Le recourt croissant au vocable de « Sud global » traduit le bouleversement de la scène géopolitique mondiale et y souligne le déclin relatif de l’Occident. Ce « Sud global » n’est pas exempt de complexité, ni de rivalités entre les pays que l’expression recouvre. La relation entre la Chine et l’Inde s’avère une des clefs du nouvel ordre international en gestation. L’auteur de ce papier explore les arcanes de compétition stratégique, diplomatique, économique entre les deux géants démographiques asiatiques. Une compétition, au miroir du « Sud global » donc, et plus globalement, à celui de l’échiquier mondial.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Gilles Boquérat, « La compétition sino-indienne au miroir du « Sud global » », Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS). Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).
Le 1er décembre 2023, l’Inde a transmis au Brésil la présidence tournante du G20, qui fut l’occasion de plus de 200 rencontres dans 60 villes indiennes, avec en point d’orgue de ce forum de coopération économique internationale le dix-huitième sommet, qui se tint les 9 et 10 septembre 2023 à New Delhi. Les chefs d’Etat ou de gouvernement des pays concernés étaient présents à l’exception notable de Vladimir Poutine[1] et de Xi Jinping, le premier ayant délégué Sergueï Lavrov, le second le Premier ministre Li Qiang. Narendra Modi s’évita ainsi le risque de voir des frictions bilatérales assombrir ce qui fut salué par la presse indienne comme un succès personnel pour le Premier ministre.
L’expression sanscrite « vasudhaiva kutumbakam » (le monde est une famille), dont il fait grand usage et qui n’est pas sans rappeler le « One World » de Nehru (et revisitée au besoin en « One Earth, One Family, One Future »), a servi de fil rouge à la présidence indienne. New Delhi a réussi à faire adopter une déclaration par consensus à l’issue du sommet malgré les différences d’opinion quant à la situation internationale. Un témoignage pour le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, de ce que « l’Inde est prête pour le monde » et « le monde est prêt pour l’Inde »[2]. Dans la même verve universaliste et auto-glorificatrice, Modi avait déclaré quelques semaines plus tôt, à l’occasion du discours annuel prononcé depuis le Fort Rouge de Delhi célébrant l’indépendance du pays, que l’Inde était un « vishwa mitra » (un ami du monde) et un « vishwa ka atut saathi » (un partenaire fiable pour le monde)3. Et celui qui entend faire de l’Inde un « vishwa guru » (un maître spirituel pour le monde) avait annoncé avec emphase le 23 août, en plein sommet des BRICS, que le succès de la mission lunaire Chandrayaan[3], posant pour la première fois un module près du pôle Sud de l’astre et y déployant un robot mobile, appartenait à toute l’humanité.
Représenter le « Sud global »
Que l’Inde soit de plus en plus visible et écoutée au niveau international est un sentiment largement partagé par l’opinion publique indienne. Un sondage réalisé par le Pew Research Center montre que près de 70 % des personnes interrogées considèrent que l’influence de l’Inde dans le monde ne cesse de croître[4]. Le G20 a été l’occasion pour Modi « de faire valoir les aspirations marginalisées des pays en développement », que cela porte sur la sécurité alimentaire et sanitaire, le développement durable ou le financement de la transition climatique[5]. Le Premier ministre se dit prêt à endosser le rôle de porte-parole du « Sud global », une position confortée en l’occasion par la décision prise lors du sommet d’entériner l’adhésion de l’Union africaine au G20. Dans cette quête de représentation des intérêts de pays assimilés à l’ancien Tiers-Monde, le rival chinois avait réuni quelques jours plus tôt à Pékin les responsables de cinquante Etats africains pour le troisième forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité, qui participait des initiatives pour le développement mondial et la sécurité internationale proposées par Xi Jinping en 2021-2022. A la mi-octobre 2023, Pékin a par ailleurs organisé le troisième forum des nouvelles routes de la soie. De son côté, dans le cadre de la présidence du G20, l’Inde avait organisé en début d’année une première rencontre en vidéoconférence baptisée « Voice of Global South Summit », avec la participation de 125 pays[6]. Une seconde rencontre en distanciel s’est déroulée en novembre 2023, au cours de laquelle le ministre indien des Affaires étrangères a alerté sur le piège de la dette, la dépendance en temps de crise et la nécessité d’œuvrer à la fiabilité des chaînes d’approvisionnement. Et de rappeler l’attachement de l’Inde au développement des pays du Sud en évoquant un large éventail de projets mis en œuvre par New Delhi dans 78 pays : « Ces projets sont axés sur la demande, orientés vers les résultats, transparents et durables »[7].
