L’année 2025 sera-t-elle celle de la paix en Ukraine ? Et de quelle paix ? Le présent papier s’attache à explorer les options et chemins envisageables pour les négociations qui ont débuté, et à les pondérer d’un niveau de probabilité. Un des enjeux clefs abordés concerne les pays européens, leur besoin d’élaboration d’une véritable stratégie de paix en Ukraine, en sachant placer leurs intérêts propres au cœur de la démarche suivie. Les bouleversements engendrés par la nouvelle administration américaine offrent paradoxalement à l’Europe une opportunité unique de réveil géopolitique.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Pierre Vimont, « Ukraine : l’année de la paix incertaine », IFRI/revue Politique Étrangère n°1/2025, printemps 2025. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.
L’Ukraine, qui entrera bientôt dans sa quatrième année de guerre, n’en finit pas de compter ses pertes humaines et ses destructions. Pourtant, les observateurs ne semblent s’intéresser aujourd’hui qu’aux perspectives d’une paix considérée à portée de main.
Est-ce une manifestation supplémentaire de cet « effet Trump » qui joue à plein depuis l’élection américaine ? À l’évidence, ayant annoncé très tôt durant la campagne électorale américaine qu’il réglerait la question ukrainienne en 24 heures, le nouveau président des États-Unis utilise cette rodomontade pour faire bouger les lignes et contraindre les protagonistes du conflit à se préparer à des négociations.
Pour le moment, ce sont davantage des considérations tactiques qui animent les principaux acteurs de la crise face au retour de Donald Trump. Pour autant, la perspective de discussions de paix est plus présente que jamais dans le paysage diplomatique, au point de donner le sentiment que 2025 pourrait être une année charnière pour la guerre d’Ukraine.
Cet espoir est-il raisonnable ? N’y a-t-il pas en ce moment une forme d’emballement nourrissant l’illusion d’une paix possible ? Si des négociations devaient finalement s’engager, les conditions existeraient-elles pour instaurer une paix juste et durable ? Le risque est en effet de forcer le passage vers une paix qui se révélerait en définitive fragile et incertaine. C’est à l’aune de ces interrogations qu’il faut examiner le contexte actuel de la guerre d’Ukraine pour voir si une sortie de guerre par la négociation est possible, et si de telles perspectives sont de nature à garantir une vraie stabilité stratégique en Europe.
Le risque de la pensée magique
Parler de paix ne suffit pas. Encore faut-il que les principaux acteurs du conflit ukrainien soient décidés à s’engager dans cette voie. Or tout indique que les promoteurs d’une sortie rapide de la guerre ont tendance à prendre leurs désirs pour la réalité. L’observation des faits tels qu’ils se présentent actuellement conduit à davantage de prudence : si la lassitude gagne face à une guerre de haute intensité qui paraît sans fin, il n’y a pas encore de cristallisation propre à créer un mouvement irréversible vers la fin des hostilités.
La raison de cette situation se trouve dans l’incertitude qui domine sur le champ de bataille. Dans l’actuel rapport de force sur le terrain, aucun des deux belligérants ne peut espérer une percée stratégique capable de lui donner un avantage décisif. La Russie a sans doute gagné du terrain grâce à la lente conquête de territoires dans le Donbass, mais cette avancée n’est pas parvenue à briser la résistance des troupes ukrainiennes.
À ce stade, aucune des deux parties ne semble donc prête à prendre le chemin de la négociation. L’arrivée de Donald Trump au pouvoir pourrait cependant changer la donne. Elle est en tout cas le facteur dominant dans les calculs des dirigeants concernés par l’ouverture possible de négociations de paix.
L’Ukraine dans l’expectative
Du côté ukrainien, des signes de lassitude apparaissent dans l’opinion publique, à en juger par des sondages récents qui montrent un soutien croissant pour un cessez-le-feu. Mais ces mêmes enquêtes d’opinion indiquent qu’une majorité de la population ukrainienne n’accepte pas de concession territoriale pour le moment. De même, les dirigeants de Kiev, pourtant confrontés sur le terrain militaire à une situation moins favorable, ne sont pas disposés à lâcher prise et réclament avant tout plus de soutien de leurs partenaires occidentaux.
