Trump, Poutine et l’arsenalisation du révisionnisme historique

Mis en ligne le 17 Avr 2025

Les antagonismes idéologiques sur la scène internationale semblent désormais se structurer non plus autour d’oppositions politiques mais autour de récits civilisationnels. S’inscrivant dans ce contexte, le papier vise à éclairer une entreprise de révisionnisme historique arsenalisé par l’administration Trump II. Un révisionnisme historique qui, selon l’autrice, fait fi de la capacité d’influence démocratique des Etats-Unis au bénéfice d’un récit aux accents nationalistes et impérialistes. Son analyse souligne à ce dernier égard une convergence de finalité des récits tenus à Washington et à Moscou, même si les méthodes employées peuvent en revanche diverger.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Maud Quessard, « Trump, Poutine et l’arsenalisation du révisionnisme historique », IRSEM, brève stratégique n°81 du 28 mars 2025. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRSEM.

Réécrire la fin de la guerre froide et redéfinir l’ordre mondial

Poutine manipule l’histoire de la chute de l’URSS pour légitimer sa politique impérialiste et criminalise les médias étrangers. Trump, quant à lui, déconstruit l’héritage libéral américain en démantelant ses propres instruments d’influence, affaiblissant l’architecture du soft power américain. Tous deux sapent conjointement les piliers de l’ordre occidental post-guerre froide. Sans alliance formelle ni coordination explicite, ils œuvrent parallèlement à désarmer l’Occident de ses leviers stratégiques.

L’année 2025 offre une séquence inédite dans l’histoire des relations transatlantiques, elle semble clôturer l’héritage de la guerre froide en brouillant les cartes des batailles idéologiques Est-Ouest. Loin d’être reléguée aux marges du débat géopolitique, la mémoire devient un
levier central d’affirmation stratégique. Vladimir Poutine, d’un côté, impose un récit selon lequel l’effondrement de l’URSS serait le fruit d’une machination orchestrée par l’Occident, « narratif » destiné à légitimer sa politique expansionniste. Donald Trump, de l’autre, adopte un révisionnisme singulier : non seulement il remet en cause le rôle des États-Unis en tant que leader de l’ordre libéral international, mais il sape activement les instruments sur lesquels reposait cette influence.

La seconde présidence Trump incarne donc une rupture majeure avec l’ordre mondial post-guerre froide et crée un schisme idéologique au sein de l’espace transatlantique. Abandonnant les alliances traditionnelles, le président américain promeut un rejet du multilatéralisme, valorise un nationalisme réactionnaire et un impérialisme hérité du XIXe siècle : le leader fort, la nation souveraine, la civilisation orgueilleuse, une relecture de la « Destinée manifeste ». Cette transformation idéologique ne se limite pas au discours. Elle se traduit par des mesures concrètes : purge de l’appareil d’État, sape des institutions démocratiques, attaques contre les médias indépendants, alignement avec des régimes autoritaires.

Parmi les mesures emblématiques figure l’offensive contre les médias publics internationaux connus sous le sigle USAGM. Mi-mars 2025, l’administration Trump signe un décret sans précédent : l’ensemble des personnels de Voice of America, Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), Radio Free Asia et Radio Marti sont placés en congé administratif. Présentée comme une opération de réduction des dépenses fédérales, cette décision s’inscrit en réalité dans une dynamique idéologique paradoxale visant à saborder les instruments du soft power américain. L’objectif de l’administration Trump de réduire la taille du gouvernement fédéral pourrait signifier moins de liberté de la presse à l’étranger, en particulier dans les pays dirigés par des dirigeants autocratiques (en Afrique, en Europe, en Amérique latine ou au Moyen-Orient).

RFE/RL, symbole de cette architecture médiatique, constituait depuis les années 1950 une pièce maîtresse de la diplomatie d’influence américaine. Pendant la guerre froide, financées en partie par la CIA, ces radios contournaient la censure soviétique et diffusaient des analyses critiques, des témoignages de dissidents et des nouvelles non censurées vers le bloc communiste. Elles étaient à la fois un contre-modèle informationnel et une arme stratégique pour affaiblir les régimes autoritaires.

Or depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine, RFE/RL avait retrouvé un rôle central, assurant la couverture du conflit, documentant les violations des droits humains par l’armée russe, et contrecarrant la propagande du Kremlin. Le Kremlin lui-même n’a cessé d’attaquer ces radios, allant jusqu’à les qualifier d’« agents étrangers » et interdire leurs opérations sur le sol russe.