Amitabh Mattoo, un spécialiste indien des relations internationales, est allé jusqu’à considérer que « le sommet de New Delhi restera comme celui où une grande partie du reste du monde a reconnu l’Inde comme une alternative à la Chine, si ce n’est la seule »[8]. Pour d’autres analystes, la différence d’approche tient au fait que New Delhi considère « le Sud global sous l’angle d’intérêts partagés et espère servir de pont entre le Nord global et le Sud global » alors que de son côté, « Pékin s’adresse aux pays du Sud dans le but de faire pencher la balance en sa faveur dans la compétition stratégique qui l’oppose aux États-Unis »[9]. A l’issue de la onzième réunion de la commission ministérielle trilatérale du forum de dialogue Inde-Brésil-Afrique du Sud (IBSA), c’est au nom de valeurs et principes partagés (réforme du multilatéralisme, démocratie participative, respect des droits humains, primauté du droit international, etc.) que ces « grandes démocraties pluralistes, multiculturelles et multiethniques » entendent être un pont entre le Sud et le Nord[10]. Les allusions à la Chine peuvent être frontales. Pour un éditorialiste de l’Hindustan Times, l’absence de Xi Jinping à New Delhi était la marque « de l’orgueil démesuré de Pékin, en particulier de son mépris pour la coopération internationale à moins que la Chine n’en fixe les conditions, et de son malaise croissant face à l’attitude et à la position de l’Inde dans le monde »[11]. On observe, côté indien, que la Chine ne manque pas une occasion de discréditer, sur les réseaux sociaux, les ambitions de l’Inde sur la scène internationale, notamment lors de la présidence indienne du G20 à New Delhi[12]. Si ce type de propos s’inscrit dans le cadre d’une lutte d’influence au sein des pays en développement remontant au temps de la Guerre froide, cette rivalité s’est nourrie, ces dernières années, des tensions frontalières avec le déploiement de 50 000 à 60 000 soldats de part et d’autre de la « ligne actuelle de contrôle » (LAC selon l’acronyme anglais).
La poursuite de la militarisation de l’Himalaya
Lors de sa visite à New Delhi en avril 2023, l’ex-ministre chinois de la Défense, le général Li Shangfu, avait affirmé que la situation sur la frontière étant « stable », le temps était venu de revenir à des relations apaisées – un propos inaudible pour les Indiens. Pire, fin août 2023, les autorités chinoises font à nouveau paraître une carte du pays intégrant l’Arunachal Pradesh et l’Aksai Chin dans le territoire de la République populaire de Chine, cela quelques jours après que Narenda Modi et Xi Jinping se sont entendus, lors du sommet des BRICS, pour intensifier les efforts en vue de parvenir à une désescalade sur la frontière[13]. Un mois plus tard, Jaishankar, au cours d’une intervention devant le Council on Foreign Relations, réitéra que la Chine n’avait jamais fourni d’explications « défendables » pour son comportement sur la frontière en juin 2020 lors d’un affrontement sanglant à Galwan pour lequel Pékin est tenu responsable et qui fit vingt morts côté indien. La confrontation était survenue quelques mois après que le gouvernement Modi a abrogé, en août 2019, l’autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire. Cette décision avait été dénoncée par la Chine et son allié pakistanais (tout comme Pékin refusa de reconnaître la rétrogradation de l’Etat de l’Union indienne en deux Territoires de l’Union, dont celui frontalier du Ladakh). Selon le ministre des Affaires étrangères, qui fut ambassadeur de l’Inde en Chine entre 2009 et 2013, il est très difficile d’avoir des relations normales avec un pays qui a rompu les accords qui devaient prévenir tout incident meurtrier sur la LAC[14] – une référence aux différents accords signés en 1993, 1996 et 2005 censés maintenir la paix et la tranquillité sur la frontière commune[15].
Source : « India And China On The Depsang Plains », Believers IAS Academy, 4 juin 2023
Les soldats indiens passent un nouvel hiver à des altitudes supérieures à 3 000 mètres dans la partie orientale du Ladakh. L’armée y a déployé plus de 400 chars T-72 et T-90 d’origine russe et des véhicules de combat d’infanterie, un nombre trois fois supérieur à ce qu’il était avant l’incident meurtrier de Galwan[16]. Il faut y ajouter les pièces d’artillerie, les missiles sol-air Akash, et autres matériels de surveillance, comme les radars et les drones. Pour abriter ce déploiement, des infrastructures ont vu le jour et des précautions ont été prises pour s’assurer que les hommes et les armements puissent rester opérationnels malgré des températures bien inférieures à 0°. Avant même l’escarmouche de Galwan, des patrouilles indiennes s’étaient retrouvées dans des face-à-face tendus avec des soldats chinois sur des territoires que les deux parties revendiquent comme leurs. Ainsi à Chumar, un village situé à l’ouest de Demchok, en septembre 2014, puis l’année suivante à Burtse, dans la plaine de Depsang.