L’ombre du retour au pouvoir de Donald Trump a pu conduire le président Zelensky à faire des propositions[1] nouvelles pour des discussions de paix, mais cette initiative est apparue avant tout comme un geste tactique visant à anticiper les pressions de la prochaine administration Trump. En outre, l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk en Russie et le fait que cette avancée n’ait pas été repoussée jusqu’à maintenant par l’armée russe ne peuvent que renforcer les responsables à Kiev dans leur conviction qu’il faut poursuivre la guerre.
La Russie en confiance
L’Ukraine peut se sentir confortée dans son attitude de fermeté par le comportement symétrique de la Russie, qui est persuadée pour sa part que les développements actuels lui sont favorables. Malgré des pertes significatives dans les rangs de son armée, l’administration russe reste convaincue que le temps joue en sa faveur. Pour justifier cet optimisme, elle se prévaut de nombreux atouts : ressources humaines supérieures à celles de ses adversaires, économie de guerre plus performante que celles des alliés de l’Ukraine, capacité à contourner les sanctions occidentales, soutien résolu de la Chine, de la Corée du Nord et de l’Iran, enfin, échec des tentatives diplomatiques occidentales pour isoler Moscou des pays dits du « Sud global ».
Il ne faut pas ignorer pour autant les failles de la cuirasse russe. L’économie du pays, en dépit de sa résilience, manifeste des signes de faiblesse (inflation en hausse, taux d’intérêt élevés, croissance essentiellement portée par le secteur militaire) ; le recrutement de nouvelles troupes ne va pas sans difficulté, à en juger par l’absence de nouvelle mobilisation générale et par la nécessité d’aller chercher des effectifs parmi la population carcérale ; enfin, les pertes humaines sur le front des combats atteignent un niveau difficile à soutenir sur le long terme[2]. La confiance affichée par la Russie doit donc être observée avec un certain scepticisme, même si, en l’absence d’une pression forte de Donald Trump, il paraît peu réaliste de miser sur une initiative de paix du côté de Moscou.
L’Amérique en quête d’un plan
De leur côté, les États-Unis laissent pour l’heure leurs alliés dans l’expectative. On sait le nouveau président attaché à mettre fin à l’aide américaine à l’Ukraine et à retirer son pays du conflit. Dans son entourage, les prises de position se multiplient mais demeurent souvent contradictoires. Son vice-président, J. D. Vance, s’oppose à toute adhésion de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), tandis que le général Keith Kellogg, envoyé spécial pour l’Ukraine, reconnaît l’utilité de l’aide américaine pour préserver l’équilibre entre les deux belligérants.
Le choix final de Donald Trump demeure donc imprévisible, alors que le président américain indique vouloir se donner plus de temps pour trancher que les 24 heures annoncées initialement. S’il décide le retrait unilatéral du soutien américain à l’Ukraine, il peut espérer la fin du conflit mais il prend le risque d’ouvrir la voie à une victoire de la Russie, laquelle ne manquerait pas d’être présentée comme un revers majeur pour les États-Unis. Ce serait l’« Afghanistan de Donald Trump », selon l’expression souvent entendue à Washington dans un parallèle avec le retrait désastreux de Kaboul effectué par l’administration Biden. Un tel échec serait exploité par la Russie et la Chine pour poursuivre leurs visées expansionnistes en Europe et en Asie.
Cette perspective peut convaincre Donald Trump de maintenir son assistance à l’Ukraine, voire de l’accroître, pour forcer son homologue russe à accepter d’entrer en négociation. Compte tenu de l’actuelle disposition d’esprit du président américain et de l’intransigeance russe qui ne semble pas faiblir, il ne faut pas exclure que la négociation de paix, si et quand elle s’engage, se tienne sur des bases qui feront la part belle aux revendications de Moscou.
