« Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. » Karl Popper, philosophe et épistémologue autrichien, naturalisé britannique (1902-1994), in “La Société ouverte et ses ennemis”.
Réalisme stratégique ?
Plusieurs pays européens, limitrophes de la Russie, ont récemment annoncé leur retrait de conventions sur la limitation des armements, mines anti-personnel et bombes à sous-munitions. Ces annonces sont emblématiques des bouleversements géopolitiques, stratégiques sinon philosophiques en cours.
Les efforts pour contenir la violence des conflits armés et accroître la protection des individus servaient de boussole aux évolutions du droit international humanitaire, du « droit de la guerre ». La limitation d’armements létaux comme les mines anti-personnel ou les bombes à sous-munitions, aux effets les plus indiscriminés et persistants, s’inscrivait ainsi pleinement dans ces efforts.
Or, face au regain des politiques de puissance et de l’utilisation désinhibée de la force à ces fins, les pays européens font face à une injonction, voire à un dilemme : devoir conjuguer valeurs et intérêts de sécurité.
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La guerre est fondamentalement une interaction violente entre groupes politiques, inscrite dans une tension entre risque de montée aux extrêmes et tentative de limiter le niveau de la force employée.
Si le Droit peut être un moyen de limiter le niveau de la force employée, à défaut d’éviter la violence politique, encore faut-il qu’il soit observé, appliqué, et donc considéré comme légitime ou incontestable. Le Droit le peut-il sans être adossée à une Force, capable d’en garantir le respect, en dissuadant d’y contrevenir, voire en l’imposant par la contrainte physique ?
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L’ordre international qui prévalait depuis le sortir de la deuxième Guerre Mondiale est désormais contesté, sinon même rendu caduque. La prise de conscience par les pays européens que l’Histoire n’est pas finie est d’autant plus brutale que le déni était profond.
Ces pays européens sont en effet aujourd’hui confrontés à une menace russe, sans évoquer d’autres menaces, externes et internes. Et ce, alors même que l’alliance avec les Etats-Unis, sous la protection de laquelle ils étaient lovés depuis près de 80 années, et qu’ils croyaient indéfectible, se révèle conditionnelle. L’alliance avec les Etats-Unis parait être devenue en effet transactionnelle. Cette situation inédite bouleverse une relation qui, au-delà de l’alliance stratégique, porte sur une communion de culture et de valeurs.
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Les Européens ont longtemps été à la pointe des avancées du droit international. Ils ont pu être tentés de se draper dans la vertu d’un « déontologisme » exigeant sur les principes éthiques, alors que d’autres en garantissaient le respect. La « Pax Americana » paraissait alors un statu quo immuable.
Avec la perte de puissance relative des Etats-Unis, le respect et la garantie du droit international ne sont plus alignés sur l’intérêt stratégique supérieur de Washington. Cet intérêt stratégique supérieur prend dès lors le pas. Groenland, Ukraine, Panama, commerce international… Les récents bouleversements initiés par l’administration Trump II en sont l’illustration.
Les Européens vont donc devoir acquitter le prix de la sécurité, ou à défaut celui de la vassalité. Et le prix de la sécurité ne s’acquitte pas en incantations, ni même en espèces sonnantes et trébuchantes ou encore en capacités militaires, mais d’abord via une affirmation stratégique et un raffermissement moral.
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Un raffermissement moral qui concerne tant la volonté collective que la capacité à garantir l’approche éthique suivie. Et sous ce dernier angle, les Européens pourront-ils s’exonérer d’une approche mêlant « déontologisme » et « conséquentialisme », inscrite dans le temps long d’un réalisme stratégique ?
Dans un monde où rôdent des prédateurs avérés, difficile en effet d’agir en satisfaisant à des principes éthiques, indépendamment des conséquences, directes et indirectes, à court, moyen et plus long terme, engendrées en termes de sécurité. La responsabilité stratégique suppose d’évaluer ces conséquences, à l’aune même de ces principes, et de se placer en capacité de les garantir. Ainsi, et la question est certes sensible, peut-on envisager de suspendre, voire de revenir sur une règle de droit de crainte que tout l’édifice légal, que le principe même de Droit ne soit emporté par la « Raison du plus fort », faute de pouvoir le tenir à distance ?
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La stratégie concrétise, traduit la façon dont les peuples défendent et promeuvent leurs intérêts dans l’Histoire. Les annonces de retrait des conventions de limitation des armements sont une nouvelle manifestation d’un monde redevenu brutalement concurrentiel, faute d’un hégémon, pays ou coalition de pays, en mesure de le stabiliser et d’en faire respecter les règles. Le système international n’est hélas pas un système policé.
Les Européens devront dépasser le dilemme entre valeurs et intérêts de sécurité, en le transcendant dans une démarche stratégique les articulant et les adossant à une puissance, autonome, protectrice et stabilisatrice. Les valeurs portées par les pays européens méritent assurément en effet qu’ils puissent persévérer dans leur être pour les promouvoir, et donc qu’ils se préparent à défendre leurs intérêts de sécurité !