Le mécanisme de travail pour la consultation et la coordination sur les affaires frontalières, impliquant diplomates et hauts fonctionnaires, et le vingtième cycle de discussions entre les commandants de corps des deux pays, qui s’est tenu les 9 et 10 octobre 2023[17], n’ont pas permis de parvenir à une solution globale à propos du contentieux sur le tracé de la LAC. Il a été néanmoins possible de trouver un accord pour un désengagement permettant d’éviter que les troupes des deux pays se trouvent en contact direct sur cinq points de friction (vallée de Galwan, les rives nord et sud du lac de Pangong, Gogra, Hot Springs). Les zones tampons équidistantes ainsi créées privent cependant les patrouilles indiennes d’un accès à des endroits précédemment visités. Les négociations achoppent toujours sur deux points sensibles de la LAC : au nord, la plaine de Depsang dans le secteur stratégique de Daulet Beg Oldi, et, au sud, Demchok au lieu-dit Charding Ninglung Nullah. À Depsang, la Chine voudrait que l’ensemble de la zone tampon se trouve en territoire indien. La poursuite du dialogue doit au moins permettre le respect des protocoles frontaliers existants et l’échange préalable d’informations sur les patrouilles afin de prévenir le risque d’affrontements sur le terrain.
Dans l’attente d’un hypothétique règlement apte à satisfaire les deux parties, et face à une persistance des tensions, il est surtout question pour New Delhi de rattraper le retard existant par rapport à l’Armée populaire de libération en termes de capacités opérationnelles. Celles-ci ne cessent de croître grâce notamment à l’amélioration des infrastructures de transport, permettant le déploiement rapide de troupes le long de la LAC, facilitant l’approvisionnement des avant-postes par les garnisons situées à l’arrière et l’apport de matériaux pour le renforcement et la protection de l’arsenal militaire. Il existe plus de cinquante aéroports et héliports au Tibet et au Xinjiang, dont certains proches de la LAC. Les aéroports de Lhassa Gonggar, à quelque 250 kms de la ville stratégique indienne de Tawang, de Ngari Gunsa au Tibet occidental, ainsi que celui d’Hotan au Xinjiang ont été agrandis et disposent d’abris renforcés pour les avions de chasse. Ailleurs sur le plateau tibétain, l’aéroport de Rikaze Dingri, ouvert en décembre 2022, est situé à une soixantaine de kilomètres de la frontière alors que l’aéroport de Ngari Burang en cours de construction n’est guère qu’à 400 kilomètres à vol d’oiseau de la capitale indienne. Une nouvelle ligne de chemin de fer reliant Shigatse au Tibet à Hotan au Xinjiang, et traversant des régions situées non loin de la frontière, est prévue à l’horizon 2035.
Un premier tronçon de cette ligne devrait être achevé d’ici à 2025. Parallèlement, des travaux ferroviaires sont réalisés pour réduire le temps de déplacement entre le Yunnan, qui abrite plusieurs brigades de l’armée de Terre, et le Tibet. Par ailleurs, Nyingchi, distant d’une quarantaine de kilomètres de l’Arunachal Pradesh, est relié à Lhassa par une voie ferrée depuis juin 2021.
Pékin prévoit un nouvel axe routier stratégique reliant le Tibet au Xinjiang, encore plus proche de la LAC que la route G219, qui doit être doublée d’un axe ferroviaire et qui avait, dans les années 1950, alerté les Indiens sur les prétentions chinoises sur l’Aksai Chin[18]. La construction d’une route a été à l’origine d’une phase de tension en juin 2017, à Doklam, situé à un tripoint entre la vallée tibétaine de Chumbi au nord, la vallée de Ha au Bhoutan à l’est et le Sikkim indien à l’ouest. Le plateau de Doklam est l’objet d’un litige frontalier entre la Chine et le Bhoutan ; il est stratégiquement important pour l’Inde du fait de sa proximité avec le couloir de Siliguri. Le royaume himalayen, lié à l’Inde par un traité d’amitié renouvelé en 2007, sollicita alors une intervention indienne, ce qui conduisit à un face-à-face entre troupes indiennes et chinoises qui dura plus de deux mois. Si un accord fut trouvé sur le retrait des troupes à la veille du sommet des BRICS à Xiamen en septembre 2017, dans les faits la Chine a renforcé sa présence dans la région de Doklam.