En tout état de cause, le rôle de l’Amérique de Trump apparaît crucial dans toutes les hypothèses de sortie de crise. En particulier, le mouvement que pourra imprimer la nouvelle administration américaine après son arrivée au pouvoir constituera un facteur important pour la suite des événements, soit en bousculant l’équilibre observé sur le terrain militaire, soit, au contraire, en se donnant le temps de contacts approfondis avec ses alliés et la partie russe.
L’Europe dans la division
Les Européens se trouvent dans une autre forme d’incertitude. Au début de la guerre, ils se sont portés au secours des Ukrainiens dans un mouvement de solidarité sans réserve, pour découvrir par la suite qu’ils n’avaient pas de vision commune sur la manière de sortir de ce conflit. Ils s’en tiennent donc pour le moment à l’affirmation qu’il appartient aux seuls Ukrainiens de décider du moment où la négociation s’imposera. Cette position a pour elle le mérite de la loyauté ; elle a, en revanche, l’inconvénient d’avoir empêché jusqu’à maintenant les Européens de définir entre eux leurs propres intérêts stratégiques, sachant qu’une telle discussion risquait de mettre à mal leur unité. Les Européens sont donc en panne de projet sur une possible sortie de guerre et, au-delà, sur l’avenir de la sécurité en Europe.
Loin de préserver leur cohésion, cette absence de stratégie a provoqué entre les nations européennes des divisions de plus en plus visibles. L’émotion légitime qui a prévalu en février 2022 fait place désormais à des sensibilités différentes. Entre les pays de l’Union européenne (UE) soucieux de poursuivre leur soutien à l’Ukraine jusqu’à la défaite de la Russie et ceux qui prônent la nécessité d’une négociation, la ligne de partage épouse à présent une nette division géographique : les partisans de la fermeté au Nord et à l’Est[3] et les promoteurs de la négociation à l’Ouest et au Sud, avec des efforts de certains pays pour trouver un terrain d’entente entre les deux camps[4]. Les déclarations renouvelées de soutien à l’Ukraine ne doivent pas faire illusion : quand les partisans de la fermeté proposent, à l’occasion du Conseil européen de décembre 2024, de déclarer que l’Ukraine doit gagner la guerre, le compromis final conclut plus prudemment que la Russie ne doit pas avoir gain de cause.
En réalité, ces divisions apparaissent désormais au grand jour, comme en témoignent les visites à Moscou des Premiers ministres hongrois et slovaque ou encore l’entretien téléphonique du chancelier allemand avec Vladimir Poutine. Ces divergences nuisent évidemment aux intérêts européens. Elles se traduisent par des discussions difficiles sur la poursuite de l’aide militaire de l’UE à Kiev ou sur le renouvellement des sanctions contre la Russie, compromettant le niveau de soutien dont a besoin l’Ukraine. Plus préoccupant encore, elles témoignent de la part de l’Europe d’un engagement politique affaibli, qui n’est pas de nature à convaincre les dirigeants russes de mettre un terme à leur agression. Enfin, cette absence d’unité se reflète dans l’opinion publique européenne, qui semble manquer de repères. Un récent sondage[5] du quotidien britannique The Guardian a offert l’image de citoyens divisés et même désemparés, de plus en plus tentés par la négociation tout en estimant qu’on n’en fait pas assez pour l’Ukraine – sans être prêts pour autant à en faire davantage.
Le Sud en attente de médiation possible
Pour compléter ce constat, il faut mentionner les pays non européens qui se sont essayés, au cours des trois années passées, à faire avancer des perspectives de paix. La Chine, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud en particulier ont tenté diverses formules de médiation, sans grand succès. La Suisse elle-même a apporté toute son expérience pour aider l’Ukraine dans la promotion de son plan de paix. La conférence de Bürgenstock en juillet 2024 s’est toutefois conclue sans grand résultat, à part la poursuite d’actions utiles dans un petit nombre de domaines (retour des enfants ukrainiens enlevés, sécurité nucléaire civile, sécurité alimentaire).
