire prévaloir, par exemple, la loi de la Charia sur celle du gouvernement démocratique. Dans tous les cas, il s’agit de faire en sorte que l’agressé ne détecte pas la manœuvre et ne puisse réagir à temps.

Le fait accompli : une logique de sidération

Dans le cas de la recherche du fait accompli, si un agresseur estime que le défenseur est peu déterminé à défendre le statu quo, il devient rationnel pour lui d’envisager une action rapide et décisive pour procéder au changement désiré. Certes, l’agresseur se dévoile mais, sans réaction de l’agressé, le coût réputationnel (au regard de la communauté internationale notamment) en comparaison des gains obtenus est toujours faible. En revanche, si la résolution du défenseur a été sous-estimée, la crise peut amener à une réaction vive, y compris par la voie de la force armée et d’alliés. Le succès ou l’échec d’une stratégie du fait accompli réside in fine dans la convergence entre la juste anticipation de l’attitude de la cible (absence de réaction) et l’attitude effective du défenseur. Si sa réaction est déterminée et qu’elle n’a pas été anticipée ainsi une intensification de la crise est possible. La réaction est conditionnée par ses capacités propres à réagir, ses alliances possibles, son estimation du rapport risque par rapport à l’utilité et son appréciation des chances de succès. Le fait accompli répond à une logique de sidération qui peut compléter l’anesthésie entreprise en préalable par ailleurs (agression cyber, activisme commandé de diaspora…). Ainsi, l’audace de l’agresseur pourra se retrouver soit encouragée dans le temps, soit contrainte, en fonction de la vigueur de la réponse apportée.

Dans le cas de la recherche du pourrissement et de l’anesthésie, l’un des d’objectifs des stratégies hybrides est l’affaiblissement ou la déstabilisation de l’adversaire. Il s’agit de réaliser des ingérences profondes dans la société et chez certains leaders d’opinion de l’État visé, sous forme de propagande ou de manipulation. Le but est principalement de provoquer et d’entretenir une dissension dans la cohésion nationale ou d’une mouvance radicale, visant à terme sinon la conquête du pouvoir, du moins l’autonomisation de groupes ou des territoires. Le processus de subversion qui est en son cœur vise à nier la légitimité de l’État pour lui opposer un système de valeur alternatif. Ce processus peut aller jusqu’à toute forme d’action révolutionnaire : activisme politique, mobilisation de groupes ou d’individus par une propagande, insidieuse d’abord, ouverte ensuite, voire action terroriste. Dans une telle stratégie qui parviendrait à ses fins par contamination étendue du tissu social de zones entières, l’agresseur cherchera, par l’intermédiaire de ces vecteurs d’influence, à faire passer l’État agressé, qui voudrait rétablir son autorité, pour celui qui brise la paix internationale ou sociale. Recherchant ainsi l’extension des zones grises pour exploiter stratégiquement la situation, l’agresseur joue dans la durée l’opinion contre le droit : plus l’agressé mesure et réagit tard pour conserver une prise sur les équilibres, plus il aura de difficulté à affirmer son autorité.

L’hybridation comme prémisse de la vraie guerre

On le voit, l’hybridation de la conflictualité se développe. Elle vise non seulement à contourner et affaiblir notre puissance, notre légitimité, notre influence, notamment en Afrique et dans l’océan Indien, potentiellement en Europe même, mais à affirmer la légitimité alternative de nos compétiteurs. Elle peut être un prémisse de la vraie guerre. En effet, les stratégies hybrides, qui permettent la surprise, tactique, opérative ou stratégique tant que le seuil estimé par l’adversaire comme déclencheur de notre réaction n’est pas franchi, peuvent être employées dans le cadre d’une gestion volontaire d’escalade. L’ambiguïté possible des modes d’action hybrides complique leur attribution, permettant à l’agresseur de maintenir un certain degré de « déni plausible ». D’où une nécessaire capacité de réversion de la stratégie mise en œuvre. La gestion de l’escalade, quant à elle, repose en particulier sur l’existence présupposée de seuils en deçà desquels la réaction de l’adversaire restera limitée dans une phase donnée de la confrontation. Cette notion est essentielle dans la mesure où les stratégies hybrides cherchent, dans la quête de leurs objectifs politico-stratégiques, soit à aller le plus loin possible sans déclencher chez l’adversaire le franchissement du seuil d’une réaction qui pourrait annihiler la rentabilité de son agression, soit à affaiblir suffisamment l’adversaire pour pouvoir déclencher une guerre conventionnelle qu’il sait gagnée d’avance. L’évaluation stratégique de la confrontation envisagée constitue donc un enjeu majeur. Dans ce cadre, la psychologie des acteurs principaux constitue un facteur clé et représente une zone d’incertitude susceptible de déboucher, le cas échéant, sur une escalade incontrôlée.

La réponse de la France aux stratégies hybrides nécessite des stratégies globales interministérielles d’ordre essentiellement défensif. Elle vise, par la coordination de différents leviers de l’État, d’une part à anticiper, détecter, comprendre et in fine attribuer, publiquement ou non, les actions adverses ; d’autre part à les décourager, limiter leurs effets et à reprendre l’initiative. Les armées, dans le cadre d’une approche interministérielle, concourent bien entendu à ces stratégies globales, en particulier par des stratégies militaires « large spectre ». Dans un affrontement qui dégénérerait en conflit de haute intensité, le succès de notre approche ne peut résulter que d’une intégration aboutie des effets produits par l’ensemble des acteurs dans les différents champs de conflictualité, d’une synergie dans l’emploi des capacités de chacun, d’une synchronisation dans l’atteinte de l’objectif commun et, au-delà, dans les capacités nécessaires, dans la masse et dans le modèle d’armée complet promu par la France.

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