Source : « China-India border tension: Satellite imagery shows Doklam plateau build-up », BBC, 26 janvier 2018
Il est difficile, pour la partie indienne, de voir dans ces aménagements et projets des réalisations à caractère purement défensif. Soucieuses de ne pas être en reste dans le développement d’infrastructures permettant de déplacer plus rapidement des troupes et du matériel, les autorités indiennes ont ces dernières années accéléré la construction de voies de communication. Dans le cadre de la troisième phase du programme India-China Border Roads (ICBR), le gouvernement entend initier la construction de 37 routes supplémentaires couvrant 875 kilomètres le long de la frontière avec la Chine et dont une portion significative se trouvera en Arunachal Pradesh. Ainsi, un axe routier allant de Bomdila à Vijoynagar, traversant tout cet Etat de l’Union d’ouest en est, doit être achevé en 2026-2027. En décembre 2022, des soldats indiens ont dû s’opposer à une intrusion chinoise au nord du district de Tawang, dans la région de Yangste.
Ces infrastructures doivent compléter celles en cours de construction dans le cadre des phases 1 et 2 du programme ICBR, qui porte sur 1 435 kilomètres de routes dans les Etats frontaliers de l’Union indienne. Le ministre de la Défense, Rajnath Singh, a lancé à la mi-septembre 2023 90 nouveaux projets d’infrastructures (63 ponts, 22 routes, un tunnel, deux aérodromes et deux héliports) réalisés par la Border Roads Organisation (BRO) et répartis dans onze États ou Territoires de l’Union, à commencer par l’Arunachal Pradesh (36 projets) et le Ladakh (26 projets)[19]. Ils s’ajoutent aux 205 projets auxquels la BRO s’est déjà attelée ces dernières années[20]. Dans la partie orientale du Ladakh, les travaux portent sur la route Chushul-Dungti-Fukche-Demchok et l’axe Likaru-Mig La-Fukche, qui doit être la plus haute route carrossable au monde à près de 6 000 mètres d’altitude. La voie stratégique de Darbuk à Shyok et Daulat Beg Oldie (DBO), où se trouvent un camp militaire et une piste d’atterrissage pouvant accueillir des avions de transport comme le C130, est en cours d’amélioration à proximité de la plaine de Depsang, lieu d’importance stratégique car proche du tripoint entre l’Inde, la Chine et le Pakistan. Du fait de la vulnérabilité de cette voie longeant la LAC, une route alternative d’accès à DBO est en construction, via la vallée de la Nubra, Sasoma et le col de Sasser. L’aérodrome de Nyoma, une des trois pistes d’atterrissage avancées au Ladakh, avec DBO et Thoise, est aménagée pour accueillir à 4 000 mètres d’altitude non plus seulement des avions de transport mais aussi des avions de chasse. En Arunachal Pradesh, le tunnel de Sela, situé à 4 000 mètres d’altitude, doit devenir prochainement opérationnel afin de faciliter l’acheminement pérenne de soldats et de matériel vers des postes avancés dans le secteur stratégique de Tawang. Les chemins de fer indiens sont aussi chargés de la construction de trois lignes dans le nord-est du pays : Bhalukpong-Tawang (Arunachal Pradesh), Silapathar (Assam)-Along (Arunachal) et Rupai (Assam)-Pasighat (Arunachal Pradesh).
La création par les autorités chinoises de villages modèles « Xiaokang » dans les préfectures de Shigatsé, Lhokha, Nyingchi et Ngari en bordure de l’Arunachal Pradesh, du Bhoutan, et du secteur central de la frontière a également suscité l’attention. En réponse, New Delhi a lancé le programme « Vibrant Villages », inauguré par le ministre de l’Intérieur, Amit Shah, en avril 2023 à Kibithoo (Arunachal Pradesh). Le programme vise notamment à désenclaver progressivement 2 967 villages situés dans 19 districts limitrophes de la Chine de la LAC et à y fixer les populations en améliorant leurs conditions d’existence. Dans un premier temps, 663 villages frontaliers sont concernés. Les villages pourront alors être les yeux et les oreilles devant prévenir des intentions hostiles du voisin chinois. En octobre 2023, pour la fête de Dussehra, qui symbolise la victoire du bien contre le mal, c’est le ministre indien de la Défense, Rajnath Singh, qui s’est rendu à Tawang pour déposer une gerbe au monument aux morts dédiés aux soldats tombés lors de la guerre sino-indienne de 1962.