Pour limitées qu’elles soient, ces tentatives ne doivent pas être négligées. Elles sont l’illustration de ce que doit être une action diplomatique en temps de guerre, c’est-à-dire un exercice forcément périlleux mais nécessaire, en complément du rapport de force établi sur le champ de bataille.
Les chemins possibles pour une négociation de paix autour de l’Ukraine
Cette insertion de la diplomatie dans le paysage de la guerre doit naturellement nourrir la réflexion sur la sortie de crise envisageable en Ukraine. La clé du chemin vers la paix passe en effet par un équilibre délicat entre capacités militaires et action diplomatique, fermeté et dialogue, avantage acquis sur le terrain et ouverture vers de possibles négociations. Mais, dans la crise ukrainienne actuelle, ce rapport entre la force et la paix n’a pas encore atteint son point d’équilibre.
La diplomatie en temps de guerre
Cette dissymétrie tient au départ à l’effet de sidération né du retour de la guerre en Europe. L’indignation légitime qui a suivi l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 n’a guère donné de latitude à l’action diplomatique. Les discussions entamées à la frontière biélorusse entre négociateurs russes et ukrainiens, quelques mois après l’attaque de la Russie, ont sans doute débouché sur un projet d’accord conclu à Istanbul au printemps 2022. Ce texte, très favorable aux demandes russes, est cependant rapidement apparu prématuré et il n’a d’ailleurs pas survécu aux combats sur le terrain puis à la découverte de charniers dans les territoires envahis par les soldats russes. S’y est ajouté, à l’époque, le sentiment grandissant parmi les responsables ukrainiens que l’évolution du conflit, marquée en particulier par une offensive victorieuse dans la région de Kharkiv, jouait en leur faveur. Leur disposition à négocier s’est donc évanouie, renforcée par la détermination, du côté ukrainien, de ne pas renouveler le précédent des accords de Minsk, négociés alors que l’armée ukrainienne était en position d’infériorité dans le Donbass.
Depuis lors, comme on l’a vu précédemment, les efforts de médiation tentés tout au long des trois années de ce conflit n’ont pas abouti. Preuve une fois encore que la conjugaison simultanée de l’effort militaire et de l’action diplomatique requiert un agencement où le temps doit jouer tout son rôle. Pour être efficace, l’action diplomatique en période de guerre ne peut intervenir à l’improviste ; elle doit se positionner en complémentarité de la situation sur le champ de bataille et s’insérer à bon escient dans le prolongement du rapport de force tel qu’il s’établit sur le terrain. En temps de guerre, la diplomatie doit admettre qu’elle ne peut être en initiative si l’équilibre des forces ne lui ouvre pas un chemin possible d’action. Elle doit accepter d’être en seconde ligne pour préparer en toute discrétion le terrain à de possibles discussions, une fois l’impasse constatée sur le champ de bataille.
Un changement de la donne militaire
Aujourd’hui, le président américain, en voulant engager à tout prix la crise ukrainienne dans un processus de paix, court le risque de desservir les intérêts de son propre camp. À ce stade en effet, le rapport de force sur le terrain n’offre pas à la diplomatie occidentale de marge de manœuvre crédible pour faire la différence. Si, comme il apparaît de plus en plus clairement, les esprits se préparent à la négociation à Washington comme dans les principales capitales européennes, il faut alors faire monter les enchères pour reprendre l’initiative sur le plan militaire.
Trois options susceptibles d’ouvrir la voie à la diplomatie sont présentes dans les réflexions en cours. Dans chacune de ces hypothèses, on notera que la variable d’ajustement se trouve du côté américain, avec une pression récurrente sur l’Europe pour qu’elle se montre capable d’adopter une véritable mentalité de guerre et revoie à la hausse son engagement militaire.