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En ce mois d’Avril 2025, nous avons le plaisir de vous proposer une nouvelle sélection de six papiers de réflexion stratégique.
Les antagonismes idéologiques sur la scène internationale semblent désormais se structurer non plus autour d’oppositions politiques mais autour de récits civilisationnels. S’inscrivant dans ce contexte, le papier « Trump, Poutine et l’arsenalisation du révisionnisme historique » vise à éclairer une entreprise de révisionnisme historique arsenalisé par l’administration Trump II. Un révisionnisme historique qui, selon Maud Quessard, fait fi de la capacité d’influence démocratique des Etats-Unis au bénéfice d’un récit aux accents nationalistes et impérialistes. Son analyse souligne à ce dernier égard une convergence de finalité des récits tenus à Washington et à Moscou, même si les méthodes employées peuvent en revanche diverger. Un papier issu de l’IRSEM.
Le retour de la guerre de longue et de haute intensité sur le continent européen incite à repenser les dynamiques de fond de l’histoire, les tendances lourdes qui portent l’analyse prospective. Le présent papier « Face au retour de la guerre : l’Europe entre hésitations et impératif stratégique » que cette réflexion est le prélude à un éclairage des enseignements pertinents du passé. A cet égard, les exigences d’adaptabilité et de résilience se distinguent plus particulièrement pour l’Europe. Paul Boucher met également en exergue les voies et moyens d’une véritable stratégie de puissance pour l’Union Européenne, en phase avec le siècle et son environnement géopolitique, et appuyée sur une cohésion sociale réassurée. Un papier issu de Synopia.
Le papier « Le plan ReArm Europe et la quadrature du cercle entre intégration et souveraineté nationale » vise à éclairer les dynamiques en cours à Bruxelles autour des annonces de réarmement et des initiatives associées. Federico Santopinto met en perspective les récentes déclarations liées au plan « ReArm Europe » dans le cadre des actions menées depuis plusieurs années par l’UE pour asseoir compétences et capacités en matière d’armement. Une mise en perspective du plan « ReArm Europe » qui permet de mieux en apprécier la portée, les limites et risques, comme d’identifier les questions restant à trancher, sur le chemin d’un renforcement de l’autonomie stratégique européenne. Un papier issu de l’IRIS.
L’année 2025 sera-t-elle celle de la paix en Ukraine ? Et de quelle paix ? Le papier « Ukraine : l’année de la paix incertaine » s’attache à explorer les options et chemins envisageables pour les négociations qui ont débuté, et à les pondérer d’un niveau de probabilité. Un des enjeux clefs abordés par Pierre Vimont concerne les pays européens, leur besoin d’élaboration d’une véritable stratégie de paix en Ukraine, en sachant placer leurs intérêts propres au cœur de la démarche suivie. Les bouleversements engendrés par la nouvelle administration américaine offrent paradoxalement à l’Europe une opportunité unique de réveil géopolitique. Un papier issu de la revue Politique Etrangère de l’IFRI.
Les Etats-Unis semblent vouloir limiter, sinon cesser, leur rôle en matière de sécurité sur le continent européen. La question du niveau d’engagement de chacun des pays européens pour la défense commune se pose donc avec une acuité inédite. C’est par ce constat liminaire que Stéphane Beemelmans, auteur du papier « Quand les somnambules se réveillent : plaidoyer allemand pour une nouvelle architecture de sécurité européenne », amorce sa réflexion sur les actions à mener, dans une hypothèse de désengagement américain. Il offre un regard de la situation vue d’Outre-Rhin, et plaide en particulier pour un rôle majeur de l’Allemagne dans la montée en puissance d’une « coalition de volontaires ». Un processus auquel les structures de l’UE devraient apporter un soutien dont il précise les contours. Un papier issu de la Fondation Robert Schuman.
Alors que l’Union Européenne lance le plan « ReArm Europe », le papier « Les dépenses européennes en matière de défense » propose un état des lieux des dépenses en matière de défense sur le continent. Il s’appuie sur les estimations de l’OTAN, de l’UE et du SIPRI pour l’année 2024. Il s’agit ici de voir comment s’organisent, se répartissent et s’encadrent les dépenses européennes de défense, qui sont en augmentation significative face à des menaces multiples et multiscalaires. Stanislas Chopin aborde donc notamment les rôles de l’OTAN et de l’UE dans l’organisation et le soutien des dépenses de défense, et souligne par ailleurs les défis clefs à relever dans le contexte de « changement d’ère » auquel l’Europe fait face. Un papier issu des Jeunes-IHEDN.
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Rendez-vous courant mai 2025, pour une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.
Général (2s) Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute la nouvelle équipe de Geostrategia.