Un effort constant est opéré pour renforcer les capacités militaires mais un déséquilibre des moyens susceptibles d’être déployés de part et d’autre est pris en compte. En effet, si le PIB indien se situait à plus de 80 % du PIB chinois en 1990, il n’en représente plus aujourd’hui qu’environ 20 %[21]. En décembre 2023, l’armée de Terre et l’Indian Air Force (IAF) ont obtenu l’acquisition de 156 hélicoptères légers de combat Prachand, codéveloppés par HAL et Safran, pour déploiement le long des frontières avec la Chine et le Pakistan, en complément des 22 hélicoptères d’attaque Boeing AH-64 Apache déjà détenus par l’IAF et de six autres devant être fournis à l’armée de Terre en 2024. Autre exemple, l’armée a déployé son premier régiment d’obusiers remorqués de 155 mm Dhanush près de la frontière chinoise. Le chef des forces aériennes, Vivek Ram Chaudhuri, se veut positif en estimant que « dans les endroits où nous ne pouvons pas vraiment contrer le nombre ou la puissance de l’adversaire, nous relèverons les défis grâce à de meilleures tactiques et formations. Notre objectif est de rester dynamiques et de ne pas rester seulement fixés sur le déploiement de moyens dans des zones particulières. Nous avons des plans de guerre flexibles que nous révisons en permanence sur la base des données ISR que nous recevons »[22].
Le difficile desserrement des liens économiques avec la Chine
Si l’Inde affiche une détermination à combattre l’expansionnisme chinois sur sa frontière himalayenne, elle aimerait également pouvoir réduire sa dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine – une tâche qui paraît ardue tant le déséquilibre des échanges est abyssal. Lors de l’exercice budgétaire courant d’avril 2022 à mars 2023, les importations venues de Chine étaient plus de six fois supérieures aux exportations indiennes vers ce pays[23]. Un déséquilibre qui a donné au ministre du Commerce, Piyush Goyal, une occasion supplémentaire de justifier la décision indienne de ne pas adhérer au Partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership), qui, s’il aurait permis d’accroître les échanges commerciaux bilatéraux, aurait surtout contribué à augmenter le déficit indien[24]. En août 2023, le gouvernement informa le Parlement que les importations indiennes en provenance de Chine avaient augmenté pour au moins 25 grands groupes de marchandises, tels que l’électronique grand public, les composants automobiles et les produits sidérurgiques et chimiques[25]. Cette annonce survenait quelques jours après l’annonce par le gouvernement de son intention d’imposer l’obtention d’une licence pour l’importation d’ordinateurs portables, de tablettes et d’ordinateurs personnels, une mesure visant directement la Chine[26]. Face aux inquiétudes des entrepreneurs, le gouvernement a décidé de mettre seulement en place un système de gestion des importations, mais l’objectif de stimuler la production locale demeure.
Cette décision s’ajoutait à celles précédemment prises pour espérer réduire la dépendance aux importations chinoises et contrôler les investissements de la RPC. En avril 2020, une modification des règles en matière d’investissements directs étrangers avait été annoncée, prévoyant que les pays partageant une frontière terrestre avec l’Inde devraient désormais requérir l’accord du gouvernement, et ne seraient donc plus automatiquement autorisés dans les secteurs ne faisant pas déjà l’objet de restrictions de nature stratégique. Ces tentatives d’encadrement ont aussi vu des organismes indiens enquêter sur plusieurs entreprises chinoises en matière d’évasion fiscale, d’irrégularités sur le taux de change et le blanchiment d’argent[27].
Si face à l’interdiction d’applications chinoises, comme Tik Tok, dans la foulée de l’affrontement de Galwan, l’Inde pouvait puiser dans les compétences internes en matière de software pour fournir une alternative, cela est loin d’être toujours le cas et ce n’est pas sans risque en l’absence d’alternatives locales, notamment lorsqu’il est impossible de trouver en Inde des composants comme les semi-conducteurs, ou alors à un coût plus élevé. Le ministère des Finances avait publié en 2020 une ordonnance stipulant que, pour les marchés publics, l’importation d’une liste de biens en provenance de pays ayant des frontières terrestres avec l’Inde ne serait pas autorisée si le fournisseur n’était pas enregistré auprès du gouvernement indien. Mais en mai 2023, le gouvernement a exempté les entreprises du secteur public de cette contrainte dans le cas de composants utilisés dans des projets solaires qui avaient vu leur coût augmenter. Plus des deux tiers des smartphones disponibles en Inde sont importés de Chine. Le gouvernement indien essaie bien d’encourager la fabrication locale dans le cadre du programme d’incitations à la production (Production-Linked Incentives), qui prévoit des aides financières aux entreprises développant leur production dans le pays. Les trois premiers secteurs concernés étaient les produits pharmaceutiques, l’électronique et les appareils médicaux, avant de s’étendre à d’autres secteurs.