L’option longue de la guerre d’attrition
La première de ces options consiste à poursuivre la politique actuelle en faisant montre de patience et en assurant aux autorités de Kiev toute l’assistance indispensable pour arrêter la progression des forces russes sur le terrain. L’objectif militaire vise à épuiser le potentiel militaire de la Russie, dans la continuité de l’actuelle guerre d’attrition, afin d’amener le Kremlin à accepter un cessez-le-feu et des négociations. Un tel scénario envisage donc un conflit long, des États-Unis disposés à poursuivre leur aide à l’Ukraine et des Européens capables de surmonter leurs divisions pour rester fermes dans leur soutien à leur allié ukrainien. Autant de conditions qui ne paraissent pas aisées à satisfaire et ne semblent pas, en particulier, en phase avec ce que l’on connaît des intentions de Donald Trump. En outre, cette option longue a l’inconvénient de reporter un possible processus de paix à une échéance lointaine.
L’option radicale de la guerre mise sous forte tension
Une autre option, défendue par les Européens désireux d’infliger une défaite stratégique à la Russie, invite les partenaires de Kiev à se mobiliser dans un effort substantiel d’assistance tous azimuts à l’Ukraine. Le but est de permettre à l’armée ukrainienne de reprendre l’avantage sur le terrain et de repousser de manière décisive les forces russes, jusqu’à leur faire perdre les territoires conquis depuis le début de leur offensive. Mises en position défavorable sur le terrain, les autorités russes se résigneraient alors à entrer en négociation pour éviter une plus lourde défaite.
Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse présuppose plusieurs conditions. La plus importante concerne le maintien, voire l’accroissement, de l’engagement américain. L’état d’esprit de Donald Trump ne semble pas s’orienter dans ce sens, et un changement d’attitude de sa part ne peut s’envisager que dans le cas où son homologue russe s’opposerait aux offres de paix américaines, préférant s’obstiner dans la poursuite de la guerre. Par ailleurs, loin de conduire à une négociation, cette relance de la guerre pourrait au contraire mener à une escalade jusqu’à atteindre l’échelon nucléaire.
Si, néanmoins, Donald Trump devait se laisser convaincre de suivre cette voie, il est probable qu’il demanderait aux Européens un supplément d’engagement financier et militaire au moins égal à celui de l’Amérique. Plus sérieusement encore, au cas où les États-Unis refuseraient d’accroître leur soutien, l’Europe se verrait contrainte de prendre à sa seule charge toute l’assistance à l’Ukraine pour devenir son pourvoyeur d’aide quasi exclusif. Une telle option paraît peu crédible dans la situation que connaissent actuellement les pays européens en matière économique (croissance ralentie), financière (difficultés budgétaires) et politique (succès des mouvements populistes opposés à la guerre). Plutôt que de conduire à la victoire, cette option « dure » d’une guerre portée aux extrêmes pourrait à l’inverse mettre à nu les faiblesses occidentales et donner un avantage décisif à la Russie, en obligeant l’Ukraine et les Européens à accepter les conditions russes pour une fin des combats et un éventuel accord de paix.
L’option plus limitée de la guerre de mouvement
Reste une troisième option, plus limitée dans son ambition. Celle d’un effort militaire très ponctuel et ciblé, assumé pour l’essentiel par les pays européens et marqué par un appui intensif à l’Ukraine pendant un temps limité mais suffisant pour reprendre l’initiative militaire. Sans revenir à la situation prévalant avant l’invasion russe, cette guerre de mouvement viserait à persuader les responsables russes, dans le cours de l’année, de s’engager dans un processus de paix.
Cette option aurait un double avantage : celui d’être plus proche des desseins prêtés au président Trump en ne sollicitant pas un engagement accru des États-Unis, et celui de fixer un but stratégique réaliste dans un calendrier relativement court. Mais un tel choix requiert une mobilisation significative et rapide des Européens. En sont-ils capables dans les conditions actuelles de désunion grandissante et de difficultés internes de toutes sortes ? À première vue, l’entreprise peut sembler trop ambitieuse pour une Europe à la peine. Mais elle n’est pas hors de portée si les Européens se convainquent que l’effort demandé est le prix à payer pour parvenir à un règlement favorable à leurs intérêts. Néanmoins, un tel objectif demande de la part de l’Europe une capacité à mener une réflexion stratégique qui a été jusqu’à présent absente des discussions entre Européens et qui est indispensable dans toute démarche susceptible de mener à la paix.
