A la veille des élections présidentielles américaines, ce papier envisage divers scenarii de politique étrangère des Etats-Unis, scenarii qui pourraient se concrétiser avec un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Les six scenarii imaginés s’appuient sur la configuration de l’écosystème des penseurs républicains en politique étrangère entourant le singulier candidat du Grand Old Party. Pour les auteurs de ce papier, trois groupes, trois « tribus » comptent et influent plus particulièrement au sein de cet écosystème. Trois groupes que l’on peut distinguer au regard de leur tropisme en matière de politique étrangère : les « restrainers » qui se focalisent sur les Etats-Unis, les « priotisers » qui se concentrent sur l’Asie, les « primacists » qui continuent à considérer un engagement international global.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Célia Belin, Majda Ruge, Jeremy Shapiro, « Penser un Trump 2.0 : six scénarios de politique étrangère inquiétants pour un second mandat », ECFR/Policy Brie. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’ECFR.
Imaginer la présidence Trump.
Nous vivons dans des temps agités. La menace russe est de retour en Europe tandis qu’une guerre brutale fait rage au Moyen-Orient. Le populisme déferle sur le continent européen, la Chine apparaît de plus en plus menaçante, et personne ne peut s’empêcher de garder les yeux rivés sur son téléphone. Mais dans ce maelström de difficultés, une perspective effraie les décideurs européens plus que toutes les autres : le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis.
Cette perspective est bien réelle. En mai 2024, Trump est en tête des sondages nationaux et dans cinq des six principaux swing states. De même, le traumatisme européen est toujours présent. Les Européens pansent encore leurs plaies du premier mandat de Trump : ils n’ont pas oublié les tarifs douaniers de l’ancien président, son profond antagonisme envers l’Union européenne et l’Allemagne, ou le retrait des États-Unis des accords de Paris sur le climat et de l’accord sur le nucléaire iranien. Ils ne se sont pas non plus remis des comportements grossiers de Trump lors des sommets internationaux, sans parler de ses menaces régulières d’un retrait de l’OTAN.
Au-delà de ces douloureux souvenirs, les Européens sont surtout préoccupés par les implications sécuritaires qu’aurait une seconde présidence Trump. Ses menaces renouvelées de se retirer de l’OTAN, son soutien aux attaques de la Russie contre des membres « délinquants » de l’OTAN et son affirmation de pouvoir résoudre la guerre en Ukraine « en 24 heures », prennent encore plus de poids dans le contexte de la guerre d’agression russe. Alors qu’il n’a jamais été aussi évident que les nations européennes ne peuvent pas se défendre sans recourir à l’OTAN et à l’aide des États-Unis, la poursuite de l’engagement des États-Unis en faveur de la sécurité européenne n’a jamais été moins sûre.
En cas de réélection de Trump, les implications pour l’Europe iront toutefois bien au-delà des enjeux de l’Ukraine et de la sécurité européenne. L’administration Trump mettra au défi les décideurs européens sur toute une série de questions : de la Chine au commerce, en passant par le climat et le Moyen-Orient. Pire encore, on pourrait voir se dessiner un autre cauchemar derrière les potentiels chocs de politique étrangère : l’émergence d’une coalition internationale qui servirait de cadre aux populistes d’Europe pour établir des liens privilégiés avec les Etats-Unis de Trump. La réélection de Trump pourrait bien inciter la droite populiste en Europe à faire obstruction aux politiques et aux initiatives communautaires de l’UE avec plus de détermination. Les partis d’extrême droite pourraient également chercher à obtenir le soutien des États-Unis lors des prochaines élections nationales, comme en Allemagne et en Pologne en 2025.