En décembre 2020, le gouvernement indien avait publié une directive à l’intention des fournisseurs de services de télécommunications, leur demandant de se fournir en équipements auprès de « sources fiables ». En mai 2021, le gouvernement indien a invité toutes les entreprises de télécommunications, à l’exception de Huawei et ZTE, à participer aux essais du réseau 5G en Inde. Les principaux opérateurs indiens de services de télécommunications (Reliance Jio et Bharti Airtel) et Vodafone Idea se sont tournés vers des entreprises comme Ericsson et Samsung non susceptibles de constituer un risque pour la sécurité nationale. Lors de la visite du Premier ministre Modi aux États-Unis en juin 2023, il fut décidé de lancer des groupes de travail sur la recherche et le développement des technologies 5G/6G et sur les normes liées au déploiement du réseau d’accès radio ouvert (Open RAN) permettant l’interopérabilité entre les équipements de réseaux cellulaires proposés par différents fournisseurs de télécommunications. L’initiative sur la résilience des chaînes d’approvisionnement (Supply Chain Resilience Initiative) en technologies critiques est aussi au menu du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad), regroupant l’Australie, les Etats-Unis, l’Inde et le Japon. D’ailleurs, avant le sommet des dirigeants du Quad à Tokyo en mai 2023, les États-Unis ont lancé le cadre économique indo-pacifique (Indo-Pacific Economic Framework) avec treize autres pays de la zone[28], l’objectif en étant de permettre à ces pays de s’affranchir d’une dépendance excessive à la Chine.
Pour autant, l’Inde doit composer avec la Chine au sein des BRICS. Ainsi l’évocation d’une monnaie commune aux BRICS susceptible d’être une alternative au dollar américain pour leurs échanges est accueillie avec circonspection en Inde si cela doit faire du yuan la monnaie de référence. Contester une hégémonie occidentale au sein du processus de décision dans les instances financières internationales est une chose, donner à Pékin un rôle dominant en est une autre. Récemment, New Delhi, qui a largement profité de rabais obtenus sur les importations de pétrole brut russe, a signifié sa désapprobation face à une demande de Moscou souhaitant qu’une partie de ces importations soient réglées dans la monnaie chinoise[29]. Pékin est le plus gros contributeur au fonds de réserve d’urgence des BRICS, avec un apport de 41 milliards de dollars contre 18 milliards pour l’Inde. Si New Delhi se méfie d’une emprise chinoise sur la gouvernance économique des BRICS, le paradoxe veut que l’Inde soit le premier bénéficiaire de projets soutenus financièrement par la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, dont le principal contributeur au capital est Pékin[30].
La volonté indienne de participer à des projets susceptibles de contribuer à des alternatives aux nouvelles routes de la soie s’est à nouveau illustrée lorsqu’en marge du sommet du G20 à New Delhi a été annoncé le lancement d’un corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe. Le projet s’inscrit dans le cadre du Partenariat pour l’infrastructure et l’investissement dans le monde (PGII selon l’acronyme en anglais) voulu par Washington et repris au sein du G7. Un protocole d’accord a été signé associant, aux côtés de Modi et de Biden, Ursula von der Leyen, Emmanuel Macron, Olaf Scholz, Giorgia Meloni, Mohammed bin Salman, et Mohammed bin Zayed Al Nahyan. Le tronçon oriental du projet – du fret maritime entre les ports de la côte occidentale de l’Inde et ceux de la côte orientale de la péninsule arabique – et la partie occidentale à travers la mer Méditerranée seraient reliés par une liaison ferroviaire et des infrastructures énergétiques à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie et aboutissant dans le port israélien d’Haïfa. La réalisation du projet, s’inscrivant aussi dans le cadre du forum de coopération économique I2U2 (India-Israel-United States-United Arab Emirates), apparu en 2021, paraît toutefois compromise par le retour d’une période de fortes tensions au Proche-Orient.