Les paramètres d’une stratégie de paix en Ukraine
Pour les Européens, l’élaboration d’une vraie stratégie pose d’abord un problème de méthode. Se borner à attendre Trump, voire anticiper ses demandes, met l’Europe en position de faiblesse. Cette attitude ne peut qu’encourager le président américain à redoubler d’exigences. Surtout, elle empêche les Européens de réfléchir de façon autonome à leurs propres intérêts et à l’action stratégique qu’ils doivent privilégier. Il est donc urgent pour les responsables européens, en concertation avec les autorités de Kiev, de commencer à penser une sortie de guerre conforme aux intérêts de sécurité de l’Europe. Pour être concrète, cette réflexion doit prendre en compte les différents paramètres d’une possible issue à la guerre, en essayant d’y apporter des réponses aussi précises que possible.
La nature d’un possible règlement
Il y a tout d’abord la question de savoir si l’objectif doit être celui d’un simple arrêt des hostilités ou si ce cessez-le-feu doit être précédé, ou s’accompagner, d’un accord sur le cadre des discussions pouvant conduire à un règlement de paix. Dans le premier cas, l’Ukraine pourrait faire l’expérience de la situation coréenne telle qu’elle s’éternise depuis plus de soixante-dix ans ; dans le second, elle risque de répéter l’expérience malheureuse des négociations avortées d’Istanbul, ou celle des accords de Minsk. Ces derniers avaient fixé le cadre d’un possible règlement de paix en même temps qu’ils instauraient un arrêt du conflit ; mais le tout a débouché, après plusieurs années de discussions sans résultat, sur la guerre de haute intensité qui sévit encore aujourd’hui. Le choix relève, en fin de compte, de l’équilibre qui prévaudra dans les travaux d’approche menés en particulier par la nouvelle administration américaine. Si les responsables ukrainiens et leurs partenaires européens ne veulent pas être laissés à l’écart de ces tractations, ils doivent eux-mêmes avoir une idée du but qu’ils veulent atteindre.
Le contenu d’un accord de paix
Il y a ensuite les questions prioritaires pour une résolution du conflit. Celles-ci se dessinent aujourd’hui autour de trois paramètres : l’intégrité territoriale de l’Ukraine, son statut vis-à-vis de l’OTAN et les garanties de sécurité propres à dissuader de nouvelles agressions russes[6].
Sur ces différents aspects, la Russie a fait connaître très tôt ses conditions et les a rappelées[7] récemment par l’entremise du président Poutine lui-même : reconnaissance de l’annexion par la Russie de tous les territoires ukrainiens conquis militairement ; statut démilitarisé et stricte neutralité pour l’Ukraine, sans possibilité d’adhésion à l’OTAN ; enfin, contrôle politique de Moscou sur la nation ukrainienne, désormais intégrée dans la sphère d’influence de la Russie au même titre que le Bélarus ou la Géorgie.
Face à ces exigences russes, des solutions de compromis commencent à circuler du côté occidental, sans caution officielle à ce stade et à titre de ballons d’essai. Sont ainsi proposées des options comme celle d’acter l’acquis territorial russe sans le reconnaître formellement, d’ouvrir la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, assortie toutefois d’un échéancier à très long terme, ou encore de garantir la sécurité ukrainienne par une présence de forces européennes le long d’une éventuelle ligne de démarcation définie à l’occasion d’un cessez-le-feu.