Les Américains pourraient encore bien sûr réélire Kamala Harris (màj 07/24), mais il reste simplement prudent d’imaginer ce qu’il arriverait dans le cas contraire. Afin de guider les Européens dans cette tâche, nous avons élaboré six scénarios de politique étrangère qui pourraient avoir lieu au cours de la première année d’un second mandat de Trump. Ces scénarios s’appuient sur les déclarations de Trump et sur celles de sa campagne, sur de nombreuses conversations privées et des séminaires que nous avons organisés avec des penseurs républicains, ainsi que sur des idées politiques émanant de think-tanks républicains. En hommage au monde d’imaginations améliorées par l’IA qui pourrait nous attendre, nous avons créé des images à l’aide de ChatGPT pour illustrer chaque scénario. Cela n’aurait pas été possible il y a seulement deux ans et sert d’indicateur sur le rôle que jouera l’IA dans notre avenir.
L’écosystème élargi des penseurs Républicains aura une grande importance pour la politique étrangère de la nouvelle administration Trump. Trump contrôle le parti républicain : il en domine les orientations politiques, détermine son narratif et jauge l’éventail des opinions acceptables. Mais Trump reste aussi imprévisible et incohérent que ChatGPT sur de nombreuses questions de politique étrangère, si ce n’est sur la plupart d’entre elles.
Au sein de limites larges fixées par Trump, c’est le personnel qui fera la politique, c’est-à-dire que les personnes qu’il nommera à des postes clés auront un impact énorme sur la politique étrangère de l’administration. Mais personne, y compris probablement Trump lui-même, ne sait encore qui ces personnes pourraient être. Dans cet article, nous tentons d’anticiper ses décisions majeures en termes de politique étrangère, qui restent des hypothèses hautement spéculatives. Pour prédire la politique étrangère de Trump, une compréhension de la pensée républicaine dans son ensemble sera plus utile que le classique jeu de salon consistant à deviner qui sera le prochain conseiller à la sécurité nationale ou le prochain secrétaire d’État.
Trois principaux camps ou « tribus » républicains en matière de politique étrangère se disputent actuellement l’influence : les « primacists », les « prioritisers » et les « restrainers ». Le segment dominant au sein du groupe parlementaire du Congrès et de l’establishment de Washington est constitué par les primacists traditionnels. Ils sont favorables au maintien du leadership mondial des États-Unis et à une forte présence militaire américaine dans le monde. Les restrainers, qui souhaitent une diminution radicale du rôle des États-Unis dans le maintien de la sécurité internationale, semblent bénéficier du soutien de la base électorale républicaine. Les prioritisers jouissent d’un soutien moindre parmi les électeurs. Mais leurs invitations à une politique étrangère américaine étroitement centrée sur l’Asie et la Chine exercent une influence croissante au sein des cercles de réflexion en politique étrangère.
Au cours des neuf années qui se sont écoulées depuis qu’il s’est lancé dans la course à la présidence, Trump a lui-même oscillé entre ces trois camps. Lors de sa campagne pour l’élection de 2024, il a publiquement pris ses distances avec le camp des primacists, les qualifiant de « mondialistes » et de « bellicistes ». Mais les trois camps seront influents dans son administration et resteront en concurrence idéologique entre eux. Aujourd’hui, ils s’efforcent tous d’élaborer un discours de politique étrangère cohérent qui plaira aux instincts et aux intérêts de Trump – une sorte de « compétition pour l’esprit Trump ». Ils cherchent tous à faire installer (ou à être) les responsables politiques qui détermineront le programme de politique étrangère de Trump au cours de son second mandat.
Les six scénarios traduisent notre compréhension de l’équilibre des forces entre les trois tribus sur la question, ainsi que les positions parfois cohérentes de Trump. Ils sont, à notre humble avis, éminemment plausibles. Cependant, ces scénarios sont très loin d’être inévitables et sont seulement destinés à stimuler la réflexion. Plutôt que de faire des prédictions, ils soulignent simplement ce qui pourrait vraisemblablement mal tourner. Nous espérons que ces potentialités encourageront les Européens à réfléchir à la manière dont ils peuvent aborder les compromis très difficiles qui les attendent. Peut-être pourront-ils même inciter les gens à cesser de regarder autant leur téléphone.