Les contacts avec l’autre Chine
Si la position officielle de l’Inde est celle de l’unicité de la Chine, New Delhi maintient des contacts avec Taïwan. L’Inde et la République de Chine, qui n’ont donc pas de relations diplomatiques formelles, ont établi pour la première fois en 1995 des bureaux de représentation dans leurs capitales respectives. Si New Delhi possède le Bureau de l’Association Inde-Taipei dans la capitale de Taïwan, il existe un Centre économique et culturel de Taipei à New Delhi auquel s’est ajouté un autre centre, à Chennai, en décembre 2012. Ces bureaux ont une fonction consulaire et sont chargés de promouvoir la coopération dans les domaines du commerce, de l’investissement, du tourisme, de l’éducation, de la science et de la technologie. Taïwan a annoncé, en octobre 2023, son intention d’ouvrir un nouveau bureau à Mumbai. Les importations en provenance de Taïwan ont significativement augmenté au cours des dernières années (elles sont trois fois supérieures aux exportations indiennes vers l’île)[31]. Taïwan entend aussi être présent dans l’enseignement du mandarin à la faveur de la volonté du gouvernement d’être plus regardant sur les activités des instituts Confucius en Inde (il en existe deux, rattachés à l’université de Mumbai et à l’institut de technologie de Vellore). En avril 2022, il fut décidé qu’un établissement d’enseignement supérieur indien souhaitant établir un institut Confucius devra non seulement recevoir l’aval du ministère des Affaires extérieures, mais aussi veiller à ce que la coopération envisagée entre dans le cadre du Foreign Contribution (Regulation) Act, dont l’application relève du ministère de l’Intérieur[32]. Taïwan a contribué financièrement à la création de 29 centres d’enseignement du mandarin, notamment dans des universités privées comme la Rashtriya Raksha University, située à Gandhinagar au Gujarat et décrite comme ciblant l’acquisition d’un culture stratégique et sécuritaire[33]. Taïwan souffre toutefois d’un déficit d’image en Inde à en croire un sondage réalisé par Pew Research Center et montrant qu’il y a seulement 37 % d’opinions favorables envers l’île pour 43 % d’opinions défavorables[34] – une perception qui reste toutefois plus positive que celle de la Chine : 67 % des personnes interrogées ont une opinion négative de la RPC, voire très négative pour 50 % d’entre elles[35].
Des entreprises technologiques taïwanaises, soucieuses de diversifier leurs chaînes d’approvisionnement au-delà de la RPC considèrent l’Inde comme une alternative prometteuse. En 2017, New Delhi et Taipei ont signé un pacte d’investissement bilatéral visant à protéger les investissements taïwanais. New Delhi verrait favorablement l’implantation de fabricants de puces électroniques, comme le géant des semiconducteurs, Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation, d’autant qu’il existe une complémentarité entre les capacités indiennes en matière de logiciels et celles de Taïwan dans le domaine du hardware. L’entreprise taïwanaise Foxconn, présente en Inde depuis 2005, possède une usine de fabrication d’iPhone pour Apple au Tamil Nadu et a d’autres projets dans le sud de l’Inde.
Des canaux de communication informels sont maintenus entre les deux pays. Depuis de nombreuses années, Taipei entretient des contacts non officiels avec des officiers supérieurs retraités des forces armées indiennes. Ainsi, Manoj Mukund Naravane, le précédent chef d’état-major de l’armée indienne (2019-2022), R.K.S. Bhadauria, à la tête des forces aériennes entre 2019 et 2021, et Karambir Singh, l’ancien chef de la Marine (2019-2021) et actuel président de la National Maritime Foundation, ont été invités dans l’île en août 2023 pour participer au dialogue sur la sécurité dans l’Indopacifique dans le cadre du septième forum Ketagalan. Cette présence à un événement organisé par le ministère taïwanais des Affaires étrangères et inauguré par la présidente Tsai Ing-wen n’est pas passée inaperçue à Pékin, qui n’a pas manqué de rappeler que New Delhi devrait s’en tenir à la politique officielle de la Chine unique et ne pas mener de coopérations sécuritaires avec Taïwan. La délégation indienne a également eu un échange à huis clos à l’Institute of National Defence and Security Research, le principal groupe de réflexion du ministère taïwanais de la Défense.
La question du positionnement indien en cas d’invasion de Taïwan par la Chine continentale se pose inévitablement. Le général Anil Chauhan, nouveau chef d’état-major, aurait lancé une étude sur la manière dont l’Inde pourrait être concernée par un conflit à propos de Taïwan, et sur la manière dont Delhi devrait y répondre[36]. La liberté de navigation dans le détroit de Taïwan et la mer de Chine méridionale est de grande importance pour les échanges commerciaux indiens. Un conflit aurait des répercussions sur l’économie indienne en termes de flux commerciaux et de sanctions imposées à la RPC. Même si l’Inde est le seul membre du Quad n’ayant pas d’alliances formelles avec les autres membres, ceux-ci auront des attentes sur un soutien de l’Inde d’autant que New Delhi a signé plusieurs accords de défense avec Washington dont celui portant sur l’accès réciproque à des installations militaires de l’autre partie pour le ravitaillement et le soutien logistique. Dans le cas où Taïwan reviendrait dans le giron de Pékin, la Marine chinoise pourrait dédier plus de bâtiments, notamment des sous-marins nucléaires, à une projection dans l’océan Indien – une problématique déjà bien présente et qui est suivie avec attention par les stratèges indiens. Et si New Delhi devait rester un observateur d’un conflit ouvert à Taïwan, l’assistance de partenaires occidentaux sur les contentieux opposant New Delhi à Pékin pourrait venir à manquer.