De telles propositions représenteraient des concessions significatives à la Russie. Pour Donald Trump, peu intéressé par les considérations stratégiques et très réticent à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, ces idées auront l’avantage d’être en phase avec sa conception transactionnelle des relations internationales. Pour les alliés européens en revanche, un tel règlement de paix ne pourra susciter que méfiance et inquiétude. Les dirigeants ukrainiens, non sans raison, ont une faible confiance dans la capacité de leurs partenaires européens à se substituer à l’actuelle dissuasion américaine. De leur côté, les nations européennes sont hésitantes devant les lourdes responsabilités qu’elles devraient assumer au titre d’un tel accord, et devant le risque concomitant d’un retrait à terme des États-Unis. En outre, un tel accord installerait à la frontière orientale de l’UE une menace russe permanente, lourde de conséquences dans la perspective d’une adhésion à terme de l’Ukraine à l’UE[8]. On voit ainsi que toute sortie de la guerre d’Ukraine pose clairement la question plus large de l’avenir de la sécurité en Europe.
Les implications à long terme d’un accord
Il est évident que toute solution apportée à la crise ukrainienne porte en germe des conséquences directes sur l’équilibre géopolitique du continent. Qu’il s’agisse de l’engagement futur des troupes américaines en Europe ou des nouvelles responsabilités que les membres de l’UE pourraient assumer dans le cadre d’une défense européenne commune, l’avenir des relations transatlantiques en sera profondément transformé.
Il demeure que le partage de fardeau entre les partenaires transatlantiques ne peut se faire aux conditions posées par la Russie. Celle-ci défend en effet la vision d’un ordre sécuritaire en Europe inspiré par son obsession de préserver à son avantage une profondeur stratégique aussi large que possible, ce qui exige selon elle d’intégrer l’Ukraine dans sa zone d’influence. Cette conception, héritée des accords de Yalta, ne peut être acceptée par les nations européennes qui doivent, en étroite coordination avec la nouvelle administration Trump, opposer un front uni aux prétentions russes.
Pour autant, les Européens doivent faire preuve de lucidité. Beaucoup d’entre eux continuent de croire à la possibilité, au sortir du conflit ukrainien, d’un retour aux accords d’Helsinki et à une forme de coexistence pacifique avec la Russie. Sauf à infliger à ce pays une défaite stratégique peu réaliste, le résultat d’un éventuel accord de paix ne pourra être qu’un compromis fragile et soumis à la menace permanente d’une reprise des affrontements. Il faut donc que l’Europe se prépare à gérer pour de longues années un équilibre géopolitique incertain avec une Russie décidée à poursuivre ses efforts de déstabilisation.
Cette incertitude aura de multiples conséquences pour les futures relations des Européens avec Moscou. Il leur faudra apprendre à monter un dispositif de sécurité renforcé le long de leur frontière orientale, à gérer une politique de sanctions qui sera prolongée probablement pendant longtemps, et à conduire une action diplomatique capable de résister aux tentatives menées par la Russie pour saper l’influence européenne à travers le monde. Ce ne sera donc ni Yalta ni Helsinki, mais un ordre de sécurité instable qui mettra à l’épreuve la capacité de l’Europe à devenir un véritable acteur géopolitique.
Faute de s’être donné les moyens de mettre rapidement fin au conflit ukrainien, les Européens se trouvent aujourd’hui dans la position inconfortable d’avoir à choisir entre une victoire improbable et une défaite inacceptable. Ils ont cru à propos de l’Ukraine qu’ils pourraient gagner la guerre sans avoir à la faire ; ils pensent désormais qu’ils peuvent obtenir la paix sans avoir à la bâtir. Si l’Europe ne veut pas rester sur le pas de la porte d’une vraie démarche de paix, elle va devoir s’engager plus résolument dans le conflit ukrainien et manifester une vraie persévérance dans le soutien militaire, tout en déployant davantage d’agilité dans son action diplomatique. À sa manière, le retour de Donald Trump offre aux Européens l’occasion de se réveiller et de se doter enfin d’une pensée stratégique et d’un rôle géopolitique. Cette opportunité ne doit pas être ratée.
References
Par : Pierre VIMONT
Source : Institut Français des Relations Internationales