Le coup de grâce vient paradoxalement de Washington, rappelant les heures sombres du maccarthysme. Le président de RFE/RL, Stephen Capus, dénonce cette décision comme « un immense cadeau aux ennemis de l’Amérique » ; pendant que Michael Abramowitz, directeur de Voice of America, déplore « le premier silence imposé à VOA depuis 83 ans ». Les premières émissions de VOA à destination de l’Europe de l’Ouest avaient débuté aux lendemains de Pearl Harbor. Des centaines de journalistes, sommés de rendre leur matériel professionnel, sont désormais mis à l’arrêt, privant les États-Unis d’un de leurs canaux essentiels de diffusion des valeurs démocratiques. Le gouvernement tchèque, pays hôte de RFE/RL, appelle officiellement l’Union européenne à intervenir pour sauver cette institution, prenant acte du désengagement américain.

Au-delà des justifications financières avancées par Trump, Kari Lake et Elon Musk, cette décision procède d’un choix plus fondamental : démanteler les outils d’influence libéraux hérités du XXe siècle. Elle s’inscrit dans un mouvement parallèle au démantèlement de l’USAID, qui affaiblit lui aussi les capacités d’influence démocratique des États-Unis. En privant volontairement les sociétés civiles des ex républiques soviétiques ou des régimes autoritaires d’informations indépendantes, l’administration Trump opère un retrait assumé du terrain de la guerre informationnelle, au bénéfice de puissances autoritaires concurrentes. De nombreux correspondants de VOA travaillent dans des régions déchirées par la guerre et des régimes autoritaires où les médias indépendants sont étouffés ou inexistants.

Cette remise en cause des institutions du soft power américain s’inscrit dans un contexte plus large où les affrontements idéologiques ne se structurent plus autour d’oppositions politiques/idéologiques classiques (capitalisme contre communisme), mais autour de récits civilisationnels malléables.

Depuis son retour au pouvoir en 2012, Vladimir Poutine a façonné un récit fondé sur la restauration du « monde russe », justifiant l’annexion de territoires et l’écrasement des oppositions internes. Xi Jinping en Chine met en avant la continuité millénaire de la civilisation chinoise pour renforcer son autorité, tandis que Modi en Inde et Erdogan en Turquie mobilisent leurs récits identitaires respectifs. Trump, en s’affranchissant des cadres multi-latéraux et en sabordant les instruments de l’influence libérale, s’inscrit pleinement dans cette dynamique.

L’impact du désengagement américain est considérable. Sous Trump II, les États-Unis cessent d’être garants du multilatéralisme et de la stabilité des alliances. Les capitales du monde – Moscou, Pékin, Ankara, New Delhi – comprennent que le concept même d’« Occident » est affaibli. Les institutions européennes peinent à combler ce « vide stratégique ». L’Europe, bien que lucide sur le danger, n’a pas encore trouvé les moyens d’assurer seule un grand récit au service de la défense des valeurs démocratiques dans un contexte où les rapports de force priment sur les normes communes.

Les méthodes divergent mais les objectifs se rejoignent. Poutine manipule la mémoire historique pour légitimer son impérialisme. Il expulse RFE/RL, contrôle l’information, criminalise la dissidence. Trump déconstruit l’héritage libéral américain, désarme ses relais médiatiques et humanitaires, critiquant systématiquement l’ordre établi par les États-Unis après 1945, et soutenu par les administrations démocrates successives héritières du siècle de Wilson (Wilsonian century).

Ni alliance formelle ni coopération explicite : c’est par la convergence de leurs politiques, pragmatique et transactionnelle pour Trump, qu’ils contribuent à affaiblir les structures héritées de la guerre froide, en érigeant chacun son propre récit civilisationnel au détriment du modèle libéral et des organisations multilatérales, au premier rang desquelles l’OTAN.

À l’heure de l’illibéralisme, les valeurs portées par la nouvelle administration américaine créent donc un schisme historique et idéologique majeur au sein de l’ancien bloc de l’Ouest. La mise sous cloche des médias publics américains à l’étranger, la marginalisation de RFE/RL, le repli stratégique des États-Unis traduisent ce changement profond de l’ordre international. Le démantèlement des outils d’influence ne constitue pas seulement un retrait tactique, mais participe d’une volonté de redéfinir les priorités nationales.

Ironie de l’histoire : la première résistance à ces coupes sombres de l’administration Trump pour sauver la liberté de la presse aux États-Unis sera portée par RFE/RL devant les tribunaux américains.

Dans ce contexte, il devient impératif pour les démocraties européennes de défendre des espaces d’information libre, de garantir des récits fondés sur des faits et d’investir dans la résilience des sociétés civiles car une mémoire falsifiée ou tronquée ne déforme pas uniquement le passé : elle conditionne les choix futurs.

La bataille pour le devoir de mémoire et la maîtrise des récits historiques n’est ni symbolique ni secondaire. Elle constitue le terrain sur lequel se joue l’avenir des démocraties.

Par : Maud QUESSARD
Source : IRSEM


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