Conclusion
La notion de vasudhaiva kutumbakam indien évoquée en introduction fait écho au discours chinois sur la construction d’une « communauté de destin pour l’humanité ». Et les deux pays se présentent comme les promoteurs d’une plus grande représentation des pays du Sud dans la gouvernance mondiale, voire dans l’exploration de nouvelles formes de multilatéralisme. Mais l’Inde n’a pas les moyens financiers de la Chine pour courtiser les pays du Sud, c’est pourquoi elle se place en opposition en jouant sur le registre de la bienveillance désintéressée. A la persistance des tensions frontalières, à l’entrisme de Pékin dans le sous-continent et aux incursions fréquentes de la Marine chinoise dans la mer qui le borde s’ajoute un positionnement divergent sur la relation avec les Etats-Unis. Pékin est dans la confrontation, en dénonçant « une mentalité de Guerre froide » ; New Delhi s’emploie à développer un partenariat solide avec les Etats-Unis.
L’année 2023 en a marqué une étape supplémentaire. Les deux parties ont ainsi réitéré leur intérêt pour l’initiative sur les technologies critiques et émergentes (Initiative on Critical and Emerging Technology, iCET). Annoncée lors d’une rencontre entre Modi et Biden en marge du sommet du Quad à Tokyo en mai 2022, l’iCET a été réaffirmée lors de la visite d’Etat du Premier ministre indien aux Etats-Unis en juin 2023. Elle a pour objectif de créer des écosystèmes technologiques et des chaînes de valeur résilientes. A côté d’investissements américains sur les semi-conducteurs (Micron, Applied Materials, Lam Research) et d’une collaboration dans le domaine de l’intelligence artificielle et des technologies quantiques, la plateforme INDUS-X, chargée de mettre en relation start-ups indiennes du secteur de la défense avec des entreprises technologiques américaines, fut lancée au cours de cette visite. Dans le cadre de la coopération militaro-industrielle, la perspective de voir le moteur GE-414 destiné à la nouvelle génération d’avion de combat léger Tejas être fabriqué en Inde s’est rapprochée ainsi que celle de voir l’Inde offrir ses services à l’entretien et la réparation des équipements de la Marine américaine sillonnant l’océan Indien. Les Américains devraient notamment livrer des drones MQ-9B Reaper (16 Sky Guardian et 15 Sea Guardian) aux trois armes.
L’approfondissement de la relation avec les Etats-Unis doit non seulement participer à la construction de la puissance, et conséquemment à l’autonomie stratégique, mais aussi montrer que l’Inde est un acteur incontournable dans un monde voué à la multipolarité. Washington et New Delhi considèrent tous deux que le comportement de la Chine nuit à leurs intérêts et à leur espace stratégique et qu’il existe entre eux des complémentarités de nature à contrecarrer la menace chinoise, stratégique, économique et technologique. Washington compte aussi sur l’Inde pour que les BRICS, au moment où le groupe s’élargit à de nouveaux membres, ne deviennent pas une plateforme anti-occidentale dominée par Chine et assistée par la Russie. Un ancien Foreign Secretary, Shyam Saran, a pu écrire que les intérêts indiens seront bien mieux assurés par une contribution de l’Inde à l’émergence d’un ordre multipolaire avec le soutien d’autres puissances majeures : « [e]lle ne devrait pas hésiter à promouvoir et à participer à une coalition capable de faire contrepoids et d’entraver tout hégémon en puissance, même si elle développe dans le même temps ses propres capacités économiques et militaires »[37]. En dépit du refus de l’Inde de s’éloigner de la Russie après son invasion de l’Ukraine en février 2022, les pays occidentaux voient en elle un pays qui, à l’inverse de la Chine, n’est pas un rival systémique et qui, n’ayant pas le passif de la colonisation et des interventions extérieures, est en position d’être entendu des pays du Sud. Rappelons que lorsque l’Inde avait connu, dans les années 1950, une situation financière et alimentaire difficile, les Etats-Unis, malgré leur défiance envers le non-alignement, avaient offert leur aide notamment de crainte de voir le pays sombrer face à la Chine communiste pouvant apparaître comme un modèle pour les pays du Tiers-Monde.
References
Par : Gilles BOQUÉRAT
Source : Fondation pour la recherche stratégique